Séoul (Corée du Sud).– « Si les conservateurs remportent cette élection, je quitte le pays, et je ne serai pas la seule », assène une militante féministe. Dans le cortège réuni le 27 février à Séoul, comme elle, la plupart des manifestantes cachent leur visage derrière une casquette et un masque, de peur que leur identité ne soit dévoilée. Vêtues de blanc, elles sont 400 femmes venues crier leur opposition à « cette campagne présidentielle ruinée par l’antiféminisme ».
La voix tremblante, une jeune étudiante à l’université exprime son inquiétude : « Tous les favoris de cette élection sont des hommes, et pourtant la situation du droit des femmes est très préoccupante. » Un sentiment partagé par Kim Jin-ah, candidate du Parti des femmes aux dernières municipales à Séoul. « Depuis 2015, le féminisme a pris son essor en Corée du Sud, mais désormais un des candidats est devenu le porte-parole des antiféministes. Je ne veux même pas imaginer ce qui peut se passer s’il devient président. »
« Il », c’est Yoon Seok-yeol, champion conservateur et favori des sondages. Selon lui, « les femmes ne souffrent pas d’inégalité structurelle en Corée du Sud ». Une saillie qui interroge dans un pays où les femmes gagnaient en 2020 31,5 % de moins que les hommes. Le record des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).·
Cette déclaration est en réalité le fruit d’une stratégie savamment orchestrée. Un sondage de juin 2021 révélait que 83 % des hommes entre 20 et 39 ans se déclaraient avoir été victimes de discriminations liées à leur statut masculin. Depuis plusieurs années, les jeunes Sud-Coréens affirment leur opposition aux féministes pointées du doigt pour leur misandrie. À tel point que le terme « féminisme » est devenu corrosif au pays du matin calme.
Yoon Seok-yeol a progressivement intégré cette rhétorique dans sa campagne, expliquant en août que le mouvement d’émancipation des femmes était responsable du « faible taux de natalité de la Corée du Sud » (le plus bas de tous les pays de l’OCDE). Désormais, le candidat propose de supprimer le ministère de l’égalité des genres et de la famille, d’augmenter les peines pour dénonciation calomnieuse de viol ou d’agression sexuelle.
Dans son viseur, également, les quotas qui assurent la présence de 30 % de femmes dans les institutions publiques. Une stratégie payante qui explique en partie le statut de favori de Yoon Seok-yeol dans une course à la présidence plus serrée que jamais.
De l’autre côté de l’échiquier politique, les démocrates ont pendant longtemps joué les équilibristes. Lee Jae-myung, leur candidat, a notamment fait des sorties ambiguës sur les discriminations dont sont aussi victimes les hommes. Finalement, après des mois d’hésitation, le camp démocrate a effectué sa mue cet hiver en recrutant des figures du féminisme et en attaquant les conservateurs sur ce sujet. « Il [Lee Jae-myung] était contraint de choisir les femmes entre 18 et 35 ans comme audience cible, explique Anh Ji-yeong. Les conservateurs avaient déjà un accord tacite avec les antiféministes, et les démocrates avaient besoin de trouver des électeurs », conclut la psychologue et militante pour le droit des femmes.
Ce conflit idéologique puise ses origines sur Internet. En 2015, un scandale explose autour du site Megalia. Sur ce blog, des féministes radicales utilisaient la technique dite du « miroir » pour retourner les stigmates misogynes dont elles étaient victimes contre les jeunes hommes sud-coréens. Par exemple, l’expression « kimchi girl », utilisée pour dénigrer des femmes superficielles, devenait ainsi « kimchi boy ».
En 2016, Ilbe, un blog ouvertement antiféministe, devient la troisième page internet la plus visitée du pays.
Après avoir engrangé quelques succès, comme la fermeture d’un site pornographique diffusant des images volées, le langage cru et les agissements controversés des militantes choquent le grand public. Certaines révèlent l’homosexualité d’hommes mariés et une institutrice écrit qu’elle souhaite entretenir une relation sexuelle avec un mineur. Le site est finalement interdit, mais le mal est fait. Progressivement, dans l’imaginaire collectif, le féminisme est associé à ce mouvement minoritaire.
Et la réponse masculiniste ne se fait pas attendre. En 2016, Ilbe, un blog ouvertement antiféministe, devient la troisième page internet la plus visitée du pays. À plusieurs reprises, ces groupes font parler d’eux pour les campagnes de harcèlement en ligne qu’ils mènent contre des femmes. Encore à l’été 2021, l’archère An San, triple médaillée d’or aux Jeux olympiques de Tokyo, a subi un torrent d’insultes sur les réseaux sociaux pour sa coupe de cheveux jugée trop courte.
Kim Ju-hee a connu un traitement similaire. « Pendant deux mois, j’étais harcelée quotidiennement sur Twitter, Instagram et mon téléphone portable. On me disait que j’étais un porc, que je devais mourir, que j’étais une agente nord-coréenne qui suçait le sang du gouvernement sud-coréen… », soupire cette militante au sein du Parti des femmes. Son crime ? Avoir créé « Haeil », soit « Tsunami » en français, un mouvement qui cherche à alerter sur la propagation de ces idéaux antiféministes.
D’Internet, les communautés masculinistes ont migré dans la rue sous l’impulsion de leaders, comme Wangja, Bae In-gyu de son vrai nom. Ce youtubeur a fait sa spécialité de la poursuite de cortèges de militantes en martelant que « le féminisme est une maladie mentale ». « Je déteste absolument toutes les féministes, explique le trentenaire. Elles affirment qu’elles luttent contre la haine mais c’est faux, elles détestent les hommes, les personnes âgées et les minorités sexuelles. »
La diabolisation des militantes
Sur une vidéo, déguisé comme le personnage du Joker dans Batman, il affirme vouloir « tuer toutes les féministes ». Et sa communication violente a un certain succès. Fort de 450 000 abonnés, ses vidéos font des millions de vues. À l’écouter, « l’égalité entre hommes et femmes est déjà atteinte en Corée du Sud et chacun doit apprendre à accepter son rôle dans la société ».
Un discours complotiste et rétrograde que Lee Jun-seok a décidé d’utiliser à son profit. À seulement 36 ans, cet ancien étudiant à Harvard est devenu le dirigeant du parti conservateur en juin dernier et la tête pensante du masculinisme sud-coréen. En dénonçant les politiques « pro-femmes » du camp démocrate, il a transformé la haine des féministes en un électorat fidèle à la droite. Lors des municipales à Séoul, 72 % des hommes dans leur vingtaine ont voté pour le candidat conservateur.
Les féministes, « pour eux, c’est l’ennemi idéal. Leur stratégie est comparable à celle de certains partis européens à l’égard des étrangers », analyse Chung Hyun-back, ancienne ministre de l’égalité des genres dans l’administration Moon Jae-in. « Désigner la Corée du Nord comme cause de tous les problèmes, par exemple, serait bien plus abstrait, alors que les militantes féministes, elles, sont parfaitement identifiables. » Même écho du côté de Yun Ji-yeong, qui rappelle que « dans les années 1970 et 1980, durant la dictature, la société coréenne a mené une chasse aux sorcières en ciblant les communistes. À l’ère du numérique, ce sont les féministes qui sont les cibles ».
Le service militaire en question
Si cette diabolisation des militantes a pu proliférer, c’est grâce à un sentiment de déclassement que partagent de nombreux jeunes hommes sud-coréens. Un terreau idéal pour planter des graines de haine. « Ils estiment souffrir d’une perte de statut, avance Kim Hyun-soo, sociologue à l’université Ewha. Avec le développement du féminisme, ils ne peuvent plus être ouvertement misogynes, la division sexuée du travail s’est réduite et ils affrontent un marché de l’emploi très concurrentiel. »
Autant de frustrations alourdies par le fardeau du service militaire obligatoire. Dix-huit mois que tout jeune homme sud-coréen doit offrir à la nation, toujours officiellement en guerre contre la Corée du Nord. « La conscription entraîne chez ces jeunes une mentalité de victime, juge Chung Hyung-back, professeure d’histoire à l’université Sungkyunkwan. Ils subissent de nombreux traumatismes durant leur service et, lorsqu’ils reviennent dans la société, les femmes ont continué à étudier. Elles sont donc plus préparées au marché du travail », poursuit l’ex-ministre de l’égalité des genres et de la famille sous l’administration Moon Jae-in, qui plaide pour une réforme du service militaire.
Ce « sacrifice originel » est perçu par les antiféministes comme suffisant pour contrebalancer les multiples inégalités qui rythment le quotidien des femmes sud-coréennes. Un discours aux portes du pouvoir dans un pays 102e sur 156 dans le classement de l’indice d’inégalité des sexes de l’ONU.
Nicolas Rocca