Les infirmières manquent partout, et singulièrement dans les grandes villes, où la vie est la plus chère. Des lits ferment, l’activité des hôpitaux baisse, c’est-à-dire leur budget, le nerf de la guerre. Les augmentations de salaire consenties pendant le Ségur de la santé ne disent rien de la valeur des infirmières.
L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a fait les comptes en janvier, dans ses 39 hôpitaux d’Île-de-France : il en manque 1 400, 7,5 % des postes sont vacants. Pour parvenir à les recruter, la plus grande institution hospitalière sort le chéquier : 7 500 euros pour les étudiantes infirmières qui s’engageront à travailler 18 mois dans les hôpitaux franciliens, ou encore une prime d’installation en Île-de-France de 2 055 euros brut.
L’agence régionale de santé d’Île-de-France a fait monter les enchères : jusqu’au 28 février, elle leur a proposé des CDD au salaire mensuel de 3 085 euros brut, assorti d’une prime de 4 000 euros pour un CDD de six mois et de 7 000 euros pour un CDD de neuf mois. Résultat : 63 contrats ont été signés. Après deux années de crise Covid, le « quoi qu’il en coûte » ne fonctionne plus.
« À l’hôpital, la fuite des infirmières est manifeste, l’infirmière expérimentée n’existe quasiment plus », constate Sophie Chrétien, infirmière depuis 25 ans, une perle rare avec sa solide expérience en soins palliatifs. « Le métier s’est extrêmement réduit à la tâche, avec des cadences qui se sont accélérées », poursuit-elle.
« La richesse du métier, c’est la rencontre du patient, s’asseoir au bord de son lit, prendre le temps de l’écoute, de la réflexion. Tout cela s’est considérablement appauvri. Les cadres de santé, notre management, ne nous soutiennent plus, car ils sont à la tête d’équipes de plus en plus grandes, pris dans la gestion des plannings,complète l’infirmière Ludivine Videloup. Notre métier doit évoluer, les professionnels ont besoin de retrouver du sens. »
Se joue une lutte des pouvoirs dans un système de santé extrêmement hiérarchisé, travaillé par les questions de genre. Les infirmières sont très largement des femmes. Et que les médecins soient un peu moins fréquemment des hommes « ne change finalement rien au positionnement de chacun », dit encore l’infirmière Sophie Chrétien. « Des médecins voient toujours l’infirmière comme une tâcheronne, comme quelqu’un qui n’est pas capable de raisonner. C’est extrêmement frustrant. »
Avant les infirmières, les religieuses
« L’histoire des infirmières françaises est lourde »,rappelle Sophie Chrétien. Au XIXe siècle, des religieuses travaillaient comme petites mains aux côtés des médecins dans les hôpitaux. Puis, au XXe siècle, « les médecins ont voulu éduquer le petit personnel, qui est resté sous leur coupe ».
En parallèle, ce patriarcat médical a assis son rôle surplombant, en inscrivant dans le code de la santé publique le « monopole médical », en particulier sur « le diagnostic et le traitement de maladies », rappelle l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) dans un récent rapport sur les nouveaux partages de compétences entre professionnel·les de santé.
Dans d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, les infirmières ont une relation bien plus égalitaire aux médecins : le Royal College of Nursing, qui tient à la fois de l’Ordre et du syndicat, revendique 435 000 membres (infirmières, mais aussi sages-femmes) et se présente comme le « plus grand syndicat au monde ». Florence Nightingale, pionnière britannique des infirmières à qui Arte consacre un beau documentaire, est une icône féministe dans son pays. Dans les années 1850, pendant la guerre de Crimée, elle a posé les bases des soins infirmiers modernes, en introduisant les premières notions d’hygiène dans les hôpitaux militaires. Elle a créé les premières écoles d’infirmières et offert aux femmes leur premier métier qualifié.
Une autre révolution infirmière court, depuis les années 1960, aux quatre coins du monde, en commençant par les États-Unis. Les premières infirmières de « pratique avancée » y sont apparues dans l’État rural du Colorado, en voie de désertification médicale. Des infirmières, avec le soutien de médecins, ont décidé de monter en compétences pour mieux répondre aux besoins de santé, en particulier des populations les plus précaires. La pratique avancée a ensuite gagné le Canada, puis le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Irlande, l’Allemagne, les Pays-Bas, etc.
Ailleurs, des infirmières ont des doctorats, enseignent, consultent
Dans ces pays, les infirmières de pratique avancée évoluent aujourd’hui dans l’encadrement, la recherche, l’enseignement, et dans tous les secteurs du soin, en ville comme à l’hôpital, ou dans le secteur médicosocial. Aux États-Unis, 10 % des infirmières sont des « nurses practitioners ». Elles ont au moins un master, certaines ont des doctorats en soins infirmiers, conduisent des recherches et ont apporté la preuve de l’efficacité de leur prise en charge. Une méta-analyse américaine, publiée en 2011, a montré que l’état de santé de la population suivie par des infirmières de pratique avancée « est aussi bon, voire meilleur ». En prime, elles permettent de « réduire la durée et le coût des soins des patients hospitalisés ».
En France, l’idée a fait très lentement son chemin, engluée dans l’appareil technocratique. Le premier rapport qui évoque la montée en compétences des infirmières date de 2002. Ce n’est qu’en 2016, avec la loi Santé de Marisol Touraine, que la pratique avancée infirmière entre enfin dans la loi. Mais il a fallu attendre, encore, la parution en juillet 2018 de décrets et d’arrêtés qui définissent enfin ce nouveau métier, diplômé au niveau master. Il peut s’exercer en établissement de santé, public ou privé, ainsi qu’en libéral. Au départ sont créées trois spécialités : les pathologies chroniques stabilisées, l’oncologie et la maladie rénale chronique. En 2019, s’est ajoutée une spécialité en psychiatrie et en 2021 une autre aux urgences.
Il y a aujourd’hui un peu moins de mille infirmières de pratique avancée formées en France, un chiffre qui n’est pas « à la hauteur des objectifs fixés » car elles ont été confrontées, « dès l’origine, à de fortes oppositions »,constate l’Igas dans son rapport sur les nouveaux partages de compétences entre professionnel·les de santé, largement consacré aux infirmières de pratique avancée (IPA).
Ludivine Videloup et Sophie Chrétien sont parmi les premières IPA diplômées en France. La première est spécialisée dans la maladie rénale, la seconde dans les pathologies chroniques associées. Elles sont l’actuelle et l’ancienne présidente de l’Association nationale française des infirmières de pratique avancée (Anfipa).
« Je pense qu’on veut nous empêcher de travailler », dit encore Marie-Astrid Meyer, infirmière de pratique avancée en santé mentale, également membre de cette association.
Pour le Conseil international des infirmières, l’IPA a « la base de connaissance d’un expert, la capacité à prendre des décisions complexes et à démontrer des compétences adéquates ». Au minimum diplômées d’un master 2, à bac +5, elles consultent, posent des diagnostics, prescrivent, toujours dans les limites de leurs compétences. Ce qui les différencie des médecins est d’agir du côté de la prévention, auprès de la population en bonne santé – les personnes âgées, les enfants ou les femmes enceintes – ou auprès des malades, pour les aider à vivre avec leur maladie et leur éviter des complications.
Mais, en France, les représentants des médecins ont bataillé pied à pied, leur contestant la prescription de médicaments, ou encore l’usage du terme de « consultation ». Elles ne peuvent que renouveller ou adapter des traitements, et conduisent des « entretiens infirmiers ». L’Ordre des médecins est encore intervenu, au moment de l’écriture des décrets, pour leur interdire, à la dernière minute, l’accès direct aux patient·es : elles ne peuvent les voir que lorsqu’ils et elles leur sont confié·es par un médecin.
« C’est le médecin […] qui décide des patients auxquels, avec leur accord, un suivi sera proposé par un infirmier exerçant en pratique avancée », s’est positionné l’Ordre en 2017, qui disait souhaiter voir se développer ce nouveau métier « lentement mais sûrement ». En réalité beaucoup plus lentement que sûrement.
Les chausse-trapes posées par les médecins ont fonctionné : les IPA sont nombreuses à ne pas pouvoir exercer, puisqu’elles dépendent de la bonne volonté de médecins disposés à leur confier des patients.
Des infirmières plus qualifiées et moins payées
L’administration leur a mis d’autres bâtons dans les roues, en les payant au rabais. À l’hôpital, elles viennent tout juste d’obtenir une prime de 180 euros brut… mais se retrouvent souvent moins bien payées qu’une infirmière, malgré leurs deux années d’études supplémentaires, car elles perdent les nombreuses primes qui agrémentent le salaire de leurs collègues.
Et en libéral, le mode de paiement qui leur a été accordé – un forfait de 177 euros par patient·e, qu’elles doivent voir environ quatre fois par an – n’est tout simplement pas viable. « Le modèle économique ne fonctionne pas. Même avec une file active de 300 patients, on gagne moins qu’une infirmière libérale », explique Tatiana Henriot, présidente du syndicat Unipa. Elle-même, l’une des premières diplômées IPA en libéral en France, doit continuer d’exercer en libéral pour pouvoir vivre.
Elle donne quelques exemples de la pratique avancée en libéral : « Avec un patient diabétique, nous ne sommes pas là pour initier un traitement, c’est le rôle du médecin. Mais nous pouvons mettre en place de l’éducation thérapeutique : éduquer au traitement, discuter de l’hygiène de vie, de la nutrition. Nous pouvons rendre visite au patient pour évaluer ses conditions de vie. Nous pouvons renouveler et adapter le traitement, en lien avec le médecin traitant. » En pratique, l’IPA consacre au patient le temps dont ne dispose pas le médecin, et lui permet d’espacer certaines de ses consultations.
Tatiana Henriot donne un autre exemple encore, celui d’un « patient âgé atteint d’un cancer, qui sort de l’hôpital avec toute une liste de médicaments et d’examens auxquels il ne comprend rien, jeté dans la nature. L’IPA est là pour coordonner le parcours des patients, lui expliquer les traitements, les examens, mobiliser ses savoirs pour agir. Le médecin traitant ne peut pas faire tout cela pendant une consultation de 15 minutes ».
Certains médecins ne voient pas à quoi on va servir, ne comprennent pas qu’on puisse utiliser un stéthoscope.
Anne-Sophie Swyndauw, future IPA aux urgences
Dans tous les pays où elles se sont implantées, les infirmières de pratique avancée sont utiles dans les zones désertées par les médecins. Il y a urgence en France : 10 % de la population n’a pas de médecin traitant, dont nombre de malades chroniques. Mais le corps médical a interdit aux IPA de s’occuper de ces patients sans médecins.
« Quand on rappelle aux médecins qu’ils ne sont pas assez nombreux, qu’ils sont surchargés, que les gens ont besoin d’être soignés, ils en conviennent. Mais quand ils sont dans leur vision syndicaliste, ils sont contre nous », tance Tatiana Henriot.
À l’hôpital, où les médecins ont l’expérience du travail en équipe, la place de l’IPA est plus évidente. Julie Devictor, qui est aussi la présidente du Conseil national professionnel des IPA, exerce la pratique avancée en oncohépatologie à l’hôpital Beaujon à Clichy (Hauts-de-Seine). Elle a été encouragée par son encadrement à se former, et elle a trouvé sa place dans son service. « J’évalue globalement la situation des malades du cancer du foie,explique-t-elle. Ils sont souvent atteints d’autres maladies, alors je m’assure qu’ils sont aussi suivis pour leur insuffisance rénale ou leur diabète et je me mets en lien avec les différents médecins qui les prennent en charge. J’évalue ce qu’ils savent de leur pathologie, s’ils sont entourés, s’ils ont un aidant. Le médecin n’a pas le temps de faire tout ce que je fais, chaque patient me prend un temps fou. J’en vois seulement cinq par jour. »
« Dans mon hôpital, les infirmières de pratique avancée sont attendues,assure-t-elle. Même si je ne suis toujours pas nommée officiellement, et que je n’ai toujours pas vu la tête de ma première fiche de paie… »
Anne-Sophie Swyndauw sera en juin l’une des trois premières IPA aux urgences. Elle est là pour éviter « que le patient reste pendant des heures et des heures sans voir personne ». Son service d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) l’attend dans ses nouvelles fonctions. Son chef l’a « positionnée sur les pathologies les plus fréquentes aux urgences : les douleurs abdominales, thoraciques, les traumatismes crâniens, les lombalgies » : « Je commencerai la prise en charge de ces patients suivant un protocole, en réalisant un premier examen médical, en prescrivant un bilan biologique, une radio, un scanner. On a le droit de prescrire ces examens, mais c’est au médecin de les lire et de poser un diagnostic. »
Le décret d’acte des IPA aux urgences n’est pas encore paru mais devrait intégrer « les sutures, les plâtres ». « Nous sommes des techniciennes, avec une grande expérience des urgences. Quand on voit comment les internes et les externes sont livrés à eux-mêmes dans la nature pour faire ces gestes… » L’infirmière voit deux types de réactions médicales : « Certains ne voient pas à quoi on va servir, ne comprennent pas qu’on ait un stéthoscope, que l’on puisse ausculter les gens. »
C’est le cas de Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgences de France, qui dénonce un « démantèlement » et même une « ubérisation » de la médecine.
« Mais d’autres médecins nous soutiennent, parce qu’on a l’ancienneté, la technicité, la connaissance du service et des patients, nuance Anne-Sophie Swyndauw. Tous ceux qui ont travaillé aux États-Unis, qui ont croisé une nurse practitioner, sont convaincus. »
Au fond, « c’est gagné », estime Tatiana Henriot. « Aujourd’hui, toutes les spécialités médicales voudraient leur IPA. Mais tous ces médecins voudraient définir notre périmètre d’exercice, si possible sans nous. Ils n’ont toujours pas compris que notre vocation est d’être transversales, et non hyperspécialisées, à leur image. En France, il est grand temps qu’on interroge les expertes. »
Caroline Coq-Chodorge