Les négociations entre le groupe Ramsay Santé et la Croix-Rouge française pour la reprise de ses centres de santé ont le mérite de poser avec force les options possibles pour l’avenir de notre système de santé.
La Croix-Rouge française est issue du mouvement lancé par Henry Dunant, humaniste franco-suisse, premier Prix Nobel de la paix en 1901 pour avoir inspiré la convention de Genève et milité pour un meilleur traitement des blessés de guerre. De cette origine naîtra un mouvement international, très présent en France avec la Croix-Rouge française, qui se définit comme « auxiliaire des pouvoirs publics dans ses missions humanitaires », largement financé par la générosité.
L’histoire de son partenaire est tout autre : Ramsay Santé est la branche française de Ramsay Health Care. Elle est issue de rachats successifs entre grands du monde de l’hospitalisation privée entre 1987 et 2015, jusqu’à la fusion avec la Générale de santé. Le repreneur des centres de santé de la Croix-Rouge est donc la filiale d’un groupe privé multinational, coté en Bourse à Sydney, avec une valeur de capital estimée à 14 milliards de dollars [12,2 milliards d’euros].
La Croix-Rouge, comme les mutuelles ou de nombreuses fondations d’inspiration religieuse, est un des acteurs du secteur privé dit « non lucratif » qui gère notamment des établissements de santé, des centres de santé ou des Ehpad. La Croix-Rouge revendique de n’être pas un acteur parmi d’autres mais, par son histoire, d’incarner plus qu’aucun autre une tradition humaniste dépourvue de tout intérêt financier. A l’inverse, l’assemblée générale du groupe Ramsay fait entrer dans un autre monde, celui du capital, des excédents de l’année, du marché de la santé et des perspectives de « business ». Après le bilan de l’année 2021, le patron de Ramsay a même dû rassurer ses investisseurs inquiets : il serait le garant de la totale indépendance de l’entreprise face aux tentations interventionnistes des gouvernements, notamment en Europe.
Désorganisation du système
Nos hôpitaux publics sont actuellement passés au peigne fin de la critique pour leur gestion de la crise, de leurs difficultés d’avant à leurs problèmes actuels. Et c’est bien ainsi : notre service public est en devoir de rendre des comptes à celles et ceux qui l’utilisent parce qu’ils sont malades ou le financent avec leurs cotisations sociales. L’un des sujets majeurs de cette crise est le lien entre la médecine de proximité et l’hôpital, l’accès pour tous à l’information, à la prévention ou au vaccin.
Alors que les inégalités de santé restent au cœur de l’épidémie, on ne peut observer sans débattre que des centres de santé de la Croix-Rouge française quittent le secteur associatif pour être repris par un groupe de santé privé. Au-delà des bâtiments, ces centres de santé constituent un patrimoine humain avec les équipes médicales, soignantes ou sociales depuis toujours engagées dans le secteur associatif. Ces centres sont aussi pour les populations qu’ils desservent depuis des décennies le repère d’une offre de soins accessible à tous, aujourd’hui et, le pensaient-elles jusqu’à présent, pour l’avenir.
Ces centres de santé associatifs, leurs équipes, leur histoire, leur culture, leurs valeurs ne peuvent devenir une valeur financière au bilan d’un grand groupe par la simple transaction entre une association, fût-elle de droit privé, et une multinationale de la santé. Par l’engagement de la Croix-Rouge, ses statuts et cette culture « d’auxiliaire de l’Etat », ces centres étaient la garantie d’un accès à la santé que nul ne pourra plus garantir sur le long terme.
Ce projet intervient également à un moment stratégique pour l’avenir de notre système de santé avec l’évolution du modèle de la médecine libérale, historiquement faite de médecins généralistes ou spécialistes isolés et dont l’avenir est l’exercice collectif.
Trois types d’organisation de la médecine libérale émergent pour les prochaines décennies.
Le premier est le regroupement de médecins libéraux en maisons de santé pluridisciplinaires, près de 2 000 en France, gérées chacune par un collectif d’une dizaine de professionnels en moyenne. Le deuxième mode d’exercice collectif est constitué des quelque 2 200 centres de santé associatifs ou rattachés à des collectivités territoriales, des hôpitaux, universités ou fondations et de leurs presque 40 000 professionnels. Ils ont en commun des engagements de service public, garants de l’accès aux soins.
Le projet Ramsay illustre le troisième dispositif possible : l’organisation de la médecine de proximité par le rachat de centres de santé ou le développement de nouvelles structures par de grands groupes avec des capacités financières massives. C’est d’ailleurs le rachat du groupe suédois Capio qui aurait engagé Ramsay dans l’organisation des soins de ville.
A moyen terme, comme en témoigne l’assemblée générale de Ramsay et quels que soient l’engagement et la bonne volonté des dirigeants français actuels, notre politique de santé publique, là où des centres seront créés, là où se développeront tel ou tel type de soins, et l’organisation même de la prise en charge des patients pourront échapper à tout rationnel médical et à toute stratégie régionale.
Des dispositifs de filière entre acteurs privés se développeront, déjà très présents dans certains pays et qui retirent à la puissance publique toute capacité d’organiser le système de santé. Les centres de santé Ramsay auront des liens privilégiés avec les cliniques du même nom et cette autonomie est même la garantie donnée par le patron de Ramsay à ses actionnaires.
Des centres de santé de la Croix-Rouge au débat lancé sur les Ehpad, la place que nous réserverons au service public de la santé ou de la dépendance, et à l’opposé le rôle qu’auront des groupes financiers dans l’organisation de la médecine ou pour la prise en charge des personnes âgées, doit être une question centrale du débat électoral.
François Crémieux
Directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM)