Depuis le 24 février à l’aube, l’armée russe, sur l’ordre de Vladimir Poutine, a entrepris une agression de grande ampleur contre l’Ukraine. Des colonnes blindées ont envahi le pays suivant quatre axes, l’aviation russe bombarde les sites militaires, les aéroports et presque toutes les villes importantes et la flotte de guerre russe s’efforce de prendre le contrôle exclusif de la mer d’Azov et des côtes ukrainiennes.
Présentée dans l’annonce des hostilités par Poutine, comme une « opération militaire spéciale » visant à assurer la « démilitarisation » et la « dénazification » de l’Ukraine, cette agression s’est très rapidement révélée pour ce qu’elle était : une guerre éclair de grande ampleur avec pour objectifs directs la mise hors combat de l’armée ukrainienne, l’occupation de la plus grande partie du pays, le renversement du gouvernement du Président Zelensky et son remplacement par un pouvoir fantoche.
La Blitzkrieg de Poutine a d’ores et déjà échoué et cet échec est dû à la résistance du peuple ukrainien. Non seulement l’armée ukrainienne, sous-équipée, avec un armement souvent vétuste et très peu d’appui aérien, tient bon, mais les hommes et les femmes d’Ukraine, les citoyennes et citoyens ordinaires, loin de céder à la panique, multiplient les initiatives pour contrecarrer l’envahisseur (érection de barrages et de barricades, fabrication de cocktails Molotov, formations de milices). L’atmosphère de Kiev ou de Kharkiv en ces journées décisives fait penser à celle de Madrid en 1936 et de Budapest en 1956. No Pasaran se dit en ukrainien Ne Proyty (не пройти) !
Un immense élan de solidarité parcourt l’Europe. Et nous ne parlons pas seulement de l’assistance officielle, mais des innombrables initiatives spontanées visant à venir en aide aux Ukrainiens. Certes, l’éclatement d’une grande guerre au cœur du continent a frappé de sidération beaucoup de gens. Les menaces réitérées de Moscou ces trois derniers mois et les avertissements stridents de Washington semblaient relever de la guerre psychologique. Les images des immeubles d’habitation ravagés et des colonnes de réfugiés ne proviennent plus d’Irak, de Syrie ou du Yemen, mais de la porte à côté et les menaces d’un recours à l’arme nucléaire, qui paraissaient reléguées dans la mémoire de la guerre froide, sont à nouveau à la une de l’information quotidienne. Il est donc remarquable que le retour en force de la guerre dans notre environnement, succédant immédiatement au traumatisme de la pandémie, loin de susciter la panique et le repli sur soi, engendre avant tout une solidarité par-delà les frontières. Nous nous inscrivons entièrement dans ce mouvement. Nous pensons cependant qu’à côté de celle humanitaire, une solidarité politique s’impose aussi.
Nous trouvons nécessaire d’en expliciter les termes. Nous sommes entièrement solidaires de la résistance du peuple ukrainien et nous dénonçons avec la plus grande vigueur l’agression impérialiste de la Russie d’un point de vue internationaliste et démocratique conséquent, qui place au premier plan le droit des peuples à l’autodétermination et la solidarité mondiale des travailleurs, des travailleuses, de toutes les opprimées et de tous les opprimés. Notre solidarité ne se confond pas avec le soutien accordé à l’Ukraine par les défenseurs atlantistes de l’hégémonie américaine, qui sera toujours prête à instrumentaliser ou même à sacrifier la « carte ukrainienne » dans le Grand Jeu de la compétition mondiale entre les puissances. Notre solidarité n’a évidemment rien à voir non plus avec la duplicité et l’hypocrisie des soi-disant « souverainistes », « progressistes » ou « pacifistes » qui renvoient dos à dos l’agresseur et l’agressé et apportent en réalité un soutien voilé à Poutine.
Les enjeux d’une guerre se jugent d’abord aux objectifs des belligérants. Poutine mène une guerre d’agression impérialiste sur le modèle de celles auxquelles se sont livrés les Tsars russes pendant des siècles. Ce n’est pas un hasard si c’est le portrait du plus réactionnaire et du plus belliciste d’entre eux, Nicolas Ier (1825-1855), qu’il a placé dans son bureau au Kremlin. Pour justifier cette agression, la propagande russe invoque deux pseudo-justifications, qui sont reprises en chœur par les affidés et les dupes de Poutine.
La première justification serait le caractère néonazi du régime politique de l’Ukraine. C’est un mensonge éhonté. On trouve en Ukraine, comme c’est malheureusement le cas dans tous les pays européens, des forces politiques et paramilitaires d’extrême-droite. Au vu des résultats électoraux, elles sont nettement moins influentes qu’en France ou en Flandre par exemple. Depuis le mouvement de la place Maidan au début 2014 (qualifié absurdement de « coup d’État d’une junte fasciste »), et malgré la situation de guerre dans le Donbass, les libertés politiques de base sont garanties, des élections libres se sont tenues à deux reprises et l’alternance politique a joué (le président élu en 2014 Petro Porochenko a été battu en 2019 par l’outsider Volodymyr Zelensky). La propagande de Poutine ne fait dans ce cas que recycler un vieux procédé constant des services secrets soviétiques qui ont toujours traité de « nazis » les adversaires, notamment socialistes et communistes, qu’ils voulaient assassiner (Trotsky, Tito, Imre Nagy, les dirigeants du POUM espagnol et du BUND juif).
Ce mensonge est d’autant plus éhonté qu’il provient des officines de Poutine, à la tête d’un pouvoir autocratique qui a non seulement étouffé les libertés politiques et la presse indépendante, multiplié les assassinats ou les emprisonnements d’opposants et de journalistes, étranglé les expressions autonomes de la société civile, mais auprès duquel on rencontre Alexandre Douguine, l’idéologue de l’eurasisme, et Dmitri Outkine, chef des mercenaires du Groupe Wagner et admirateur sans vergogne d’Adolf Hitler. Ajoutons que Poutine est devenu le principal « parrain » de l’extrême-droite européenne, de Marine Le Pen et Mateo Salvini aux chefs du FPÖ autrichien, qu’il soutient à la fois sur les plans politique, médiatique et financier et dont il amplifie les discours xénophobes et homophobes.
La deuxième pseudo-justification donnée à l’agression contre l’Ukraine est qu’il s’agirait d’une réponse défensive contre l’extension à l’Est de l’OTAN, l’encerclement et les préparatifs d’agression contre la Russie. Sur ce point, il faut être très clair. Nous ne sommes pas et n’avons jamais été partisans de l’OTAN. Nous trouvons qu’il y a 30 ans, à la suite de la dissolution du Pacte de Varsovie et de la dislocation de l’URSS, il aurait été préférable, pour mettre un terme définitif à la division de l’Europe, de dissoudre aussi l’OTAN et une créer une nouvelle structure de sécurité paneuropéenne englobant tous les Etats du continent. Nous pensons que dans le futur il faudra tracer les voies permettant de reléguer l’OTAN au musée des souvenirs de la guerre froide. Mais AUJOURD’HUI, il faut le dire clairement, l’OTAN n’a pas provoqué cette guerre et sa mise en cause est une diversion. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était gelée depuis 2008, l’Allemagne et la France n’ont eu de cesse de répéter ces dernières semaines à Poutine qu’elle n’était pas à l’ordre du jour. La situation dans le Donbass et la ligne de front entre les protectorats sécessionnistes et le reste de l’Ukraine étaient également gelées depuis 2015. La présence de soldats ou d’équipements américains ou autres dans les Etats baltes ou en Roumanie avait une portée essentiellement symbolique et ne pouvait en aucun cas être interprétée comme préparant une attaque militaire. En ce début 2022, la Russie n’était militairement menacée ni par l’OTAN, ni, bien évidemment, par l’Ukraine.
La crise internationale puis la guerre ont été déclenchées par Poutine à froid, aux moments qu’il a choisis. Pourquoi maintenant ? L’Europe à partir de 1947 s’était trouvée séparée en deux, suivant les répartitions négociées à Yalta. Chaque puissance hégémonique pouvait intervenir dans sa sphère d’influence sans craindre la réaction de l’autre : l’URSS envahir la Hongrie en 1956 et la Tchécoslovaquie en 1968 ou la CIA organiser un coup d’État militaire en Grèce en 1967. L’implosion de l’URSS en 1989-1991 a mis fin au partage de Yalta, avec des effets équivalents pour la puissance impériale de la Russie à une défaite dans une très grande guerre. L’OTAN a progressivement rempli les vides en s’élargissant aux anciens satellites de l’URSS. La politique des Etats-Unis dans ce domaine était guidée au moins autant par leur désir de conditionner l’Union européenne et d’en bloquer les velléités d’autonomie que par une hostilité ou une méfiance envers la Russie. Mais depuis dix ans, le basculement du monde s’accélère, la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine passe de plus en plus à l’avant-plan. Poutine a voulu profiter du recul global des Américains, de la priorité qu’ils accordent à l’affrontement avec la Chine, de leur récente déroute en Afghanistan et de leurs tensions avec l’UE pour négocier quelque chose comme un « nouveau Yalta » – s’accorder avec eux sur des sphères d’influence stabilisées. Il a voulu négocier, en bon tchékiste, avec un revolver posé sur la table ou, plus exactement, pointé vers un otage - en l’occurrence l’Ukraine. La négociation s’est coincée et il a tiré.
La logique de Poutine est une logique purement impérialiste, d’un impérialisme classique comme celui du XIXe siècle. Ce qu’il appelle « légitimes intérêts de sécurité » signifie que les grandes puissances ont droit à se voir reconnaître des sphères d’influence : un glacis, des Etats-tampons, des Etats-clients, des Etats dépendants, des Etats protégés qu’elles contrôlent et qui se conforment à leurs intérêts. Poutine ne reproche pas à l’OTAN d’être une structure impérialiste, il lui reproche d’entraver sa volonté de reconstituer une sphère d’influence impérialiste russe digne de ce nom (la sienne se limite pour l’instant à la Biélorussie de Loukachenko et à la Syrie de Bachar el-Assad). L’Ukraine qui est devenue de facto un Etat largement indépendant de la Russie depuis 2014 représente une première proie dans la reconstitution d’un impérialisme russe. Ensuite en viendront d’autres, dans les Balkans, au Caucase ou en Afrique…
Il faut ajouter à cela une dimension supplémentaire, concernant spécialement l’Ukraine. Dans un long article publié en juillet 2021 et dans son discours du 21 février 2022, Poutine a amplement exposé sa négation de l’existence historique d’un peuple ukrainien. Celui-ci ne serait qu’une branche particulière du grand peuple russe et l’existence d’un Etat ukrainien indépendant ne serait que le fruit d’un diabolique dessein antirusse de Lénine et de la révolution bolchevique. S’il est vrai que Lénine a été à travers l’histoire l’un des très rares hommes d’État russe à avoir reconnu le droit des Ukrainiens – qu’il comparait aux Irlandais - à former leur propre Etat, la hargne de Poutine a des racines plus profondes. Elle traduit la résurgence de l’idéologie réactionnaire du panslavisme qui a toujours dans l’histoire de la Russie servi de fondement au despotisme du pouvoir, au règne du knout dans les rapports sociaux et aux aventures et conquêtes guerrières à l’Ouest, au Sud et à l’Est. Personne ne connaît les objectifs de guerre précis de Poutine aujourd’hui, mais une chose est certaine : il a déjà exposé tout à fait clairement les idées au nom desquelles la Russie pourrait totalement anéantir l’indépendance et la liberté du peuple ukrainien.
Cependant, en Russie même, dès le premier jour cette guerre d’agression s’est heurtée à des manifestations de dénonciation et d’opposition, en faveur de la paix et du respect de l’indépendance de l’Ukraine. A la soi-disant « fraternité slave » que Poutine invoque à ses fins impérialistes, répond ce manifeste de féministes russes appelant à ce que « le monde entier soutienne l’Ukraine en ce moment et refuse d’aider le régime de Poutine de quelque manière que ce soit ». Jamais dans le passé on n’avait pu assister à des manifestations anti-guerre de cette ampleur. La solidarité, le soutien le plus actif possible et la défense des courageux et courageuses Russes qui affrontent la répression du régime despotique encore renforcé de Poutine représentent des exigences absolument vitales dans la lutte pour faire cesser cette guerre et pour rétablir à l’avenir des liens d’amitié entre les peuples russe et ukrainien. La réprobation de l’opinion internationale et l’isolement diplomatique de la Russie jouent là aussi un rôle essentiel et contribuent à élargir le mouvement anti-guerre en Russie.
Cette guerre doit prendre fin. Il faut un cessez-le-feu et un retrait complet des forces d’agression russes du territoire de l’Ukraine. A cette fin, la plus importante tâche de l’heure doit être d’apporter le soutien le plus étendu possible à la résistance ukrainienne. Elle représente l’élément décisif permettant de faire reculer la machine de guerre russe.
Le peuple ukrainien mène son propre combat d’autodéfense. Il doit bénéficier du plus large appui matériel et humain et nous soutenons donc les envois d’armes et la participation de volontaires à sa lutte, en fonction des besoins de celle-ci. Mais le soutien légitime apporté à la résistance à l’agression ne s’identifie pas à l’entrée en guerre contre la Russie des pays de l’OTAN. Nous rejetons cette perspective qui aggraverait considérablement le risque d’une guerre nucléaire en Europe. Les Etats-Unis et l’Union européenne sont eux aussi de grandes puissances soucieuses avant tout de leurs intérêts, de leurs objectifs et de leurs ambitions impérialistes respectives et c’est en fonction de ceux-ci que se livrerait une guerre européenne générale. L’enjeu de la liberté de l’Ukraine passerait alors presque certainement à l’arrière-plan. A maintes reprises, les Etats-Unis ont encouragé et appuyé pendant un temps des populations en lutte pour ensuite froidement les laisser tomber lorsque cela ne servait plus leurs intérêts stratégiques : rappelons-nous ce qui est arrivé aux chiites du Sud de l’Irak insurgés contre la dictature de Saddam Hussein en 1991, à la Géorgie lors des affrontements avec la Russie en 2008 ou aux Kurdes syriens abandonnés à Erdogan en 2019. La conduite de la résistance à l’agression de même que les termes de futures négociations et du rétablissement de la paix doivent rester entre les mains du peuple ukrainien.
Nous sommes convaincus que même si l’énorme supériorité en armements des armées d’invasion russes leur permet de submerger le territoire de l’Ukraine, la résistance populaire continuera, sous des formes multiples. En tant que partisans de la solidarité internationale des travailleurs et des peuples, nous appelons les citoyens de nos pays à amplifier leur soutien à cette résistance et à exiger de leurs gouvernements qu’ils répondent aux justes demandes des Ukrainiens.
Jean Vogel