Le mouvement des « gilets jaunes » a profondément marqué l’imaginaire politique et social du pays. Né sur les réseaux sociaux de façon largement spontanée, ce mouvement de protestation contre l’augmentation du prix des carburants s’est matérialisé dans la rue et sur les ronds-points fin 2018. Les revendications des « gilets jaunes » se sont rapidement étendues à d’autres sujets, sans pour autant se cristalliser en un projet politique défini susceptible de fédérer l’intégralité du mouvement.
Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, le pic de mobilisation des « gilets jaunes » – 288 000 personnes environ sur tout le pays – a été atteint lors des manifestations du samedi 17 novembre 2018. La participation n’a ensuite cessé de diminuer. Néanmoins, le mouvement a continué de faire l’objet d’une large couverture médiatique. L’ombre des « gilets jaunes » a encore récemment plané sur divers mouvements sociaux, tels que celui des anti-pass sanitaire ou des « convois de la liberté ». On y a en effet croisé des figures des « gilets jaunes » ou des manifestants s’en réclamant. La hausse vertigineuse du prix des carburants liée à la guerre en Ukraine ouvre aujourd’hui la possibilité d’un retour du mouvement sur le devant de la scène.
Des questions non résolues
Si le phénomène « gilets jaunes » a suscité quantité d’analyses et de commentaires, certaines de ses caractéristiques demeurent débattues. C’est le cas, notamment, de la place prise par les théories du complot dans le mouvement. De telles théories ont été nombreuses à circuler sur les réseaux sociaux des « gilets jaunes », comme celles soutenant que l’attentat de Strasbourg de décembre 2018 aurait été commandité par le gouvernement français lui-même ou que ce dernier cherchait secrètement à organiser la perte de la souveraineté de la France en matière d’immigration.
Certains commentateurs, dont l’« économiste attéré » Frédéric Lordon, ont pourtant affirmé que la sensibilité à des théories de ce genre était marginale parmi les « gilets jaunes » et que les accuser de complotisme n’avait d’autre but que de les discréditer :
« L’anticomplotisme est devenu par excellence la grammaire disqualificatrice des pouvoirs installés, à qui ne reste d’autre argument que de saturer le paysage avec des errements, au reste fort minoritaires, pour ne plus avoir à engager la discussion sur les contenus. »
Cette thèse est-elle fondée ? Plus généralement, peut-on identifier des propriétés cognitives et sociales des « gilets jaunes » ayant joué un rôle dans leur adhésion au mouvement ou qui en auraient résulté ?
Caractéristiques des « gilets jaunes »
Pour apporter un éclairage sur ces questions, nous avons procédé à de nouvelles analyses d’un sondage de décembre 2018 conduit par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch sur un panel représentatif de la population de 1760 personnes. Ce sondage les questionnait sur leur positionnement à l’égard du mouvement des « gilets jaunes », sur leur situation socio-économique, sur leur perception de la société ainsi que sur leur niveau d’adhésion à 10 théories du complot (sans lien avec le mouvement).
Si nous ne sommes pas à l’initiative de ce sondage, certains items, dont une mesure standardisée de la sensibilité au complotisme, y ont été ajoutés à notre demande. Cette « échelle de complotisme » interroge le positionnement des répondants face à des affirmations génériques (par exemple, « Je pense qu’il existe des organisations secrètes qui influencent grandement les décisions politiques ») plutôt qu’à l’égard de théories du complot spécifiques, comme celles testées par ailleurs dans le sondage (par exemple, « Le gouvernement américain a été impliqué dans la mise en œuvre des attentats du 11 septembre 2001 »).
Nos analyses, récemment publiées dans l’International Review of Social Psychology, font apparaître que le fait de se dire membre des « gilets jaunes » est statistiquement corrélé avec le fait de déclarer :
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• des niveaux d’études et de revenus plus faibles que la moyenne
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• des fins de mois plus difficiles et des départs en vacances plus rares
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• une plus forte dépendance à la voiture
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• un attachement moindre à la démocratie
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• une confiance moindre dans les institutions et les médias
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• le sentiment d’avoir moins bien réussi sa vie
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• une vision plus pessimiste du futur et plus nostalgique du passé
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• une utilisation plus fréquente des réseaux sociaux et de YouTube pour s’informer
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• une sensibilité plus marquée aux croyances paranormales
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• une sensibilité plus marquée au complotisme : positionnement plus élevé sur « l’échelle de complotisme » et adhésion plus forte aux 10 théories du complot testées
Politiquement, l’extrême gauche et, davantage encore, l’extrême droite sont surreprésentées chez les personnes qui se disent membres des « gilets jaunes ».
Nous avons alors conduit une analyse statistique qui fait ressortir que certains de ces facteurs peuvent être regroupés dans les catégories suivantes :
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Capital économique : niveau de revenus, régularité des départs en vacances…
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Croyances irrationnelles : niveau de sensibilité au complotisme et aux croyances paranormales
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Anomie : à savoir, le sentiment que la société se délite (niveau de pessimisme à l’égard du futur et de défiance envers les institutions et les médias)
Sur cette base, nous avons calculé un modèle mathématique qui permet d’estimer comment ces trois groupes de facteurs, ainsi que le niveau d’études, la dépendance à la voiture et le fait de se dire membre des « gilets jaunes » s’influencent mutuellement.
Résultat : un faible niveau d’études et de capital économique, ainsi qu’une forte dépendance à la voiture seraient des facteurs explicatifs de l’appartenance au mouvement des « gilets jaunes ». L’appartenance à ce mouvement viendrait alors renforcer les croyances irrationnelles et le sentiment d’anomie de ses membres.
Des conséquences néfastes
Notre étude confirme que des facteurs socio-économiques ont joué un rôle dans l’adhésion au mouvement des « gilets jaunes ». Dépendance à la voiture et budgets restreints ont logiquement pu inciter les personnes concernées à manifester leur mécontentement contre la hausse du prix des carburants et, plus largement, contre le coût élevé de la vie.
Nous avons également observé que le fait de se dire membre des « gilets jaunes » est associé à des facteurs cognitifs : sentiment d’anomie (vision pessimiste du futur, défiance envers les institutions et les médias) et adhésion à des croyances irrationnelles (complotistes, notamment). Soulignons que nos analyses suggèrent qu’il s’agit probablement là davantage de conséquences que de causes de l’appartenance à ce mouvement.
Si le sentiment d’anomie et la mentalité complotiste ont crû chez le « gilets jaunes », c’est peut-être en raison de la dureté, voire de la violence du maintien de l’ordre lors de certaines manifestations ainsi que d’une couverture médiatique du mouvement perçue par ses membres comme injuste et avilissante. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que la défiance à l’égard des institutions et des médias, tout comme la sensibilité aux interprétations « alternatives » du monde proposées par les théories du complot se soient renforcées dans leurs rangs.
De telles conséquences ont très certainement été néfastes pour le mouvement. Si les théories du complot, en suscitant de l’indignation chez ceux qui y croient, permettent de mobiliser et de fédérer, elles constituent pourtant une impasse politique. En effet, le prisme complotiste empêche de poser un diagnostic pertinent sur la situation et rend la dénonciation d’injustices sociales inaudible pour le reste de la population.
Le piège des théories du complot s’est ainsi refermé sur le mouvement des « gilets jaunes », le poussant progressivement vers une certaine marginalité politique, quelle que soit la légitimité des colères et des revendications qu’il a pu porter. La contestation sociale en France devra à l’avenir éviter ce piège si elle veut retrouver son rôle démocratique de mise en évidence des injustices pour initier le changement.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Laurent Cordonier, Sociologue - Docteur en sciences sociales, Université Paris Cité ; Florian Cafiero, Ingénieur de recherche, CNRS, GEMASS, Sorbonne Université ; Gérald Bronner, Professeur de sociologie cognitive, Université Paris Cité et Pascal Wagner-Egger, Senior lecturer, University of Fribourg