Pour l’heure, toutefois, les Philippines restent profondément attachées au charbon. Lors de la conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP26), qui se tient ce mois-ci à Glasgow, en Écosse, les Philippines se sont engagées à réduire de 30 % d’ici à 2040 leurs émissions de gaz à effet de serre. Ce nouvel objectif dans le cadre de ses contributions déterminées au niveau national (ou CDN) marque, cependant, un recul par rapport à l’engagement initial du gouvernement de réduire les émissions de 70 % d’ici à 2030.
La part du charbon s’élève à près de la moitié du mix énergétique des Philippines et devrait augmenter à 59,1 % d’ici 2028, malgré le moratoire décrété par le gouvernement sur les nouvelles centrales électriques au charbon en octobre 2020. En outre, 28 centrales électriques au charbon sont actuellement en exploitation aux Philippines, et 22 centrales supplémentaires de ce type ont reçu le feu vert du Département de l’Énergie (DoE), conformément au Plan énergétique des Philippines (PEP) 2018-2040. Celui-ci vise à soutenir l’ambition du président Rodrigo Duterte de transformer les Philippines, à l’horizon 2040, en une « société prospère où prédomineraient les classes moyennes », d’une part en augmentant la production de sources d’énergie locales et en réduisant le gaspillage et, d’autre part, en veillant « à concilier la fourniture de services d’énergie fiables et à prix raisonnables, le soutien à la croissance économique et la protection de l’environnement ».
Aux yeux des partisans d’une utilisation (accrue) du charbon, le développement économique et la réduction de la pauvreté conformément aux Objectifs de développement durable sont impossibles sans les énergies fossiles. Les défenseurs de l’environnement craignent, cependant, que le PEP soit incompatible avec les engagements souscrits par les Philippines dans le cadre de l’Accord de Paris.
Comment les Philippines, pays naguère pionnier en matière d’énergies renouvelables, sont-elles passées à une politique énergétique à long terme qui les détourne de ce qui avait été une trajectoire verte prometteuse ?
Selon Khevin Yu, militant de Greenpeace Philippines : « Les intérêts particuliers du pays dans le domaine du charbon, les changements de politique intempestifs et les goulets d’étranglement politiques sont autant de freins à une transition bas carbone. Nous avons encore une chance raisonnable de tenir nos engagements, cependant le DoE devra se montrer plus ambitieux sur le plan des énergies renouvellables (ER) dans son plan énergétique 2018-2040, et inciter les entreprises du secteur de l’énergie à se détourner du charbon. »
Pour Vicente Posada Unay Jr, secrétaire général du syndicat national des travailleurs de l’industrie électrique (Power), affilié à la centrale syndicale nationale Sentro, le problème réside en partie dans le fait que le gouvernement n’a pas réussi à établir un dialogue sérieux avec les parties prenantes, en dehors des cercles politiques et des milieux d’affaires : « La loi [sur les ER] ne prévoit pas de processus de dialogue social ni de consultation avec les travailleurs et les communautés, de sorte qu’il n’existe pas de transition juste vers la stratégie des énergies renouvelables. »
Selon M. Unay, pour prévenir les impacts négatifs sur l’être humain et l’environnement, la décarbonisation doit impliquer toutes les parties concernées, des travailleurs des industries polluantes aux consommateurs, des collectivités locales aux pouvoirs publics locaux. Selon lui, les ambitions climatiques déclarées du gouvernement ne pourront être réalisées si les travailleurs ne sont pas impliqués de manière significative. « La science du changement climatique doit être comprise par les travailleurs, afin qu’ils puissent participer activement à la transition équitable. »
Quand la transition n’est pas juste : le cas des jeepneys
L’une des mesures introduites pour tenter d’atteindre les ambitions climatiques du pays tout en offrant des transports plus sûrs, plus propres, plus sains et moins gourmands en carburant aux Philippins a été la suppression progressive des jeepneys, un mode de transport public populaire depuis l’occupation américaine dans les années 1900. En 2017, le gouvernement a introduit le Programme de modernisation des véhicules d’utilité publique (Public Utility Vehicle Modernization Program, PUVMP), qui vise à mettre en place un secteur des transports publics durable sur le plan environnemental en remplaçant tous les jeepneys à moteur diesel de plus de 15 ans par des véhicules électriques.
Ces mesures concernaient quelque 200.000 conducteurs de jeepneys, dont beaucoup estimaient que les coûts colossaux qu’elles impliquaient en faisaient un programme de modernisation « anti-pauvres ». Selon Joshua Mata, secrétaire général de la centrale syndicale philippine Sentro, même si les travailleurs ne sont pas opposés à la transition aux énergies renouvelables, « les effectifs concernés, tels que les conducteurs, doivent être soutenus au moyen de subventions et de facilités de crédit », or une telle disposition n’était pas prévue dans le plan de 2017. Le syndicat des travailleurs des transports (le National Confederation of Transport Workers’ Union ou NCTU) affilié à la centrale Sentro a tenté de faire appel de la décision, mais le gouvernement a refusé de négocier.
Les membres du NCTU ont alors lancé une série de grèves et de manifestations à partir d’octobre 2017, qui ont paralysé les services de transport dans les principales villes du pays.
À la suite de la grève, la centrale Sentro a apporté son soutien au NCTU en vue de la création de coopératives de transport qui ont négocié des prêts à taux réduit à hauteur de 160.000 pesos philippins (approximativement 3.200 dollars US) par personne, pour aider les conducteurs de jeepney à passer aux véhicules électriques. Cette transition s’est toutefois heurtée à des difficultés. Les conducteurs et les coopératives de transport se plaignent du manque de conditions propices (difficulté d’accès aux stations de recharge, absence de stations de service capables de réparer les e-jeepneys, etc.), de même que du coût excessif de ces véhicules électriques (environ 800.000 à 1.200.000 PHP, soit 15.700 à 23.600 USD). Les conducteurs doivent également assumer des dépenses supplémentaires telles que les frais d’entretien et le remplacement coûteux des batteries.
En outre, après plus de 18 mois de confinements aux Philippines [ndlr : les Philippines ont imposé l’un des ordres de confinement à domicile les plus drastiques au monde pour tenter d’enrayer la propagation de la Covid-19], les familles des conducteurs de jeepney, originaires pour la plupart de la région métropolitaine de Manille, sont parmi les travailleurs informels qui ont dû lutter contre la pauvreté et la faim en même temps que le coronavirus. Beaucoup de conducteurs ont dû se résoudre à mendier dans la rue pour de la nourriture, tandis que certains ont transformé leur jeepney en habitation de fortune après avoir été mis à la porte de leur logement pour cause de perte de revenus.
Rogelio Oliva, 49 ans, conduit des jeepneys depuis deux décennies et refuse de passer à un e-jeepney en raison du coût d’entretien supplémentaire que cela impliquerait. « Avant la pandémie, je gagnais plus de 1.000 pesos (20 USD) par jour pour 10 à 12 heures passées au volant. À présent, mon revenu est tombé à 500 pesos (environ 10 USD), par manque de passagers. Si je devais passer à une e-jeepney, mes revenus s’en verraient encore plus réduits. »
Selon M. Oliva, ses collègues qui ont opté pour l’e-jeepney se voient désormais confrontés à des difficultés en raison du coût supplémentaire lié à l’utilisation de ces véhicules. Ils doivent payer 1.500 PHP par mois (environ 29,50 USD) pour recharger la batterie, sans compter que chaque recharge prend entre deux et trois heures. Toujours selon lui, Manille devient de plus en plus sujette aux inondations, et les moteurs des e-jeepneys ne peuvent pas survivre dans les rues gorgées d’eau de la ville. « Pour passer à l’e-jeepney, il faudrait que le gouvernement nous propose de meilleures alternatives, telles que des subventions à l’entretien, sans quoi nous ne pourrons gagner un revenu décent pour nos familles », confie-t-il.
« Il ne peut y avoir de transition juste en l’absence d’une représentation des travailleurs »
Aux Philippines, l’urgence climatique est bien plus qu’un simple sujet de discussion. Ce pays, qui est l’un des plus exposés aux catastrophes naturelles, est également l’un des plus vulnérables face aux bouleversements climatiques, dont les effets vont d’une augmentation du nombre de cyclones tropicaux, d’inondations et de glissements de terrain à une élévation du niveau de la mer supérieure à la moyenne.
Constituées d’un archipel de 7.641 îles, les Philippines sont frappées chaque année, en moyenne, par 21 typhons, dont au moins cinq sont destructeurs. En 2020, l’un des cyclones tropicaux les plus puissants du monde – le supertyphon Goni (Rolly de son nom local), – a tué 32 personnes aux Philippines et causé des dommages estimés à 415 millions USD. Par ailleurs, 2013 a été l’année où le typhon Haiyan, l’un des plus meurtriers jamais enregistrés, a tué au moins 6.400 personnes dans le pays.
Lors du supertyphon Goni, en novembre 2020, les dommages causés à l’approvisionnement électrique dans la province insulaire de Catanduanes se sont élevés à plus de 120 millions PHP (approximativement 2,36 millions USD). Cependant, la National Electrification Administration (NEA), l’agence gouvernementale chargée de soutenir les coopératives électriques qui approvisionnent l’électricité dans les zones rurales, n’a contribué qu’à hauteur de 20 millions PHP (environ 395.000 USD) en aide aux prêts, obligeant les travailleurs à contracter des prêts commerciaux plus onéreux.
Le syndicat Power a aidé les travailleurs de 24 coopératives électriques à travers le pays à négocier des conventions collectives de travail (CCT), afin d’assurer la durabilité des opérations, en particulier lors de catastrophes naturelles. Les conventions collectives visent également à protéger la sécurité de l’emploi des travailleurs, dans le cas où la coopérative passerait aux énergies renouvelables.
Selon M. Unay, la centrale syndicale Sentro poursuit ses discussions avec les fonctionnaires des ministères de l’Environnement et de l’Énergie siégeant à la commission nationale des énergies renouvelables (National Renewable Energy Board), afin de convaincre le gouvernement de ne plus accepter les demandes de construction de nouvelles centrales au charbon. En 2019, le syndicat a également lancé une étude pilote sur l’impact de la transition aux énergies renouvelables opérée par la Coopérative électrique de Masbate (Maselco), dans la province de Masbate. Ce projet a toutefois été reporté en raison de la pandémie.
Les syndicats continuent également d’impliquer l’autorité chargée de l’éducation technique et du développement des compétences (Technical Education and Skills Development Authority, TESDA) dans la mise en œuvre de la loi sur les emplois verts, le Green Jobs Act de 2016, qui prévoit le recyclage et la mise à niveau des compétences des travailleurs dans les secteurs de la production, de l’agriculture et des services. Cette même loi vise également à encourager les entreprises à créer et à maintenir des emplois verts en leur accordant un allégement fiscal et l’importation en franchise de droits des équipements utilisés pour la promotion des emplois verts.
« Les syndicats sont les plus grandes structures, et possèdent la force politique nécessaire pour inciter le gouvernement à agir en faveur de la justice climatique », explique M. Mata, de la centrale syndicale Sentro. Selon Julius Cainglet, vice-président pour l’éducation, la recherche et le partenariat à la Federation of Free Workers (FFW), les syndicats doivent être mieux impliqués par le gouvernement, notamment au niveau de la Commission sur le changement climatique (CCC), unique organe décisionnel chargé de surveiller la mise en œuvre des dispositions liées aux engagements climatiques du pays, tels que définis dans l’Accord de Paris. M. Cainglet fait remarquer que si les travailleurs philippins ont joué un rôle important dans les efforts déployés au niveau mondial pour atteindre les objectifs climatiques, au niveau national, les travailleurs philippins sont tenus à l’écart des réunions cruciales sur le climat. « Il ne peut y avoir de transition juste si les travailleurs ne sont pas représentés à la Commission sur le changement climatique », souligne M. Cainglet.
Les jeunes militants pour le climat demandent également une meilleure représentation au sein de la CCC. Les jeunes sont invités aux consultations en tant qu’observateurs, mais on ne leur donne pas voix au chapitre. « J’espère que le gouvernement prendra sérieusement en considération les opinions des jeunes sur le changement climatique et qu’il adoptera les mesures que nous proposons », a déclaré Mitzi Jonelle, coordinatrice de la campagne Youth Advocates for Climate Action Philippines (YACAP) et principale organisatrice des rassemblements massifs d’étudiants et de jeunes à travers les Philippines, inspirés par la militante environnementale suédoise Greta Thunberg.
Toujours est-il que lutter pour la justice climatique aux Philippines peut s’avérer extrêmement dangereux. Selon le groupe de défense des droits humains Global Witness, basé à Londres, en 2019, les Philippines se sont classées au deuxième rang des endroits les plus dangereux pour les défenseurs de la terre et de l’environnement, avec 43 assassinats. Mitzi Jonelle, elle-même, a été « étiquetée rouge » – une pratique consistant à inscrire les militants sur une liste noire ou, en l’occurrence, « rouge », et à les désigner comme « communistes » et/ou « terroristes » pour avoir adopté une position critique à l’égard du gouvernement –, en dépit du fait que la YACAP mène des actions pacifiques, comme, par exemple, l’élaboration de modules scolaires sur le thème du changement climatique et la fourniture d’une éducation climatique aux paysans et aux groupes de femmes. « C’est effrayant », confie Mme Jonelle à propos de son étiquetage rouge, « mais je suis aussi indignée par une telle accusation ». « La lutte pour la justice climatique ne se limite plus à l’environnement : nos vies aussi sont en jeu. »
Estrella Torres
Cet article a été traduit de l’anglais par Salman Yunus
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