Si vous vous définissez comme personne de gauche, où que vous viviez et quelle que soit votre nationalité, votre devoir est maintenant de soutenir le peuple ukrainien dans sa résistance face au terrorisme d’Etat russe – et de soutenir les milliers de citoyens russes qui protestent courageusement contre la guerre dans des dizaines de villes de leur pays. Si vous vous êtes opposés à l’attaque criminelle des Etats-Unis contre l’Irak en 2003, alors vous devez vous opposer à cette attaque criminelle contre l’Ukraine. Non seulement la cohérence, mais un degré minimal de décence et de solidarité humaine l’exige. La guerre de Poutine est une violation flagrante du droit international contre un pays indépendant qui ne représentait aucune menace pour la Russie.
La solidarité avec les opprimé·e·s – indépendamment de la race, de la religion, de la nationalité, du sexe, etc. – doit être la force motrice de la politique de gauche si elle veut avoir une quelconque valeur éthique. Malheureusement, une fraction restreinte mais bruyante qui se réclame de la gauche et de l’anti-impérialisme soutient depuis des années des dictatures profondément oppressives dans le monde entier, qu’il s’agisse de Bachar el-Assad en Syrie, qui a déclaré la guerre à son propre peuple, du gouvernement chinois, qui a détenu de force jusqu’à un million de musulmans ouïgours dans des camps d’internement, ou de Daniel Ortega au Nicaragua, qui a abandonné la gauche il y a de nombreuses années et règne aujourd’hui sur son pays en dictateur de droite.
Ces pseudo-militants de gauche – parfois appelés « tankies », un nom dérivé d’une ancienne génération de militants de gauche occidentaux [pour l’essentiel les membres des partis staliniens en Europe] qui ont soutenu l’invasion soviétique de la Hongrie en 1956 [et pour certains l’intervention des tanks soviétiques en Tchécoslovaquie] – défendent également le comportement de la Russie aujourd’hui. D’autres commentateurs, comme Gilbert Achcar et Dan La Botz, ont expliqué en détail les origines de ce type de courant, mais l’élément clé de l’état d’esprit des « tankies » est l’hypothèse simpliste selon laquelle seuls les Etats-Unis peuvent être impérialistes et que, par conséquent, tout pays qui s’oppose aux Etats-Unis doit être soutenu. Comme l’a dit l’auteure et militante des droits de l’homme Leila Al-Shami [militante anglo-syrienne] il y a plusieurs années : « La gauche pro-fasciste semble aveugle à toute forme d’impérialisme qui n’est pas d’origine occidentale. Elle combine politique identitaire et égoïsme. Tout ce qui se passe est vu à travers le prisme de ce que cela signifie pour les Occidentaux – seuls les hommes blancs ont le pouvoir de faire l’histoire. »
Dans le contexte actuel, les « tankies » défendent directement, ou trouvent des excuses à Poutine et à la Russie, même si le gouvernement est incroyablement corrompu, relève d’un régime capitaliste de copinage dirigé par un voyou qui assassine ses opposants politiques. Les « tankies » ont tendance à être correctement critiques et interrogatifs à propos de l’empire étatsunien, mais ils n’appliquent pas ces facultés critiques à la Russie. Ils deviennent crédules et naïfs lorsqu’ils ont affaire aux responsables russes et à leur discours. Il serait tentant de simplement ignorer les « tankies », mais nous devons les répudier. Si nous ne le faisons pas, ils continueront à donner une mauvaise réputation à la gauche, en particulier parmi les personnes qui luttent contre les régimes répressifs, qui supposent souvent que les « tankies » parlent pour le reste d’entre nous et se sentent donc trahis par les militants de gauche d’Occident.
Ce que les « tankies » ne reconnaissent pas, c’est que le régime de Poutine est aussi profondément réactionnaire sur le plan social qu’il est répressif sur le plan politique. C’est pourquoi les extrémistes de droite en Europe occidentale et aux Etats-Unis, y compris Tucker Carlson [éditorialiste vedette de Fox News] et Steve Bannon, l’ont applaudi, et pourquoi les néonazis l’ont célébré comme le sauveur de la race blanche. En soutenant Poutine, les « tankies » sont de mèche avec l’extrême droite.
Comme les dirigeants des Etats-Unis lorsqu’ils s’engagent dans des entreprises impériales, Poutine ne considère pas son invasion comme une guerre illégale. Dans un long essai de l’été dernier, il a affirmé que les deux pays forment « un seul peuple, un seul tout ». Il a critiqué l’établissement par Lénine de l’Union soviétique comme une fédération de républiques égales, chacune ayant le droit de faire sécession. Selon Poutine, la Russie a été « volée » par les bolcheviks. Il a écrit que la « véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie ». Le message ne pouvait être plus clair : l’Ukraine n’a pas droit à une véritable indépendance ; elle appartient à la Russie. Cette politique envers l’Ukraine rappelle plus qu’autre chose le chauvinisme grand-russe du XIXe siècle.
Poutine a poussé la rhétorique à son paroxysme après avoir ordonné l’« opération militaire spéciale » de la Russie. Il a accusé de façon absurde l’Ukraine de commettre un « génocide » dans les régions de l’est du pays où la langue russe domine et où les séparatistes ont pris pied. Poutine a qualifié le gouvernement ukrainien de « junte » dirigée par une « bande de toxicomanes et de néonazis » et a déclaré que l’invasion avait pour but de « démilitariser et dénazifier l’Ukraine ». Une Ukraine dirigée par des nazis ? Le président, Volodymyr Zelensky, qui a été élu en 2019 par un raz-de-marée, est un juif dont les proches ont été assassinés pendant l’Holocauste. Bien qu’il existe des milices fascistes en Ukraine, tout comme aux Etats-Unis et dans d’autres pays occidentaux, les Ukrainiens ont rejeté dans les urnes, de manière répétée et décisive, les néonazis et les extrémistes de droite.
La responsabilité de cette guerre incombe à la Russie et à elle seule. Mais cela ne doit pas occulter le fait que l’OTAN, dirigée par Washington, a préparé le terrain de la confrontation par une série de faux pas après l’éclatement de l’Union soviétique, des provocations qui ont alimenté le ressentiment des Russes et leur crainte d’un encerclement occidental. Il y a d’abord eu l’expansion malavisée de l’OTAN à la fin des années 1990, qui a été critiquée non seulement par la gauche, mais aussi par une longue et impressionnante liste d’anciens combattants de la guerre froide de l’establishment, dont George Kennan, Richard Pipes, Sam Nunn et bien d’autres. Les dirigeants occidentaux ont eu l’occasion de réorganiser l’architecture de sécurité européenne de manière à inclure la Russie au plus haut niveau après la chute de l’Union soviétique. Au lieu de cela, sous la houlette du président Bill Clinton, ils se sont engagés dans l’expansion vers l’est de l’OTAN, une organisation construite sur le principe de l’affrontement avec la Russie.
Le vœu occidental d’inclure l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN en 2008 était encore plus malavisé. Comme l’a dit Anatol Lieven [journaliste britannique, lauréat du Prix Orwell, professeur à l’Université de Georgetown], spécialiste de la Russie à l’Institut Quincy, dans une interview récente [25 février] : « Nous n’avons jamais eu la moindre intention de défendre l’Ukraine, pas la moindre. » La déclaration de l’OTAN, a-t-il dit, est « profondément immorale » par sa vacuité. L’actuel directeur de la CIA du président Joe Biden, William Burns, expert chevronné de la Russie, anciennement au Département d’Etat, s’est longtemps élevé contre ces deux provocations, tout récemment dans un mémoire publié il y a quelques années à peine. Même le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman, ce prétentieux énonçant des platitudes pompeuses et psittaciste de l’opinion de l’establishment, a noté que, dans ce désastre en cours, « l’Amérique et l’OTAN ne sont pas seulement des spectateurs innocents ».
Que faire maintenant ? Nous devons exiger un retrait total et inconditionnel des forces russes d’Ukraine, et nous devons insister pour que les Etats-Unis et l’OTAN respectent leurs promesses publiques répétées de ne pas s’impliquer directement sur le plan militaire. Certaines des sanctions peuvent faire plus de mal au peuple russe qu’à son gouvernement ; le gel des réserves bancaires étrangères du gouvernement pourrait mettre à genoux l’ensemble de l’économie russe. Mais le gel de l’argent secrètement caché à l’étranger par de riches Russes – qui, selon certains économistes, pourrait représenter jusqu’à 85% du PIB du pays – serait un bon moyen de cibler étroitement Poutine et les oligarques qui l’entourent.
Pour la gauche, la solidarité avec les Ukrainiens assiégés par la Russie est tout aussi vitale que la solidarité avec les Palestiniens souffrant de l’apartheid israélien, les Yéménites bombardés par l’Arabie saoudite, alliée des Etats-Unis, ou tout autre peuple luttant contre des régimes oppressifs. Comme Martin Luther King Jr. l’a dit, « une injustice où qu’elle soit est une menace pour la justice ».
Roane Carey
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