La chose est entendue : Emmanuel Macron est un libéral. Il défend la libre entreprise et la souplesse de l’activité économique contre l’État et ses réglementations tatillonnes. On pourrait donc se dire, tant qu’à défendre le citoyen contre l’État, que Macron serait aussi pointilleux dans sa défense des libertés civiles et de l’État de droit contre les abus de l’autorité. Il n’en est rien.
Il est vrai que le mythe du libéralisme économique, garantie contre l’arbitraire et résultat de la liberté d’action des agents sur un marché libre et concurrentiel, a depuis longtemps été écorné. Grégoire Chamayou a montré comment le néolibéralisme a pu être pensé et se construire grâce à un pouvoir fort, imposant d’en haut une illusoire liberté. Il utilise cette expression en apparence oxymorique de « libéralisme autoritaire [1] ».
Cela peut donc nous inciter à nous méfier du discours des libéraux et du premier d’entre eux, Emmanuel Macron. Dès lors, comment comprendre l’éloge de l’État de droit qu’il a fait devant le Parlement européen le 19 janvier ?
« Nous sommes cette génération qui redécouvre la précarité de l’État de droit et des valeurs démocratiques. (…) Combat pour l’État de droit, pour cette idée simple qu’il y ait des droits universels de l’homme qui doivent être protégés des fièvres de l’histoire et de leurs dirigeants. (…) La fin de l’État de droit, c’est le règne de l’arbitraire. La fin de l’État de droit, c’est le signe du retour aux régimes autoritaires, au bégaiement de notre histoire. Oui, derrière tout cela, il y a un combat idéologique. Ce combat est d’ailleurs porté par plusieurs puissances autoritaires à nos frontières et il revient chez plusieurs de nos pays. »
De quels pays parle Emmanuel Macron dans son discours ? Il ne le dit pas, mais la seule question qui compte ici est de savoir si ses réflexions peuvent s’appliquer à la France et à son propre bilan. Le Président français se raconte l’histoire d’un quinquennat de libertés et de défense de l’État de droit, majestueusement conclu par des leçons de démocratie libérale délivrées aux peuples européens.
2017-2022 : il est temps de faire le bilan des libertés fondamentales et de l’État de droit sous Emmanuel Macron. En cinq ans, les alertes n’ont pas cessé et elles sont venues de partout : des militants bien sûr – mais on dira que c’est facile –, d’associations de défense des droits fondamentaux [2], d’institutions indépendantes comme la Défenseure des droits [3], la CNIL [4] ou la CNCDH [5], mais aussi du Conseil de l’Europe [6] et même des Nations Unies [7]. Force est de constater que ces critiques n’ont pas été entendues, ni même prises en compte par le pouvoir.
Au contraire, Emmanuel Macron, ses ministres et sa majorité parlementaire n’ont cessé de torpiller savamment ce qui fait l’État de droit et les libertés. Il s’agit donc ici de faire un bilan, de lire et d’étudier les lois votées pendant ce quinquennat et de voir ce qu’elles font aux droits des citoyens. La conclusion s’impose : sous l’autorité d’Emmanuel Macron, des lois ont été votées qui peuvent être qualifiées de scélérates, en ce qu’elles étendent le règne du soupçon, qu’elles donnent des pouvoirs extraordinaires à la police, qu’elles détruisent les protections accordées à la liberté d’expression.
Trois axes, donc, se dégagent de ces cinq années : le soupçon, la police et la parole. Le plus frappant – sinon le plus symptomatique – c’est l’inscription des règles imposées au nom de la crise sanitaire dans ce triptyque. Il ne faut en effet pas voir les lois prises pour lutter contre le coronavirus comme un accident de l’histoire, qui auraient leur propre autonomie, mais comme liées à un schéma préalable, comme la manifestation d’un rapport entre l’État, sa police et les citoyens. Comme on le verra, les lois du Covid expriment le mépris du pouvoir de Macron à l’endroit des libertés et ce, à l’image de ses autres initiatives dans le domaine.
L’extension du domaine du soupçon
Lorsque Macron arrive à l’Élysée, la France est en état d’urgence, régulièrement renouvelé depuis le 13 novembre 2015. Ce régime d’exception suspend les garanties offertes par l’État de droit aux citoyens : il permet en effet à la police et à l’administration de prendre des mesures de contraintes sur la base de simples soupçons, lesquels ne sont pas démontrés mais affirmés par les services de renseignement au moyen de notes blanches, non sourcées. Le règne du soupçon, la toute puissance des agents du renseignement, l’aveuglement des juges envers ces notes blanches : tout cela méritait qu’un libéral s’en inquiète. Macron, pourtant, plutôt que de mettre à bas ce régime promis comme temporaire, a fait le choix de le prolonger et même – selon la logique des lois scélérates – de le normaliser.
Quelques semaines à peine après l’installation de sa majorité parlementaire, voilà qu’une loi proroge comme si de rien n’était l’état d’urgence [8]. Nous sommes en juillet 2017 et à l’automne, le 30 octobre 2017, sera adoptée la fameuse loi « SILT » (sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme) qui a fait passer dans le droit commun nombre des mesures exceptionnelles prévues par l’état d’urgence [9]. En vertu d’un schéma désormais classique, les thuriféraires de cette loi SILT promettent un temps d’adaptation et de réflexion : elle n’est prévue pour s’appliquer que pendant trois ans. Et après ? Après, tout le monde aura oublié les critiques formulées à l’époque et le législateur pourra, sans débat ou presque, prolonger cette période prétendument transitoire avant de supprimer toute limite de temps. C’est la loi du 30 juillet 2021 [10].
Lorsque l’état d’urgence avait été proclamé en 2015, les juristes encore soucieux des libertés dans ce pays, s’étaient inquiétés de l’irruption de la logique du soupçon et de l’adaptation – trop rapide et trop facile – des institutions (administration, comme justice administrative et judiciaire) à cette logique paresseuse qui dispense de la recherche de la preuve en faisant par principe confiance aux policiers des renseignements. Nous espérions alors que cette période ne serait que temporaire. Mais voilà le libéral Macron qui ancre durablement dans notre droit cette idée qu’un citoyen peut être contraint dans ses gestes et dans ses actes sur la foi d’un rapport de police difficilement discutable.
Des citoyens devenus suspects sans avoir violé aucune loi : voilà un programme que ne renieraient pas les régimes autoritaires dénoncés par le président devant les députés européens.
Plus de pouvoirs pour la police
Il ne s’y attendait sûrement pas, mais la police fut au cœur de son quinquennat. Les violences policières, déjà dénoncées depuis des décennies par ceux et celles qui en sont les premières victimes (jeunes, personnes racisées descendant de l’immigration postcoloniale, précaires…), constituent désormais un phénomène social incontestable. Le Président lui-même l’a reconnu du bout des lèvres dans un entretien avec le média Brut en décembre 2020 : « Je peux vous dire qu’il y a des violences policières si cela vous fait plaisir. Mais je n’aime pas donner crédit à un concept ». L’accumulation d’images des violences de la police filmées notamment au cours des manifestations des Gilets jaunes, les meurtres policiers commis sous son quinquennat (Jérôme Laronze, Steve Maia Caniço, Cédric Chouviat, Souheil El Khalfaoui…) rendait en effet difficile de nier la réalité violente de ces agents de l’État.
Mais il faut bien comprendre que la violence de la police est rendue possible notamment par un système juridique, fait de lois, qui protège les policiers, lui donne des pouvoirs considérables, voire arbitraires, et punit sévèrement ceux qui s’en prennent à elle.
Quelques semaines après le début du mouvement des Gilets jaunes, sous la pression de syndicats policiers à qui le pouvoir politique semble souvent inféodé, le gouvernement d’Edouard Philippe annonce une loi dite « anti-casseurs ». Le terme n’était pas anodin et il faisait directement référence à un loi votée en 1970 pour mater les mouvements sociaux nés dans la foulée de mai 68, et qui permettait de punir des manifestants qui n’avaient pas directement et personnellement commis des violences. La loi fut abrogée par la gauche au pouvoir en 1981. C’est donc à une vieille droite autoritaire que le gouvernement Philippe faisait référence en présentant sa loi.
Votée rapidement, la loi d’avril 2019 [11] a renforcé la possibilité pour les policiers de faire des contrôles d’identité et de fouiller sacs et véhicules en amont des manifestations. Elle a autorisé les juges à priver des prévenus présumés innocents de leur liberté de manifester. Elle a créé un nouveau délit punissant le fait de se masquer le visage pendant une manifestation, permettant ainsi aux forces de l’ordre d’arrêter et de placer en garde à vue tout manifestant qui aurait remonté son écharpe sur le nez pour se protéger des gaz lacrymogènes. Enfin, cette loi a supprimé d’un trait de plume un principe juridique existant dans notre droit depuis au moins 1863 : celui selon lequel on ne juge pas en flagrant délit les infractions politiques liées à un attroupement [12]. Les parlementaires ignoraient manifestement l’histoire des délits politiques dans notre législation et ce renoncement à un vieux principe juridique n’a pu qu’inquiéter les juristes dignes de ce nom.
À partir de mars 2020, le pouvoir macroniste a fait voter des lois visant à lutter contre l’épidémie de Covid-19. Ces différentes lois s’inscrivent dans une logique d’aggravation des pouvoirs arbitraires donnés à la police. Le recours à la logique de l’état d’urgence, qualifié ici de « sanitaire », pouvait se comprendre de la part d’un pouvoir biberonné à l’exception. Ainsi la loi du 23 mars 2020 a créé l’état d’urgence sanitaire, mais aussi un délit pouvant envoyer en prison (certains en ont effectivement fait les frais) des personnes violant de façon réitérée (au moins quatre fois) les règles du confinement [13].
La France a donc connu une situation inédite : il était désormais interdit de sortir de chez soi sauf motif légitime dûment expliqué au moyen d’une auto-attestation de déplacement dérogatoire. Il n’est ici pas question de discuter de la pertinence sanitaire et médicale de ce choix politique. Par contre, on peut constater que ce pouvoir a immédiatement fait le choix de confier le contrôle de cette mesure à la police, en lui donnant des pouvoirs qui, au sens strict, sont arbitraires.
Un pouvoir démocratique et conforme à une idée substantielle que l’on peut se faire de l’État de droit consiste à être encadré par des règles qui dictent la conduite des policiers. En l’espèce, les forces de l’ordre pouvaient décider discrétionnairement de contrôler dans l’espace public tel individu plutôt que tel autre. Elles pouvaient ensuite arbitrairement verbaliser ou non en constatant que le motif indiqué par le présumé contrevenant sur son attestation était fondé ou non. Il n’existait en réalité aucun contrôle de ce comportement des policiers. Autrement dit, l’état d’urgence sanitaire a permis le déploiement d’un arbitraire policier, rendant possible plus encore les comportements discriminatoires régulièrement dénoncés par ailleurs.
Comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement a fait le choix de faire voter un passe sanitaire en mai 2021 [14], généralisé au mois d’août 2021 [15] avant de le transformer en janvier 2022 en passe vaccinal assorti de la possibilité pour les patrons de bistrot de contrôler l’identité de leurs clients à l’égard desquels ils ont des doutes [16]. Le libéral Macron a donc fait le choix de confier des pouvoirs policiers très étendus à des millions de personnes. Il est sûrement trop tôt pour dresser un bilan définitif de l’usage de la loi pour gérer l’épidémie de Covid, mais ces quelques lois votées sous la pression de l’urgence et de l’émotion sanitaires ont ravivé un réflexe policier et répressif qui forme manifestement l’essence même de ce pouvoir dans son rapport aux libertés.
Moins de garanties pour la parole
La liberté d’expression est une chose sérieuse, c’est une évidence. Elle l’est à ce point qu’elle a une importance capitale même et surtout pour les idées ou les propos que l’on abhorre. Protéger les idées avec lesquelles nous sommes en accord est finalement assez simple et permet de se draper aisément dans les oripeaux de la liberté. Cela ne veut pas dire que les auteurs des propos qui dépassent les limites de la liberté d’expression ne doivent pas être punis, mais simplement qu’ils ne puissent pas l’être avec le risque d’aller en prison avant leur jugement.
Il existe en effet en France depuis 1881 un dispositif légal de protection de la parole et de l’écrit qui fait partie des valeurs de la République. Il s’agit de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui, contrairement à ce qu’indique son nom, s’applique à tous les locuteurs de la parole dans ce pays, qu’ils soient ou non journalistes, qu’ils s’expriment ou non dans des journaux ou dans les médias.
Cette loi a instauré un équilibre fragile entre la nécessité de sanctionner les abus de la liberté d’expression (qu’ils visent une personne dénommée, comme l’injure ou la diffamation, ou l’État et l’ordre public à travers la répression des apologies et provocations de crimes et délits, ou encore qu’ils visent des groupes de personnes comme les injures et diffamations racistes ou sexistes) et l’impératif de le faire dans le respect du droit et, surtout, de ne pas envoyer préventivement en prison pour des mots.
L’idée du législateur de 1881 était d’éviter que la justice soit instrumentalisée pour permettre à un pouvoir de faire emprisonner des adversaires politiques pour les propos désobligeants qu’ils auraient tenus. Cette grande loi était donc protectrice de la liberté d’expression sans laisser impunis les abus. Elle était à ce point importante que les lois scélérates de 1893-1894 se sont attaquées prioritairement à la loi de 1881, ce qui à l’époque avait déclenché la colère légitime d’un Léon Blum.
Les gardiens autoproclamés des valeurs de la République ne se sont pourtant pas levés pour défendre la loi de 1881 lorsqu’elle a été attaquée par le pouvoir macroniste. À la faveur de dispositions glissées dans la loi dite « séparatisme », le législateur a – encore une fois – aboli ce vieux principe (datant là encore au moins de 1863) selon lequel les délits de presse ne peuvent pas être jugés en comparution immédiate [17]. La loi a ainsi permis que les délits d’apologie et de provocation aux crimes et délits puissent être jugés selon cette procédure d’urgence. Il en va de même pour les injures racistes ou sexistes.
La question n’est pas ici de défendre le droit de tenir ce type de propos, mais de savoir si et comment ils doivent être punis. S’agissant des provocations et apologies, la légitimité en soi de la répression se pose dès lors qu’un pouvoir fort peut lire dans une critique virulente de sa politique la provocation à un crime ou un délit [18]. Mais surtout, l’enjeu est de savoir s’il est possible et politiquement souhaitable de juger ces infractions en comparution immédiate, c’est-à-dire avec un risque élevé d’incarcération et de placement en détention provisoire, mais aussi en se privant du temps nécessaire à l’examen de la légitimité de certaines paroles. La réponse est évidemment négative, et faire voter un texte pareil montre à la fois le mépris de ce pouvoir pour les libertés, mais aussi son ignorance des traditions républicaines.
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Le soupçon, la police et la parole : voilà les trois axes de déploiement des lois scélérates d’Emmanuel Macron. Il aurait pu aller bien plus loin s’il n’avait été arrêté, à la marge, par le Conseil constitutionnel et un mouvement social d’ampleur contre la loi « sécurité globale ». Cette juridiction a sanctionné les abus les plus flagrants. Mais ce que dessinent en creux ces timides censures constitutionnelles, c’est le projet macroniste de mépris des libertés et de l’État de droit. Ce qu’il a voulu faire, en en étant empêché, en dit long sur la cohérence de ce projet : il a voulu interdire préventivement à des citoyens de participer à des manifestations, sur la foi d’un simple rapport de police [19] ; il a voulu donner à des opérateurs privés un pouvoir de censure des propos tenus sur les réseaux sociaux [20] ; il a voulu obliger des condamnés pour terrorisme à porter un bracelet électronique après leur sortie de prison, et donc après avoir exécuté leur peine et payé leur dette à la société [21]. Surtout, il a voulu avec la loi « sécurité globale » interdire aux citoyens de filmer la police notamment dans les manifestations : le législateur a dû reculer, et le texte maintes fois remanié n’a été censuré par le Conseil constitutionnel qu’après un mouvement social de grande ampleur, rare et inédit s’agissant de la défense populaire des libertés fondamentales [22].
Au terme de ce bilan, on dira sûrement qu’il manque des lois scélérates, et il est vrai que ce quinquennat a permis à des procureurs – en dehors de tout débat contradictoire et de toute déclaration de culpabilité – d’interdire à des citoyens de paraître dans tel lieu [23] ; il a supprimé les réductions de peine pour les personnes condamnées pour des violences contre des policiers ou des magistrats [24] ; il a obligé les associations souhaitant obtenir des subventions à respecter un contrat d’engagement républicain, à ne pas discuter de la laïcité ni promouvoir d’actions pouvant troubler l’ordre public [25] ; il s’est attaqué au jury populaire des cours d’assises, haut lieu de construction de la confiance entre le peuple et l’institution judiciaire, mais aussi garantie fondamentale pour les accusés [26].
Le champ de la liberté s’est donc réduit en cinq ans, l’œuvre législative du pouvoir macroniste permet aisément nous compter parmi « cette génération qui redécouvre la précarité de l’État de droit et des valeurs démocratiques », pour reprendre ses propos devant le Parlement européen. Il apparaît pourtant que c’est bien en France que l’inquiétude se fait jour et que la « fièvre » de ses dirigeants conduit à déconstruire patiemment le fragile édifice des libertés.
Raphaël Kempf
AVOCAT, BARREAU DE PARIS