Voilà quelques jours, Emmanuel Macron battait la campagne à Fouras, en Charente-Maritime, et déclarait avec force : « Je pense qu’il faut continuer à dire la vérité des projets. » Mais depuis cinq ans, le président-candidat est un véritable Janus. Une de ses faces proclame de beaux principes et de grandes résolutions et l’autre agit dans un sens entièrement opposé. Et il en va de même de cette campagne.
Car quelle est la « vérité du projet » d’Emmanuel Macron ? Même s’il n’a pas été reçu à l’École normale supérieure, le président de la République est assez instruit pour savoir que la « vérité », quelle que soit la conception qu’on en ait, n’est que le fruit d’un processus, d’une confrontation, d’une « maïeutique », disait Platon.
De ce point de vue, le projet macroniste évite donc soigneusement la vérité puisque le président sortant a refusé toute confrontation de son programme avec des programmes concurrents. La « vérité du projet » n’a donc qu’une forme pour lui : celle de son affirmation par le président.
Or une telle affirmation n’a pas de valeur réelle. En effet, pour être crédible et pour pouvoir être soumis à l’examen rationnel des électeurs, un programme doit pouvoir être contesté, critiqué, discuté. Ses points faibles et flous doivent pouvoir être mis en avant, ne serait-ce que pour conduire à des mises au point ou à des clarifications. La démocratie s’appuie sur cette dialectique. Elle permet de faire un choix éclairé.
Certes, on pourrait voir dans cette dérive une simple affirmation du présidentialisme déplorable dans lequel la Constitution de 1958 et sa révision de 2000 ont plongé le pays. Les partisans du président sortant s’appuient d’ailleurs sur les précédents. Mais, en réalité, le cas Macron va plus loin.
Car cette simple affirmation, pour être respectueuse de l’intelligence des citoyens, et donc de la démocratie, doit au moins s’appuyer sur un programme précis et construit. C’est sans doute imparfait, mais ce serait un minimum. Or le programme du président sortant n’a pas ces qualités.
Un programme qui cache ses ambitions et ses moyens
Dans cette campagne, le président a publié un programme largement impressionniste et qui tranche dans le contexte d’une élection présidentielle de 2022 où, globalement, beaucoup de candidats ont construit un programme détaillé, avec des propositions de chiffrage, des développements thématiques et des priorités. Depuis l’Élysée, rien de tel. La campagne s’est structurée autour de propositions générales portées par le président. Comme si, finalement, la forme importait plus que le fond.
Sur le plan économique, celui qui est censé être son « point fort », on ne peut ainsi qu’être frappé par la pauvreté des détails fournis. Lorsque l’on regarde de près ce programme, il apparaît dans un flou artistique complet.
Prenons la retraite à 65 ans, la grande proposition du président. Pourquoi ? La réponse est vague et moralisante : « Il faut travailler davantage. » Mais pourquoi faut-il travailler plus alors que le temps de travail n’a jamais cessé de décroître et que cette baisse a précisément porté la croissance ? La promesse du capitalisme de l’innovation, celle dont le candidat-président est prétendument le porteur derrière ces slogans favorables à la « science », n’est-elle pas précisément de produire davantage de valeur avec moins de travail ? Et puis, les chiffres du Conseil d’orientation des retraites ne disent-ils pas que cette augmentation de l’âge légal n’est pas financièrement justifiée ? Où sont ici la cohérence, le projet et l’ambition ? Où Emmanuel Macron veut-il en arriver ?
Prenons l’obligation de travailler ou de se former pour les bénéficiaires du RSA. Quelle sera la nature exacte de l’obligation ? Comment seront déterminées ces obligations ? Quelles seront les tâches exigées ? Le candidat est-il prêt à assumer de couper cette aide à ceux qui se soustrairaient à l’obligation ? Comment s’organisera concrètement cette obligation ? Où Emmanuel Macron veut-il en venir ?
Prenons le fameux « plein emploi » que ce dernier promet. Il a certes daigné préciser sa pensée, dans un entretien récent, en fixant ce seuil à un taux de chômage de « 5-5,5 % », ce qui est fort contestable dans la mesure où, compte tenu de la précarité et du fractionnement croissant de l’emploi, le plein emploi est sans doute plus bas (aux États-Unis ou en Allemagne, on s’est rapproché des 3 %).
Mais comment parvenir à ce « plein emploi » ? Comme en 2017, Emmanuel Macron répond par les « réformes » et la « croissance ». Mais sur quoi se base-t-il pour faire un lien entre « réforme » et emplois ? Et de quelles réformes parle-t-il ? Il y a celle de l’assurance-chômage qui doit moduler les indemnités en fonction de la « croissance », mais comment met-on exactement en place un tel mécanisme ? Quel sera le critère ? Et quelle étude scientifique permet d’assurer que le chômage est volontaire, autrement dit que la répression contre les chômeurs en cas de forte croissance permettra d’augmenter l’emploi. Quelle société veut-il exactement construire avec de telles réformes ? La réponse est peut-être dans la création de « France Travail », structure centrale de surveillance des chômeurs, mais encore faudrait-il savoir concrètement ce qu’il en sera.
Le programme économique d’Emmanuel Macron ressemble, en réalité, à un exercice de transposition de désirs sans précision des moyens utilisés, autrement dit de wishful thinking, comme disent les anglophones. Les mécanismes sont effleurés, les détails sont oubliés et le chiffrage est inexistant. Le président s’est contenté de promettre le retour aux 3 % de déficit public sur le quinquennat et des « économies » de 20 milliards d’euros par an, portées à égalité par l’État et les collectivités locales.
Mais alors, dans quels domaines porteront ces économies ? Quel service public sera sacrifié, quel corps de fonctionnaires sera mis en coupe réglée, quelles dépenses des collectivités seront coupées concrètement, comment maintenir l’investissement public quand les pouvoirs locaux seront sous pression ? Toutes ces questions resteront sans réponse avant le premier tour.
Au reste, on peut aussi s’étonner de ne pas voir de perspective de croissance dans ce programme. Bien sûr, les projections sont fragiles et la situation est incertaine, mais Emmanuel Macron base tout son projet sur sa capacité à créer de la croissance. Pourquoi, alors, ne pas chiffrer ce « surplus » de croissance qu’il sera capable d’apporter ? Et, surtout, comment assurer concrètement qu’avec les 30 milliards d’euros d’investissement ce rythme de croissance permettra de tenir les engagements écologiques et même, compte tenu de l’urgence, de les dépasser ?
Un néo-bonapartisme de marketing
Le flou global de ce programme est complet. Il est d’autant plus frappant que le parti présidentiel se veut celui du « camp de la raison » pour paraphraser un mot du secrétaire d’État Clément Beaune, et qu’il fait le « pari de la science » comme l’a défendu le candidat lors de son seul meeting.
Mais s’inscrire dans la raison et la science, c’est précisément se soumettre à un jugement contradictoire et construire un projet dans cette démarche. Au lieu de quoi, ce flou qui s’ajoute à l’absence de débat ne dit rien d’autre que ceci : les détails seront précisés au moment où le président le décidera et dans les conditions qu’il aura fixées.
Ce que propose le président sortant est donc une forme de chèque en blanc : il faut lui faire confiance parce qu’il est le chef et que son bilan, forcément bon, montre qu’il fait toujours le bon choix. D’ailleurs, dans une interview fleuve accordée au Figaro, il parle beaucoup de lui, de sa personnalité, de son expérience : « Les crises m’ont forgé, mon énergie est intacte. » Comment un tel homme pourrait avoir besoin de rentrer dans les détails de son action future : l’avenir, c’est lui. Point.
Derrière l’arrogance et le flou, il y a évidemment la dissimulation des vrais objectifs : celui d’une politique de guerre sociale et de poursuite du subventionnement à grande échelle du secteur privé. Mais il y a aussi une conception du pouvoir et, plus largement, de la démocratie. Emmanuel Macron considère tout simplement que son programme, c’est lui. Tout détail est donc inutile, toute précision superficielle. Tout cela est parfaitement assumé. Dans le programme, on lit explicitement qu’il ne s’agit pas là d’un « programme classique » parce que « ce qui compte avant tout, c’est la vision pour le pays, la projection sur le temps long ».
Autrement dit : le président dessine quelques grandes lignes et, pour le reste, il saura prendre les bonnes décisions, quoi qu’il arrive. Le cœur du programme, c’est l’infaillibilité présidentielle.
Il y a là une forme évidente de néo-bonapartisme pour lequel le débat public contradictoire est inutile et l’élection une sorte de formalité pénible dont la seule fonction est de prouver l’adhésion du peuple à une figure charismatique. Il ne lui est donc pas possible de faire confiance à l’intelligence des citoyens puisque ce sont les citoyens qui doivent faire confiance à la sienne. La démocratie se limite alors à des « grands débats » ou à des « conventions » où, comme dans le quinquennat passé, le chef se met en scène et ne garde que ce qu’il veut.
C’est cela la « vérité du projet » d’Emmanuel Macron, qui, au reste, est fort cohérente avec la tendance lourde de son quinquennat à l’autoritarisme et avec un des rares projets concrets du programme : « la privation des droits civiques à ceux qui s’en prennent aux dépositaires de l’autorité publique ». Cavaignac, Napoléon III et Adolphe Thiers n’auraient pas fait mieux.
Et s’il en voulait un dernier exemple, on le trouverait dans la verticalité de son rapport aux corps constitué, si chère déjà à Nicolas Sarkozy (qu’il salue d’ailleurs dans l’entretien au Figaro) et qui se traduit par le caractère plébiscitaire de ces « consultations ». Dès lors, on comprend mieux sa volonté de récompenser les professeurs qui acceptent de se soumettre et son mépris pour les autres. Dans le Figaro, il prétend ainsi « répondre au syndrome de la salle des profs où celui qui se démène est parfois moqué par celui qui fait le minimum syndical ». Ceux qui n’adhèrent pas au choix présidentiel sont donc de mauvais citoyens. Cette volonté de diviser le « bon peuple » et la « vile multitude », pour reprendre précisément les termes de Thiers, est un point central du discours du quinquennat qui s’achève.
Ce néo-bonapartisme moderne se dissimule derrière des slogans vaporeux et des promesses de Gascon. Que le président sortant ait pu gloser pendant quatre longues heures lors de la présentation d’un programme aussi vaporeux montre sa capacité à remplir le vide, à faire l’article comme un bonimenteur de foire ou comme un conférencier TEDx pseudo-érudit.
Derrière les phrases vides comme « faire Nation », « planification écologique autour d’un agenda de solutions », « la seule vraie égalité, c’est l’égalité des chances » ou « un nouveau contrat social en forme de pacte entre générations », il y a autant de réalité concrète que dans les réclames de supermarché. L’emballage est doré, le produit décevant, banal et, parfois, toxique. Ce qui importe, c’est la marque et l’adhésion du consommateur à la marque.
Si le programme est le président, la campagne doit se contenter de mettre en scène ce président. Ce qu’il dit importe peu, ce qui compte, c’est « la marque » comme on dit dans les directions de communication. La stratégie est donc de préserver cette marque de tout effet d’image négatif. D’où le refus de débattre ou de se soumettre à certaines interviews, à Mediapart ou France 2.
Mais cette posture a une faiblesse évidente. L’adhésion populaire au président reste limitée précisément parce que le fond réel de son projet, comme celui de son quinquennat, est bien la violence néolibérale de classe. Le risque est donc grand que la marque Macron soit attachée dans une partie non négligeable de la population à l’image du rejet et du double jeu.
L’écart entre la réalité du terrain pour les plus fragiles, ce que les économistes appellent avec mépris le « ressenti », et la gloriole dont le président pare son bilan ne peut qu’amener une grande partie de nos concitoyens à penser ce que Victor Hugo disait de Napoléon III dans Napoléon Le Petit : « Cet homme ment comme les autres hommes respirent. » Or, comme le signalait Guy Debord dans La Société du spectacle, « le mensonge qui n’est plus contredit devient folie ». L’enfermement du président-candidat dans cette campagne prend cette voie.
Et dès lors, cette confiance dans l’infaillibilité présidentielle pourrait bien se retourner contre lui. En voulant se ménager, Emmanuel Macron a cru se protéger, il s’est en réalité fragilisé. Mais incapable de changer, convaincu de ses qualités, boursouflé de son orgueil, il ne pouvait finalement rien faire d’autre dans cette campagne.
Romaric Godin
• Mediapart. 7 avril 2022 à 16h24 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/070422/emmanuel-macron-danse-avec-le-flou
Les articles de Romaric Godin sur Mediapart :
https://www.mediapart.fr/biographie/romaric-godin-0
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ECONOMIE : L’État privilégie la lutte contre la « fraude sociale » à celle contre la fraude fiscale
Un rapport d’Attac et du syndicat Solidaires montre que l’effort contre la fraude fiscale se réduit, malgré les discours officiels. En revanche, les bénéficiaires de prestations sociales sont de plus en plus mis sous pression.
Comme souvent, les bénéficiaires de prestations sociales sont, pendant les campagnes électorales, sous le feu des critiques. On leur demande, comme Emmanuel Macron et Valérie Pécresse, des « compensations » et l’on promet, à droite et à l’extrême droite, de se montrer le plus ferme possible avec les « fraudeurs sociaux ».
Sans surprise, le ton est moins ferme concernant la fraude et l’optimisation fiscales qui sont jugées comme des ressources inatteignables réservées aux « utopistes ».
Un rapport réalisé par l’ONG Attac et le syndicat Solidaires, auquel Mediapart a eu accès et qui est publié mercredi 30 mars, tente de remettre les pendules à l’heure. Dans ce texte titré « Fraude fiscale, sociale, aux prestations sociales : ne pas se tromper de cible », les auteurs rappellent le poids respectif des différents types de fraudes. L’exercice est toujours délicat, on le sait, et il n’est aucunement possible d’avoir recours à des approximations.
Il n’empêche, les ordres de grandeur des différents types de fraude ne laissent aucun doute sur ce que devraient être les priorités des gouvernements. En recoupant différentes sources, le rapport estime que les différents types de fraude fiscale coûtent au moins 80 milliards d’euros par an à l’État, dont un quart pour la seule fraude à la TVA.
En regard, la fraude aux cotisations sociales, autrement dit la fraude réalisée par les entreprises sur les versements dus à la Sécurité sociale (un sujet très rarement abordé), est estimée entre 6,8 et 8,4 milliards d’euros.
Quant à la fraude aux prestations sociales, elle s’élèverait à un peu plus de 2,3 milliards d’euros, auxquels il faut retrancher les effets massifs des taux de non-recours (35 % pour le RSA, 53 % pour la prime d’activité ou 61 % pour l’allocation adulte handicapé) estimé, lui, à près de 10 milliards d’euros. L’impact sur les finances publiques de cette fraude est donc très limité et massivement moins élevé que celui de la fraude fiscale.
Face à cette situation, les réponses des autorités sont, là encore, déséquilibrées. Et c’est l’intérêt principal de ce rapport de mettre en lumière le fait que, en dépit des beaux discours qui ont fleuri sous le dernier quinquennat, l’État concentre ses efforts là où il ne devrait pas.
Une lutte en trompe-l’œil contre la fraude fiscale
Les deux gouvernements d’Emmanuel Macron ont beaucoup communiqué sur la lutte contre la fraude fiscale. La loi a même été renforcée en juillet 2018 [1] avec l’allègement notable du « verrou de Bercy » (qui conditionnait les poursuites à l’accord du ministère) et le durcissement des sanctions prévues. Mais les bonnes volontés ont été rapidement tempérées par une autre loi, celle dite « Pour un État au service d’une société de confiance » ou « Essoc », promulguée en août 2018.
La loi Essoc cherche à sécuriser, pour les entreprises, les issues des contrôles fiscaux. Ainsi, la « garantie fiscale » qu’elle prévoit interdit à l’administration de revenir sur un contrôle. De même, l’administration doit s’assurer que les entreprises acceptent les éventuels redressements qui découleraient des contrôles. « Ceci revient à dire que c’est à l’administration de s’adapter au contribuable ou à l’entreprise faisant l’objet du contrôle », résume le rapport.
Rapport Attac et Solidaires sur la fraude fiscale et sociale
À cela s’ajoutent des changements considérables dans les pratiques de contrôle. Les contrôles « sur place » chargés de vérifier les comptabilités sont de plus en plus réalisés à distance. En parallèle, Bercy a beaucoup misé sur les logiciels d’intelligence artificielle (IA) pour détecter les fraudes. Pour l’instant, les résultats de ces méthodes sont « décevants », note le rapport.
En 2021, l’IA était à l’origine de 45 % des contrôles fiscaux, mais ces derniers n’ont permis que de récupérer 1,2 milliard d’euros, soit seulement 8,9 % de l’ensemble. Son rendement semble donc particulièrement faible, malgré la très forte communication que Bercy organise autour de cette méthode.
Enfin, il faut rappeler que l’administration fiscale est l’une des plus touchées par les baisses d’effectifs. En vingt ans, le nombre de fonctionnaires chargés de la fraude fiscale a reculé de 3 000 à 4 000 en équivalent temps plein. En 2020, seuls 9 % des effectifs de la direction générale des finances publiques (DGFiP) étaient chargés de cette tâche. Si l’on ajoute le manque de moyens du parquet national financier, on a tous les éléments pour bloquer toute forme de répression sévère du phénomène et privilégier les règlements à l’amiable promus par la loi Essoc et favorables aux entreprises.
L’effet négatif de la baisse des contrôles
Certes, on pourrait avancer l’idée que la « productivité » du contrôle fiscal s’est améliorée : on contrôlerait mieux avec moins de personnes. C’est en partie vrai, reconnaît le rapport. Certaines mesures ont pu « freiner la chute », mais on a vu avec l’IA que ces nouvelles méthodes ne sont pas entièrement convaincantes.
Surtout, « freiner la chute » ne permet pas de s’arrêter de tomber. Or, si le nombre de contrôles baisse moins vite que les effectifs, il continue néanmoins de baisser de façon significative. Ainsi, entre 2008 et 2019, le nombre de « contrôles sur place » a baissé de 13,25 %, tandis que les « contrôles sur pièces » ont eux reculé de 56 %.
Dans l’ensemble, le rapport indique que la « couverture » du tissu fiscal par les contrôles, autrement dit le rapport entre le nombre de contribuables et les contrôles, est en chute libre : -56,3 % pour le contrôle sur pièces de l’impôt sur les sociétés (IS), -82,2 % sur les mêmes contrôles pour les ménages et -72 % pour la TVA.
Logiquement, les sommes récupérées sont aussi moins élevées. Sur la même période, la chute est de 11,3 %, soit un peu moins de 2 milliards d’euros en moins entre 2008 et 2019. Et en 2021, les résultats ont été encore inférieurs de 460 millions d’euros à ceux de 2019. Selon le rapport, c’est bien la baisse du nombre de contrôles qui conduit à la baisse du résultat de ces contrôles.
D’ailleurs, rapportée aux recettes des différents impôts, la part des redressements est aussi en recul prononcé : -3,31 % entre 2008 et 2019 sur l’IS, -42,5 % sur l’impôt sur le revenu, -38,22 % sur la TVA… Serait-ce parce que la fraude est plus rare ? L’argument est souvent avancé, mais il est impossible à vérifier et ne recoupe pas les évaluations données précédemment. En réalité, un contre-argument est aussi possible : de nouvelles formes de fraudes se développent, moins détectables compte tenu de la baisse des contrôles et des nouvelles méthodes utilisées. C’est le cas notamment, souligne le rapport, de l’usage des « néo-banques » (les banques en ligne avec ouvertures de compte rapides) pour échapper à la TVA.
Le rapport rejette donc cette idée : « Les discours relativisant l’ampleur de la fraude n’ont aucun fondement. Celle-ci demeure très préoccupante, elle est élevée et fait “système”. » Autrement dit : la baisse des contrôles est une baisse concrète et assumée de la lutte contre la fraude fiscale.
La lutte contre la fraude aux prestations sociales renforcée
Le contraste avec les moyens placés dans la lutte contre la fraude aux prestations sociales est frappant. En 2020, selon le rapport, la Caisse d’allocations familiales (CAF) a réalisé, alors même que le contrôle fiscal était plus ou moins suspendu pour cause de pandémie, 36,6 millions de contrôles, soit 3,2 millions de plus qu’en 2019. Le rendement de ces contrôles est très faible : 0,1 % d’entre eux ont permis d’identifier une proportion de 0,27 % de fraudeurs parmi les allocataires.
Cela n’empêche pas de mobiliser 4 000 équivalents temps plein pour assurer ce que le rapport appelle le « contrôle social ». À Pôle emploi, les effectifs de contrôle ont déjà doublé et devraient encore doubler sous peu. Le rapport souligne, d’ailleurs, le durcissement du contrôle des personnes sans emploi en lien avec la réforme récente de l’assurance-chômage. Les contrôles s’intensifient et s’élargissent à tous les types de chômeurs. Le rapport souligne la violence du « contrôle social » : contrôles abusifs et intrusifs, méthodes de recouvrement « expéditives ».
Le rapport évoque donc une « offensive ciblée » et « idéologique ». Alors qu’on lève la contrainte du contrôle fiscal, on resserre celle du « contrôle social ». Le but de la manœuvre est évident : il s’agit de diviser la société pour qu’elle ne se soucie pas de la bienveillance relative à l’égard de la fraude fiscale. Cette situation devrait être au cœur des choix de la campagne.
C’est loin d’être le cas, beaucoup de candidates et candidats, à droite et à l’extrême droite, mélangent à dessein fraude fiscale et « sociale », comme Marine Le Pen, ou promettent encore plus de conditions et de contrôles pour les bénéficiaires de prestations sociales sans évoquer la fraude fiscale (Emmanuel Macron et Valérie Pécresse).
Comment agir ?
En guise de conclusion, le rapport donne quelques pistes pour assurer une meilleure lutte contre la fraude fiscale. Sur le plan juridique, il propose la suppression de la « garantie fiscale », la fin des niches fiscales et une meilleure coordination entre les services.
Concrètement, le rapport souligne aussi l’importance de l’abaissement du seuil de la déclaration des résultats pays par pays et de la déclaration des prix de transfert, mais aussi d’une réponse « graduée » à la fraude, autrement dit de sanctions adaptées à la gravité et à l’ampleur de la fraude. Et pour cela, il faut évidemment se donner les moyens humains et matériels de renforcer les contrôles. C’est le seul moyen de pouvoir identifier les véritables bénéficiaires des fraudes. Quant aux algorithmes, ils sont un outil complémentaire aux moyens humains, pas un outil de substitution. C’est ce que prouvent les résultats évoqués plus haut.
Enfin, le rapport rappelle l’enjeu de la coordination internationale dans ce domaine : cadastre financier, taxation unitaire, harmonisation de la TVA européenne et statut des lanceurs d’alerte.
La conclusion que l’on peut tirer de ce rapport est que les moyens d’augmenter les résultats de la lutte contre la fraude fiscale existent, à condition de faire preuve d’une réelle volonté de mener cette lutte. Ce n’est pas le cas actuellement, la pression du capital sur le politique se traduisant très concrètement par un desserrement de la lutte contre la fraude fiscale et un resserrement de celle contre la fraude « sociale ». Plus que jamais, il est donc essentiel de ne pas se tromper de priorités.
Romaric Godin
• Mediapart. 30 mars 2022 à 09h03 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/300322/l-etat-privilegie-la-lutte-contre-la-fraude-sociale-celle-contre-la-fraude-fiscale
Les articles de Romaric Godin sur Mediapart :
https://www.mediapart.fr/biographie/romaric-godin-0
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