Selon les documents français ayant fait l’objet d’une fuite, l’opération a également conduit à des violations des droits de l’homme, qui ont également été corroborées par des rapports de médias locaux. Ils ont documenté un cas où trois civils ont été tués par une frappe aérienne dans le désert occidental en juillet 2017, ainsi que le meurtre de 21 touristes mexicains en 2015, également par une frappe aérienne dans le désert occidental. La deuxième révélation tourne autour du déploiement des systèmes de surveillance électronique très avancés Nexa Technologies [1], Ercom et Suneris [sociétés acquises en 2019 par Thales], et Dassault Systèmes, qui sont toutes des entreprises françaises. La vente a été approuvée, en 2014, par le ministère français de l’Economie, dirigé à l’époque par l’actuel président Emmanuel Macron.
L’alliance entre l’Etat français et le gouvernement égyptien repose sur un ensemble complexe d’intérêts financiers, d’objectifs de politique étrangère parallèles et d’affinités idéologiques. Plus particulièrement, ces intérêts financiers partagés comprennent des contrats d’armement massifs entre Le Caire et Paris. Entre 2016-2020, les exportations d’armes françaises ont augmenté de 44% par rapport à 2011-2015, l’Egypte recevant 20% des exportations d’armes françaises, ce qui en fait le deuxième plus grand client, après l’Inde, pour les armes françaises. Les achats les plus coûteux jusqu’à présent ont été les avions à réaction français Rafale, achetés dans le cadre de deux grands contrats d’armement en 2015 et 2021, d’une valeur respective de 5,2 milliards d’euros et 4,5 milliards d’euros. La structure de ces contrats d’armement mérite également d’être soulignée : certains des plus gros transferts d’armes sont financés par des prêts français, dont un prêt de 3,2 milliards d’euros en 2015 ainsi qu’un prêt non divulgué pour financer le dernier contrat de 4,5 milliards d’euros, en 2021. La nature régressive du système fiscal égyptien, où la charge fiscale est supportée par les classes inférieures et moyennes, signifie que cet arrangement transfère effectivement les revenus des classes inférieures et moyennes vers l’industrie de l’armement française.
Cela signifie également qu’outre les bénéfices tirés des contrats d’armement, le paiement d’intérêts constitue une autre source de profit pour les créanciers français, y compris l’Etat français. L’importance de ces contrats d’armement pour l’Etat français s’est traduite par la prédominance de l’armée française, et non du ministère des Affaires étrangères, dans la gestion des relations de l’Etat avec le gouvernement égyptien.
Ce mode de financement ne se limite pas aux ventes d’armes, puisque la France a investi 4,6 milliards d’euros dans les projets d’infrastructure du gouvernement égyptien. L’accord a été signé le 14 juin et comprend 800 millions d’euros de prêts gouvernementaux, 1 milliard de l’AFD (l’Agence française de développement) et 2 milliards d’euros de prêts bancaires garantis par l’Etat français. Les projets doivent être exécutés par des entreprises françaises.
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En plus de faciliter les flux de capitaux et le transfert de richesses vers la France, la France et l’Egypte ont des objectifs de politique étrangère similaires, notamment en Libye. Les deux parties ont apporté leur soutien au général libyen, et désormais candidat à la présidence, Khalifa Haftar, dans son effort pour arracher le pouvoir au Gouvernement d’entente nationale (GNA) de Tripoli ; à l’époque il était le gouvernement internationalement reconnu à Tripoli (entre 2019-2020). Cette politique, entre autres facteurs, a exacerbé la guerre civile dans le pays et a encouragé le général à tenter de s’emparer par la force de Tripoli, ce qui s’est finalement retourné contre lui suite à une forte intervention turque en janvier 2020.
Les deux alliés sont également fortement opposés à la présence turque en Libye. Après la défaite d’Haftar à Tripoli, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a menacé d’une intervention militaire directe et a proclamé que toute tentative des forces du GNA, soutenues par la Turquie, de s’emparer de la ville de Syrte impliquerait le franchissement d’une ligne rouge pour la sécurité nationale égyptienne. Cette opinion a été reprise par Macron qui a déclaré, en juin 2020, que la France « ne tolérera pas le rôle de la Turquie en Libye ». Il a appelé la Turquie à retirer ses troupes. Il convient toutefois de noter que les relations égypto-turques ont depuis montré des signes d’amélioration. Toutefois, malgré ce refroidissement des tensions, la Turquie a repoussé les appels de Sissi et de Macron à retirer les troupes étrangères de Libye. Les résultats de ce rapprochement ne sont pas clairs, et un assouplissement des positions reste une possibilité qui se profile.
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Enfin, Macron et Sissi ont tous deux fait preuve d’une remarquable ressemblance idéologique concernant leur désir de « réformer » l’islam et, par extension, leur opposition farouche à l’islam politique. Il est intéressant de noter qu’ils visent tous deux, dans des contextes différents, à s’approprier le discours islamique politisé et à le placer sous le contrôle de l’Etat. Par exemple, en octobre 2020, le président Macron a qualifié l’islam de « religion en crise », tout en proclamant l’intention de son gouvernement de publier une loi pour combattre le « séparatisme islamique ». Cette déclaration a été suivie de la publication, en décembre, d’une loi qui renforce le contrôle de l’Etat sur les écoles, les mosquées et les clubs sportifs, permettant aux fonctionnaires de fermer des mosquées et de dissoudre des organisations religieuses sans décision de justice. Même si l’islam n’est pas mentionné explicitement dans cette loi, il ne fait aucun doute qu’elle vise les musulmans français. Ce changement de politique doit être considéré dans le contexte de la concurrence croissante entre Macron et l’extrême droite dans la sphère de la politique identitaire – plus précisément celle qui concerne l’immigration, les minorités et la place de l’islam et des musulmans en France.
De son côté, le président Sissi a appelé à plusieurs reprises au renouveau islamique dans le but de consolider le contrôle du gouvernement sur le discours religieux et d’éliminer les centres de pouvoir social concurrents, à savoir l’Al-Azhar, la principale institution religieuse du pays. Les tentatives du gouvernement d’exercer un contrôle sur le discours religieux peuvent être comprises dans le contexte de sa tentative de centraliser le pouvoir social et de créer une version étatique de l’islam ancrée dans un ethos social profondément conservateur. Même si le contexte est différent, cette congruence idéologique est remarquable, car elle clarifie en partie la justification idéologique du soutien français à un gouvernement dont le bilan en matière de violations des droits de l’homme est atroce.
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Les conséquences de l’alliance entre Macron et Sissi peuvent menacer la stabilité régionale à long terme tant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord qu’en Europe. Le soutien français au gouvernement égyptien ne réduit pas la répression et contribue à l’appauvrissement des classes moyennes et inférieures en Egypte [2]. Il est également important de noter que l’alliance entre Sissi et Macron fait partie d’une politique européenne plus large, avec des pays comme l’Italie et l’Allemagne qui suivent des pratiques très similaires en termes d’exportations d’armes et de transactions financières, bien que de manière moins flagrante. Ces relations, si elles reposent sur une politique consistant à ignorer les violations des droits de l’homme et sur des pressions économiques, ne feront que risquer d’accroître les troubles sociaux, la radicalisation violente et éventuellement d’encourager les flux de réfugié·e·s en raison de l’aggravation de la répression et de la détérioration des conditions de vie.
Maged Mandour