L’incertitude domine cette étonnante élection présidentielle. Pour BVA à la mi-février, 43% du corps électoral prévoyant de voter n’exprime pas d’intention de vote (29%) ou peut encore changer d’avis (14%). De même, Ipsos constate, dans son enquête mensuelle reposant sur un panel stable de plus de 12.000 sondés, qu’entre un quart et un tiers des répondants changent de choix chaque mois.
Cette hésitation est dans l’air du temps : elle coïncide avec un état d’esprit général où, toujours dans les sondages, dominent de très loin la fatigue, l’incertitude et l’inquiétude. Elle renvoie à un profond manque de confiance dans les institutions et elle est en cela le symptôme d’une crise systémique de la démocratie représentative. L’élection présidentielle échappe encore pour une part au modèle de désengagement civique massif installé dans les autres élections ; elle n’est pas pour autant à l’écart de ses effets.
L’éclatement du paysage électoral est ainsi, de façon concomitante, une conséquence et un accélérateur de cette crise et c’est donc se leurrer que d’y voir le seul résultat d’une querelle d’egos ou l’effet de jeux de boutiques partisanes. Or, si cette crise affecte l’ensemble du champ politique, à droite comme à gauche, elle pénalise la gauche plus que la droite.
Pour l’instant, en effet, tout se passe comme si le rapport des forces s’était figé en 2017. À la présidentielle de cette année-là, la gauche a atteint son plus bas niveau historique depuis 1965, avec un peu moins de 28%. Aux législatives qui suivent, elle dépasse tout juste le seuil du mois d’avril. Si l’on en croit les sondages actuels, elle est restée à son étiage de 2017, souvent plus près de 25 que de 30%.
On pouvait s’imaginer que la part de l’électorat de gauche tentée en 2017 par le vote Macron dès le premier tour reviendrait vers la gauche, une fois survenues les premières désillusions. Le grand retour n’a pas eu lieu.
Les deux mois qui restent peuvent changer encore beaucoup de choses. Ils risquent certes de ne pas bousculer le rapport entre la droite et la gauche, dont la stabilité contraste avec l’indécision des personnes sondées. Mais l’ultime séquence peut modifier sensiblement les équilibres au sein de chaque « famille ». Cela peut compter, dans une élection où le « ticket d’entrée » au second tour risque d’être bas (autour de 15-16%), comme en 2002 (où il était entre 16 et 19%). Si persiste ce constat, tout est possible sur le papier, à droite comme à gauche.
Éviter le pire ?
Il sera bien temps, une fois passée l’élection, de revenir sur ce qui a conduit la gauche dans cette situation de désarroi et d’impuissance apparente. Dans l’immédiat, restons-en aux mesures prudentes : un candidat de gauche peut profiter de l’éclatement actuel du champ partisan, mais la gauche dans son ensemble n’est pas dans ses beaux jours.
Si la gauche électorale reste dans les sondages aux niveaux qui sont les siens depuis 2017, ses équilibres internes ont changé à plusieurs reprises. En 2017, les cinq années de la présidence Hollande avaient précipité la crise du socialisme de gouvernement et, ce faisant, refermé le cycle du socialisme ouvert à Épinay en 1971. Comme en 2002, c’est alors la gauche de gauche qui occupe l’espace, la gauche « réformiste » étant électoralement balayée. Il y a un an à peine, Jean-Luc Mélenchon semblait avoir perdu une grande part des forces qu’il avait gagnées en avril 2017 : le total des intentions de vote se tournant vers la gauche du PS se trouvait ramené au niveau du vote Mélenchon de 2012. La situation a encore changé depuis lors.
Le Parti socialiste s’est senti ragaillardi par les élections municipales et régionales. En présentant la candidature d’Anne Hidalgo, il a pensé bénéficier de l’image d’un socialisme responsable, capable de tirer son épingle du jeu, à l’image de ses homologues européens, Espagnols, Portugais ou Allemands. Ce faisant, il a sous-estimé la difficulté fondamentale d’un socialisme français tiraillé entre l’image bien à gauche d’un Mélenchon et les vertus d’un macronisme maraudant aux lisières de la droite et du centre. Le PS n’a pas voulu voir que la reconquête à gauche ne se règle pas d’un coup de baguette magique et, d’un autre côté, qu’une fraction de son électorat potentiel peut se croire de gauche et préférer le mythique « centre » dès l’instant où il s’agit de voter. Anne Hidalgo en fait apparemment les frais.
En choisissant Yannick Jadot, EE-LV a décidé une fois de plus… de ne pas vraiment choisir. Dans beaucoup de pays européens, l’urgence climatique laisse du champ à une écologie politique plus ou moins dégagée des clivages de la gauche et de la droite. En France, l’opération s’est avérée plus difficile et, depuis la fin des années 1990, les Verts se sont trouvés rattachés de facto à la grande famille de la gauche. Mais ils ne sont jamais parvenus à trancher entre une radicalité antiproductiviste qui peut les porter très à gauche et un point de vue plus « modéré », qui pourrait sur le papier en faire une relève de la vieille social-démocratie. Même s’il s’attache à valoriser sa « radicalité écologiste », Yannick Jadot se trouve ainsi dans un équilibre délicat, qui maintient la fibre « société civile » propre au courant écologiste, mais qui peine à s’imposer dans l’arène politique nationale, plus conflictuelle que consensuelle. Il résiste sans doute mieux qu’Anne Hidalgo, mais connaît lui aussi une pente descendante dans les sondages. La population française s’est convaincue de l’urgence de la question climatique ; mais de là à conclure que son urgence en fait une priorité, le chemin est manifestement plus long. Au grand dam des écologistes…
Christiane Taubira avait pour elle son aura personnelle, qui en fait depuis longtemps une figure iconique de la gauche, et elle s’est trouvée portée par la réelle dynamique de la « Primaire populaire ». Mais l’aura individuelle est rarement, en France, un tremplin pour une traduction politique solide : d’autres (on pense à José Bové en 2007) en ont mesuré cruellement l’effet. Quant à la Primaire populaire, faute sans doute de compétition véritable, la largeur impressionnante de sa participation n’en a pas fait une véritable primaire aux yeux de l’opinion. Contrairement au désir de ses promoteurs, la candidature Taubira n’a ainsi été rien d’autre qu’une candidature de plus, non préparée et sans doute hors d’état de disposer seulement des parrainages nécessaires.
Les héritiers du Front de gauche
Restent les deux cas de Jean-Luc Mélenchon et de Fabien Roussel. Ils sont aujourd’hui séparés, alors qu’ils étaient rassemblés il y a cinq ans. Mais la fragilité structurelle du Front de gauche (formellement un cartel et en fait un face-à-face PCF-Mélenchon), la peur de disparaître du PC et la rudesse trop souvent dédaigneuse de Mélenchon ont rompu l’alliance et disloqué la gauche de gauche. Pour mener sa nouvelle campagne présidentielle, Mélenchon est parti de loin, dispose d’une machine électorale militante bien rodée et use d’une maîtrise solide des formes modernes de la communication politique – et d’abord des réseaux sociaux. Ajoutons qu’il s’appuie sur un programme fourni et cohérent et qu’il possède une force oratoire et une largeur de vue reconnues bien au-delà de sa famille politique. Roussel a contre lui au départ la modestie des résultats nationaux du PC depuis le début du siècle et la faiblesse de sa propre notoriété (il n’est élu député qu’en 2017). Mais il a le « matelas » militant non négligeable du PCF (une cinquantaine de milliers de cotisants), un appareil bien rodé à la bataille électorale et la force d’une assise locale qui lui a permis notamment de maintenir un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale.
Pour l’instant, Mélenchon est largement en tête de tous les sondages et il est le seul, à gauche, à dépasser régulièrement le seuil des 10%. Il reste certes assez loin de ses concurrents de droite, et notamment de Macron ou de Le Pen. Mais les souvenirs sont encore frais de la remarquable poussée qu’il avait connue après la mi-mars 2017 et, derrière Macron, les trois outsiders ont du mal à se fixer au-dessus du seuil des 15-16%. Dès lors, pourquoi ne pas envisager une « surprise Mélenchon » ? Si le vote global à gauche reste dans des eaux modestes, le total des intentions de vote en faveur du bloc Jadot-Hidalgo-Taubira a reculé au fil de semaines, au bénéfice du tandem Mélenchon-Roussel. Comme au printemps 2017, l’évolution du rapport des forces est plus en faveur de la « gauche de gauche » que de la gauche dite « modérée ». Dès lors, pourquoi ne pas rêver ?
L’avenir dira si le pari d’un Mélenchon au second tour est réalisable : à la fin février, il est le seul qui soit quelque peu plausible à gauche. Il est toutefois difficile de ne pas mesurer les obstacles qu’il lui faudra surmonter. Comme Fabien Roussel, il dit vouloir combattre la tentation populaire de l’abstention, très forte chez les jeunes qui constituent un point fort des intentions de vote en sa faveur. Le problème est que, jusqu’à ce jour, aucun effort pour mobiliser les abstentionnistes n’a jamais réussi. Ce n’est pas en se « tournant vers les abstentionnistes » qu’on stimule le vote, mais en créant une dynamique générale qui renforce le sentiment d’utilité du vote dans la totalité de l’électorat, et pas seulement dans celui qui reste à l’écart.
Mélenchon peut-il faire le pari de gagner une part des électorats de Jadot, Hidalgo et Taubira, comme l’électorat Hamon de départ s’était porté in fine vers lui en 2017 ? Pour consolider cette hypothèse, l’argument le plus courant est celui du « vote utile » : il n’a rien d’évident. En 2017, le vote utile à gauche était celui qui pouvait exprimer, avec la plus grande netteté, le rejet des cinq ans de présidence Hollande : à ce jeu, Mélenchon est parvenu à apparaître comme le plus à gauche et le plus crédible, tandis qu’Hamon en payait cruellement l’addition. Si en avril 2022 le vote utile consiste à choisir le mieux placé à gauche, le plus vraisemblable est qu’il se fixera sur Mélenchon. Mais si persiste l’idée qu’aucune candidature à gauche n’est en état d’arriver au second tour et a fortiori de le gagner, l’argumentation du vote utile peut se retourner contre ses promoteurs. Pour battre confortablement l’extrême droite, ne vaut-il pas mieux renforcer Macron dès le premier tour ?
Demeure surtout l’hypothèque du vote en faveur de Fabien Roussel. S’il reste modeste dans les sondages (en moyenne nettement au-dessous des 5%), il a plus progressé que le vote Mélenchon en part relative. Le total Mélenchon-Roussel n’est sans doute pas loin du seuil présumé d’accès au second tour. Mais, il n’est pas encore au niveau des quasi 20% de Mélenchon en 2017 et… il y aura un bulletin Roussel le 10 avril prochain.
Le candidat du PC a réussi son entrée en campagne. Jusqu’alors quasi inconnu, il s’est imposé médiatiquement, usant de sa gouaille et de sa pugnacité. Il a dans un premier temps joué de sa différence, n’hésitant pas à ferrailler durement avec Mélenchon ou avec Jadot, sur l’écologie, le nucléaire, le sociétal, la sécurité, le pouvoir d’achat. Il a travaillé l’image d’un PC à la reconquête de ses « fondamentaux », au risque de la nostalgie et de l’image passéiste. Mais dans la nostalgie populaire et ouvrière, on ne doit pas négliger le souvenir non méprisable des temps où le peuple pouvait redresser la tête face au mépris, où il avait des représentants à son image et où il pouvait vivre dans des territoires qui s’arrachaient à la ghettoïsation des isolats ouvriers. Nostalgie d’une époque où les valeurs et l’imaginaire ouvrier contribuaient à façonner la conscience publique nationale. On disait alors volontiers que, quand Renault éternuait, la France s’enrhumait… Du coup, Roussel est certes loin d’avoir regagné la France des employés et des ouvriers et « le parti de la classe ouvrière » est bien loin. Mais ce n’est pas un hasard si, par exemple chez les retraités classés « CSP moins », il semble faire au moins jeu égal avec Mélenchon.
Le peuple et la gauche
Peut-être cela devrait-il pousser les uns et les autres à éviter les exagérations dangereuses, dans une élection où le sens de la nuance n’est guère à l’honneur. Mélenchon prend certes parfois le contrepied de certains de ses positionnements d’hier. Mais en atténuant – enfin ! – ses critiques virulentes de la « gôche », il a le mérite de continuer quelque chose de l’élan rassembleur du Front de gauche et de sa précédente campagne présidentielle. De même, on peut discuter la manière abrupte dont Roussel cherche à « faire la différence ». On peut regretter une façon de parler du peuple qui risque de faire oublier que, si les ouvriers sont toujours là, ils ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient hier et que, dans le monde populaire, il n’y a pas que de la nostalgie et du ressentiment… Mais il est injuste d’accuser Roussel d’esprit cocardier, voire de complaisance à l’égard de l’extrême droite. À sa manière, sans doute discutable (au sens premier du terme : « pouvant être discutée »), il continue sincèrement quelque chose de l’histoire communiste.
Or il se trouve que l’on a fini par trop oublier, à gauche, que si le PC a connu le stalinisme et n’a pas su se refonder, il a installé en France quelques convictions qui mériteraient d’être poursuivies, quand bien même elles doivent être retravaillées de fond en comble. Le désir de la promotion populaire, le refus du mépris de classe, la fierté ouvrière, la passion de la République démocratique et sociale, le lien entre le social et le politique, le souci de concilier la pluralité de la gauche et son nécessaire rassemblement… Au fil des décennies, les communistes n’ont pas toujours su renouveler la façon de faire vivre leurs convictions. Ils l’ont payé de leur déclin, mais qui aujourd’hui assume pleinement ces exigences ?
Quand le désamour de la gauche et du peuple est à une telle ampleur, est-il raisonnable de se disputer rageusement les maigres restes ? Globalement, la gauche continue d’osciller entre l’ignorance des couches populaires et la déférence à leur égard, entre la poursuite de ce qui la rend inaudible auprès des gens modestes et la tentation de la solution dite « populiste ». Elle persiste trop souvent dans l’illusion que l’on peut disputer le terrain populaire à l’extrême droite en partant de l’idée confusionniste des « fâchés pas fachos » et en s’appuyant sur la haine et le ressentiment. En 2007, sur 100 ouvriers qui ont voté, 37 votaient à gauche et 23 à l’extrême droite ; dix ans plus tard, en 2017, le rapport était inversé, de 33 à 42 en faveur de Marine Le Pen ; enfin, dans les sondages de février 2022, 25 ouvriers seulement choisissent la gauche et 50 l’extrême droite.
Comment dès lors ne pas mesurer, et l’ampleur du problème et le fait qu’aucune réponse à gauche, y compris la sympathie appuyée à l’égard des Gilets jaunes, n’a à ce jour enrayé l’évolution ? Au fond, le PCF a cessé de représenter politiquement une part non négligeable du monde ouvrier et populaire, mais aucune force n’est en état de le faire. Dans quelle organisation politique trouve-t-on autant de membres des catégories populaires qu’il n’en a eu dans le PC ? Les ouvriers ne sont plus au PS depuis longtemps ; ils ne sont pas non plus au PCF, qui touche surtout les plus âgés. Sont-ils pour autant à la FI, au point d’en faire un parti populaire ? Pas davantage…
Quand la séquence électorale sera achevée, il sera bien temps de revenir sur cette question, qui conditionneront les relances démocratiques de demain. En attendant, mieux vaut partir de l’idée que la réponse au dédain populaire n’a pas été trouvée. Mélenchon avait regroupé en 2017 plus de 20% des ouvriers qui étaient allés voter et il ne les a pas retrouvés aujourd’hui (selon Ipsos, il n’en conserverait que la moitié à peu près) ; Roussel attire une part des catégories populaires qui s’étaient éloignées, mais une petite partie seulement. Au fond, mieux vaut admettre dans l’immédiat que chacun doit tenter comme il peut d’enrayer la distance populaire à l’égard de la gauche. Ne récusons aucun effort aujourd’hui ; le bilan et le tri se feront demain…
La gauche de gauche est divisée ? On aurait dû et pu l’éviter ; on ne l’a pas fait, voulu ou pu. Elle ne se portera pas mieux, désormais, si Mélenchon atteint ou frôle le second tour en occultant ce que fut l’apport communiste ou, en sens inverse, si Roussel exalte cet apport en empêchant Mélenchon de forcer la porte d’un second tour.
Que la mésaventure funeste de ces derniers mois pousse les uns et les autres à réfléchir et à ne plus reproduire ce qui peut conduire la gauche au bord du gouffre. Désunie aujourd’hui, sur sa droite comme sur sa gauche, la gauche politique devra bien trouver les chemins d’une convergence, si elle ne veut pas continuer d’être marginale ou pire encore de disparaître. Elle ne se rassemblera largement et durablement ni autour d’un individu ni autour d’une force particulière. Elle restera un agrégat désuni, si l’exclusion réciproque domine sa manière de vivre. Tenons-en compte dès aujourd’hui, pour ne pas ajouter aux difficultés de demain.
Roger Martelli