Une « construction délicate » au service d’une « identité spécifique ». Voilà les termes utilisés par le politiste Bruno Villalba, professeur à AgroParisTech, pour parler de l’écologie politique en France, à laquelle il a consacré une récente synthèse publiée par La Découverte.
Mediapart lui a proposé de réagir à la campagne de Yannick Jadot, soldée par un piètre score de 4,6 % des suffrages, et de revenir sur les difficultés que rencontre encore une famille politique vieille de cinquante ans.
Mathieu Dejean et Fabien Escalona - Au regard des « fluctuations électorales » de l’écologie politique française, comment appréciez-vous le score réalisé par Yannick Jadot ?
Bruno Villalba - Il confirme la difficulté rencontrée par les écologistes à ce type d’élection. Clairement, les citoyens ont davantage tendance à leur faire confiance pour la gestion des affaires locales, ou pour les représenter au niveau européen. Il est d’ailleurs significatif que Yannick Jadot soit entré dans une logique de propositions très localisées et pragmatiques durant sa campagne, par exemple concernant les périodes de chasse.
Il y a une dimension d’incarnation dans l’élection présidentielle, une fonction charismatique qui est étrangère à la culture politique des écologistes. Yannick Jadot a eu un peu de mal à trouver le bon ton. Il s’est montré assez véhément à Strasbourg face au président sortant, dans un cadre qui n’était peut-être pas le plus approprié, puis cette véhémence a disparu. On l’a même vu adopter le code vestimentaire de la cravate après des remarques entendues au cours de ses prestations médiatiques.
Plus fondamentalement, je pense qu’il a manqué une prise de risque dans son discours. Il a eu du mal à montrer le lien entre la situation internationale et les situations vécues, alors que c’est le ressort de l’écologie politique, et a défendu un envoi d’armes en Ukraine qui a fait l’économie un peu rapide d’une pédagogie auprès des militants, en partie structurés par le pacifisme, voire l’antimilitarisme. Surtout, il a tenu un discours sur une crise de civilisation tout en se faisant le promoteur d’une écologie policée : il y avait un décalage entre le diagnostic et la modestie de ses mesures.
La prétention à supplanter la gauche, après l’avoir écologisée, était-elle exagérée de la part des écologistes ?
C’était la troisième ou quatrième fois que les écologistes disaient cela. Ce discours a déjà été entendu aux européennes de 1989 et aux régionales de 1992 ! Il est vrai que des choses ont changé, depuis. La question de l’environnement a fait l’objet d’une légitimation institutionnelle : le cadre réglementaire s’est renforcé en la matière, jusque dans la Constitution. Mais elle a aussi fait l’objet d’une légitimation par les partis : tous se sentent obligés d’avoir une offre sur cet enjeu, pour répondre aux attentes de l’opinion publique.
Jean-Luc Mélenchon, en particulier, a pris la mesure de l’importance de l’écologie, et se l’est appropriée à partir de son référentiel justice sociale et d’un fond idéologique très structuré. Les écolos ont donc été concurrencés sur leur propre segment, sans avoir ni tribun ni la même dynamique de campagne, ni non plus le ressort de mobilisation implicite – mais puissant – qu’est la justice sociale.
[© Infographie Mediapart. Tableau non reproduit ici.]
Est-ce qu’on peut alors dire que Jean-Luc Mélenchon a aussi incarné l’écologie politique, avec plus de succès ?
Je n’irais pas jusque-là, car à mon sens, Mélenchon et La France insoumise restent porteurs d’une politique anthropocentrée. L’objectif est d’améliorer le sort des humains, et éventuellement de ne pas nuire aux non-humains dans ce but.
La plus-value et l’originalité écolo résident dans une approche écocentrée, qui passe par une attention singulière portée au vivant non humain, aussi importante, quoique différenciée, que celle portée au monde humain. C’est pourquoi la biodiversité, notamment, est plus centrale dans le discours d’EELV.
Comment expliquer que Yannick Jadot ait fait un moins bon score de Noël Mamère il y a vingt ans, alors que les faits donnent de plus en plus raison aux alertes des écologistes depuis de longues années ?
Noël Mamère était un journaliste très engagé sur la question des droits de l’homme, mais aussi un écologiste théoricien, formé à l’école du philosophe Jacques Ellul, critique de la technique et de la société de consommation, avec une certaine dimension spirituelle. Il était donc très structuré, tout en détenant un capital médiatique important, meilleur que celui de Jadot, perçu comme un responsable politique parmi d’autres.
Par ailleurs, je ne sais pas si l’évolution de la situation sur le front du climat et de la biodiversité a réellement été un atout par rapport à 2022. Noël Mamère n’a pas eu à gérer le discours particulièrement dramatique du Giec, et n’était pas confronté à une situation de guerre sur le continent européen. Il a pu faire campagne sur des thématiques moins clivantes, et incarner une écologie plus consensuelle, exigeant des arbitrages et des sacrifices moins drastiques.
Vous venez de souligner l’ancrage de Noël Mamère dans une tradition de critique technicienne. Celle-ci fait partie des « schèmes discursifs » de l’écologie que vous passez en revue dans votre ouvrage, et qui sont régulièrement recombinés entre eux. Comment situez-vous Yannick Jadot à cet égard ?
Yannick Jadot puise dans une tradition environnementaliste, qu’il conjugue avec un travail de mise en commun d’un socle minimum de rassemblement, lequel contient une triple dénonciation des lobbies, des atteintes environnementales et des inégalités sociales. Mais je constate sa difficulté à élargir son assise intellectuelle. Par exemple, une critique technicienne sur le nucléaire aurait pu être mobilisée, au lieu d’être sur la défensive.
La disqualification massive de l’écologie dans le champ intellectuel et médiatique n’a jamais cessé.
Dans votre ouvrage, vous montrez l’ancienneté et la puissance du discours anti-écolo. Comment comprendre que l’écologie politique, durant ses cinq décennies d’existence, n’ait pas su bâtir une contre-société pour y résister ?
Il faut d’abord voir que les Verts ont eu du mal à se construire en tant que parti, mais aussi à trouver une cohérence intellectuelle à leur projet et donc à le transmettre, avec en plus peu de moyens à disposition.
Les autres partis, comme le Parti communiste, ont bénéficié d’acteurs de légitimation ailleurs dans la société, notamment à l’université. Jusque dans les années 1990, voire 2000, l’approche écologique ne faisait pas partie du bagage ordinaire en sciences sociales, où l’essentiel de la critique a été formulé dans le langage des dominations internes aux sociétés humaines. En parallèle, l’écologie n’a jamais été en mesure de disposer d’un organe de presse comme Libération ou L’Humanité.
Le résultat, c’est que la disqualification massive de l’écologie dans le champ intellectuel et médiatique n’a jamais cessé. Cela a commencé dès 1978 à Esprit avec Olivier Mongin, qui posait la question de l’utilité de l’écologie politique. Cela s’est ensuite poursuivi dans Le Débat avec Marcel Gauchet, qui est allé jusqu’à parler de « haine des hommes », formulant un argument repris par le philosophe médiatique Luc Ferry. Il en reste quelque chose dans la façon dont les plateaux de télévision traitent le sujet, c’est-à-dire souvent mal et dans la précipitation.
Est-ce aussi parce que la question des « limites », que vous mettez en avant dans le livre, est délicate à manier dans la façon dont nos sociétés sont configurées ?
Oui. Les décideurs politiques et économiques sont encore formés avec l’idée qu’une négociation de la limite est possible. Si elle est envisagée, ce qui constitue déjà un progrès, on continue à privilégier la continuité, à penser qu’on peut différer la confrontation avec cette limite, par exemple à travers l’optimisation de l’usage des ressources. Il s’agit d’un imaginaire très puissant.
Les écologistes, au contraire, affirment que notre liberté n’est que ponctuelle lorsque l’exploitation des ressources est excessive. Et de fait, les connaissances et les constatations scientifiques ont validé le discours prophétique de René Dumont dans les années 1970. L’écologie, c’est l’ajustement à l’existence de ces limites, sur la base d’un déterminisme matérialiste. En face, les mécanismes de déni et les prétentions à tout concilier sont d’une certaine façon plus attractifs pour les citoyens lambda, peu exposés aux raisonnements écologistes, puisqu’on vous délivre un récit optimiste, incitatif, affirmant que des stratégies de négociation sont possibles.
Mathieu Dejean et Fabien Escalona
Boîte noire
L’entretien a eu lieu à l’oral, en visioconférence, lundi 11 avril. Bruno Villalba n’a pas relu l’interview avant sa publication.