Fable d’Ésope, écrivain de l’antiquité grecque, L’Enfant qui criait au loup raconte l’histoire d’un jeune berger qui, pour se moquer de la crédulité des villageois, les appela plusieurs fois au secours alors qu’aucun loup ne menaçait ses moutons. Puis la fois où ce fut vraiment le cas, personne ne répondit à son appel, et la bête put allègrement dévorer son troupeau.
Morale de la fable : « Les menteurs ne gagnent qu’une chose, c’est de n’être pas crus, même lorsqu’ils disent la vérité. » Nous y voici plongés, tragiquement : appelés par un berger menteur à sauver son troupeau d’un loup vorace. Avec la tentation de ne pas s’y résoudre parce qu’il a tant trompé, menti et humilié. « La catastrophe est en marche », alertions-nous dès juin 2021, en citant déjà la fable d’Ésope le Phrygien.
Emmanuel Macron ferait donc mieux de se taire pendant cet entre-deux-tours d’élection présidentielle tant il ressemble à cet enfant irresponsable qui joue avec le danger. Alors que l’extrême droite est sortie renforcée comme jamais du premier tour, à la fois démultipliée, notabilisée et banalisée, le président sortant est le plus mal placé pour inviter à l’empêcher de l’emporter au second tour.
Comptable de cette catastrophe après avoir été élu pour la conjurer, il ajoute à ce bilan peu enviable la pédagogie désastreuse d’une campagne cynique. Faisant déjà comme si tous ses suffrages du second tour vaudraient adhésion à son programme, il se moque des électeurs à coups de slogans volés – « L’avenir en commun », programme de Jean-Luc Mélenchon – et d’annonces démagogiques – un premier ministre de la « planification écologique » après avoir trahi la Convention citoyenne pour le climat.
Quand, pour la troisième fois après 2002 et 2017, la menace du loup se fait encore plus sérieuse, ce berger-là donne furieusement envie de fuir le scrutin, quel que soit le péril encouru par le troupeau (débat qui traverse aussi l’équipe de Mediapart – voir, au bas de cette page, notre boîte noire). Sauf que ce troupeau n’est pas le sien mais le nôtre.
Il s’agit de notre bien commun : l’égalité sans distinction d’origine, de condition, de naissance, de croyance, d’apparence, de sexe, de genre… Cette promesse figure à l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme intégrée au préambule de la Constitution française. Que, sous le pouvoir actuel, il faille souvent la défendre tant elle est blessée ou trahie, est sans commune mesure avec l’avènement d’une présidence qui la piétine, l’efface et la renie. C’est toute la difficulté, et en même temps la cohérence, d’une stratégie antifasciste globale.
Faire barrage au fascisme, partout, tout le temps, sans barguigner ni hésiter, c’est à la fois documenter les dérives fascisantes des pouvoirs en place (du discours de Grenoble sarkozyste en 2010 à la déchéance de nationalité hollandaise en 2015, jusqu’aux surenchères de la présidence macroniste sur le séparatisme), manifester dans la rue (malgré l’affirmation récente, à Marseille, par le président sortant que cela ne sert à rien) et utiliser son bulletin de vote (même s’il va à un candidat que l’on aurait souhaité éliminer).
« Selon nos informations, elle est totalement d’extrême droite » : le slogan choisi par l’équipe de Mediapart pour sa participation à la manifestation du samedi 16 avril contre le danger Le Pen résume notre avertissement. Ce choix n’est pas de préjugé ou d’intolérance, mais rationnel et informé, enquêté et documenté, comme on peut le vérifier en consultant les articles de notre dossier en accès libre. On y constatera la réalité vraie, violente et raciste, antisociale et antidémocratique, liberticide et antiféministe, cynique et amorale, du Rassemblement national derrière ses nouveaux atours.
Extrême droite est ici un euphémisme pour qualifier les héritiers idéologiques des ennemis de l’égalité naturelle. Depuis les proclamations de Jean-Jacques Rousseau et l’événement des révolutions inaugurales – américaine, française et haïtienne –, ce camp ne cesse d’imaginer un retour en arrière par la domination sans partage d’une origine, d’une nation, d’une culture, d’un peuple, d’une condition, d’une apparence ou d’une croyance sur toutes les autres.
Le programme de Marine Le Pen fait ainsi de la « préférence nationale », rebaptisée « priorité nationale »,sa première ambition politique, au point d’envisager de vouloir exclure au plus vite tout binational de la fonction publique. Autrement dit d’installer une hiérarchie discriminatoire liée au hasard de la naissance qui, en essentialisant l’identité nationale, incite à faire le tri entre Français, les vrais et les faux, les bons et les mauvais. Et ainsi d’entraîner notre pays dans une perdition sans retour.
La « race », cette construction imaginaire d’une identité pure et immobile, finit le plus souvent par entraîner cette obsession de l’uniformité et de la hiérarchie dans une idéologie meurtrière qui souhaite l’effacement, l’exclusion ou la suppression de tout ce qui la contredit, qu’il s’agisse de différences ou de dissidences. C’est bien pourquoi il ne s’agit pas là d’opinions dont on pourrait débattre mais de délits désormais inscrits dans la loi puisque l’Histoire a montré que ces idées menaient à des crimes de masse.
Si l’on en doutait, pensant que cette folie était révolue avec les génocides du siècle passé, la banalisation pendant cette campagne du discours sur le « grand remplacement » et la « remigration » a prouvé le contraire : ce n’est rien d’autre qu’un appel à l’annihilation des musulmans de France. Du moins pour commencer, tant le racisme est une poupée gigogne qui emboîte nombre d’autres boucs émissaires sous la cible principale, comme le démontre la persistance de l’antisémitisme, voire sa renaissance avec la réhabilitation de Vichy et du maréchal Pétain ou le soupçon sur l’innocence du capitaine Dreyfus.
Dans la diversité de leurs itinéraires qui traversent tout l’espace politique – ralliés à Marine Le Pen au second tour, Éric Zemmour revendique son admiration pour le chevènementismeet Nicolas Dupont-Aignan vient de la droite gaulliste –, le cumul de trois candidats d’extrême droite souligne combien ce passé qui ne passe pas révèle, sur la longue durée, le côté obscur de la France. Sa part d’ombre politique, active et vivace tel un volcan endormi : une poudrière redoutable, au croisement du pétainisme et du colonialisme, de l’impérialisme et du bonapartisme, dont les héritages ne sont toujours pas soldés.
Marine Le Pen est l’ultime avatar d’une sombre généalogie dont la France n’a pas encore réussi à se délivrer.
Penseurs de la contre-révolution après 1789 et antidreyfusards antisémites de la fin du XIXe siècle, soutiens du fascisme italien et collaborateurs du nazisme allemand dans la première moitié du XXe siècle, idéologues de la torture coloniale et terroristes de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, enfin Ordre nouveau puis le Front national sans oublier le laboratoire intellectuel de la Nouvelle Droite : Marine Le Pen est l’ultime avatar d’une sombre généalogie dont la France n’a pas encore réussi à se délivrer.
Se laisser duper par son récent déguisement en amie des chats, bonne copine et paisible jardinière, au point de faire entrer le loup néofasciste dans la bergerie démocratique, c’est accepter un point de non-retour. Croire qu’il y aura suffisamment d’anticorps, dans l’appareil d’État et dans la mobilisation de la société, pour l’en expulser au plus vite, c’est sous-estimer la force d’inertie de ce passé non soldé et toujours présent, sans compter l’exceptionnalité des institutions françaises qui font de la présidence, une fois conquise, une forteresse quasiment inexpugnable.
Hélas, cette éventuelle tragédie ne semble même pas effleurer Emmanuel Macron qui, à une semaine du vote final, n’hésite pas à renvoyer dos à dos « extrême droite » et « extrême gauche » pour mieux définir son propre camp comme « l’extrême centre ». Une semaine avant le premier tour, il avait osé mettre à équivalence l’extrême droite (le « politiquement abject ») et l’antifascisme (le « politiquement correct »). Insulte à la mémoire des résistances, aussi bien au nazisme qu’au colonialisme, l’inculture historique redouble ici l’irresponsabilité démocratique.
Le barrage à l’extrême droite se fera donc malgré Emmanuel Macron et contre lui. Élu pour mettre fin à l’interminable crise démocratique française, dont l’absolutisme présidentiel est l’accélérateur et l’ascension de l’extrême droite la résultante, ce président a fait tout le contraire durant cinq ans. On peine à croire que, le 7 mai 2017, au soir de l’élection, il promettait « une nouvelle page de notre longue histoire », celle « de l’espoir et de la confiance retrouvés ».
« Le renouvellement de notre vie publique s’imposera à tous dès demain, proclamait-il. La moralisation de notre vie publique, la reconnaissance du pluralisme, la vitalité démocratique seront, dès le premier jour, le socle de mon action. » Même insistance dans son discours d’investiture, prononcé à l’Élysée le 14 mai 2017 : « Je veillerai à ce que notre pays connaisse un regain de vitalité démocratique. Les citoyens auront voix au chapitre. Ils seront écoutés. »
Ce fut tout l’inverse. Menant avec autant d’arrogance que de brutalité une politique de classe, au service d’intérêts sociaux minoritaires, il a résolument choisi de faire diversion sur les terrains sécuritaires, migratoires et identitaires, ceux-là mêmes qui sont le fonds de commerce du néofascisme.
Si celui-ci frappe aujourd’hui à la porte présidentielle, c’est bien parce que la fascisation n’a cessé de progresser sous cette présidence, laissant libre cours à la désignation de boucs émissaires plutôt que de rassembler autour des urgences écologiques, sociales et démocratiques. Est-il besoin de rappeler l’assidue fréquentation de Philippe de Villiers, butte témoin des droites identitaires, ou la sollicitude envers Éric Zemmour, propagandiste raciste avéré, sans parler de la complaisance des ministres pour CNews, chaîne télévisée de la haine raciste et xénophobe ?
Sans précédent par sa violence depuis la guerre d’Algérie, la répression des mouvements sociaux, notamment des « gilets jaunes » mais aussi de la jeunesse et des quartiers populaires, a remplacé l’État de droit par un État de police, brutalisant les libertés fondamentales. Les incessantes campagnes contre les épouvantails islamo-gauchistes et la complaisance pour les propagandistes médiatiques du racisme islamophobe ont enfanté d’une loi liberticide qui, au prétexte du « séparatisme » – vocable hier réservé aux communistes et aux anticolonialistes –, criminalise l’auto-organisation des discriminés.
À ces portes ouvertes à la haine ordinaire, largement documentée par Mediapart, la présidence Macron a ajouté une régression dans l’exigence démocratique, renonçant à la vertu républicaine et méprisant les contre-pouvoirs.
Face à un garde des Sceaux mis en examen pour conflit d’intérêts, jamais les magistrats n’ont été autant mobilisés pour défendre l’indépendance de la justice. Quant aux médias, il suffit d’aller voir notre film Media Crash pour constater l’accélération d’un désastre dont les principaux acteurs sont des milliardaires choyés par cette présidence. Mais l’illustration la plus bavarde de cette déchéance démocratique est fournie par le cas Nicolas Sarkozy.
C’est donc dans la douleur que beaucoup d’entre nous utiliseront le bulletin Macron pour voter contre Le Pen afin de conjurer cette catastrophe et l’effroi qui nous saisit face à son éventualité.
Bien qu’il soit deux fois condamné en première instance, notamment pour corruption, et toujours mis en examen dans le dossier libyen pour « association de malfaiteurs », « détournement de fonds publics », « financement illicite de campagne électorale »et, de nouveau, « corruption », la cause judiciaire de l’ex-président est relayée sans vergogne par l’entourage présidentiel. À la nouvelle de son soutien électoral déclaré, le candidat sortant s’est même empressé d’y voir un geste qui « honore et oblige ».
Autant de faits qui incitaient à sanctionner Emmanuel Macron au premier tour. Et que l’on doit garder à l’esprit maintenant qu’il s’agit d’éviter une victoire de l’extrême droite au second tour. C’est donc dans la douleur que beaucoup d’entre nous, dimanche 24 avril, utiliseront le bulletin Macron pour voter contre Le Pen afin de conjurer cette catastrophe et l’effroi qui nous saisit face à son éventualité.
Il s’agira de voter contre elle et certainement pas pour lui. C’est un vote de raison, pas de passion. En matière électorale, l’émotion n’est pas bonne conseillère. Il ne manque pas d’exemples, à l’étranger ou dans le passé, pour nous rappeler que les urnes de la colère produisent des lendemains amers, de souffrance accrue et d’oppression aggravée.
Surtout, pensons à toutes celles et tous ceux qui seraient les premières victimes d’une présidence néofasciste – musulman·es, Arabes, Africain·es, immigré·es, Noir·es, réfugié·es, étrangères et étrangers, LGTBQI+, juifs, roms, etc. « L’extrême droite au pouvoir, c’est un point de non-retour », confie ainsi à Mediapart le rappeur Médine.
« Sauvons la liberté, la liberté sauve le reste » : cette recommandation de Victor Hugo, dans ses Choses vues, rappelle que, pour le camp de l’émancipation, le choix électoral est entre le maintien d’un espace de conflit, d’opposition et de mobilisation, ou son éclipse brutale, dont le programme anticonstitutionnel de Marine Le Pen ne fait aucunement mystère. Mieux vaut poursuivre debout le combat contre une fascisation qui, hélas, gangrène droites et gauches de gouvernement que de prendre le risque de devoir combattre le fascisme à genoux. Comme entendu dans les manifestations du samedi 16 avril, « mieux vaut un vote qui pue qu’un vote qui tue ».
Un journal indépendant n’est pas un directeur de conscience, avons-nous rappelé avant le premier tour en invitant, déjà, à faire barrage à l’extrême droite par un vote pour le candidat de gauche le mieux placé, dans la diversité de nos sensibilités, afin de le hisser au second tour. Aujourd’hui que cet espoir est déçu, nous ne changeons pas d’attitude, espérant convaincre, par nos informations, du péril Le Pen celles et ceux qui, pour toutes les raisons rappelées précédemment, envisagent de s’abstenir ou de voter blanc.
Pour autant, nous nous refusons à les sermonner ou à les culpabiliser. Si, par malheur, l’extrême droite parvenait au pouvoir au soir du 24 avril, les premiers responsables seront ceux qui auront voté pour elle par conviction ou par complaisance, pensant qu’elle n’est pas un danger. Mais aussi ceux qui, depuis cinq ans, les ont encouragés en cédant du terrain à ses obsessions identitaires.
Sans compter ceux qui, à l’instar du président sortant et de ses soutiens, n’auront pas réussi à mobiliser l’électorat des oppositions de gauche, en ignorant leurs attentes et en méprisant leurs colères.
Edwy Plenel
Boîte noire
Entre rejet de Marine Le Pen et critique d’Emmanuel Macron, ce parti pris exprime une position antifasciste de principe, indépendante des aléas de la campagne électorale. J’en suis seul comptable même si, comme le précédent avant le premier tour, il a été nourri des discussions de l’équipe de Mediapart. Celle-ci en a longuement débattu depuis le scrutin du 10 avril, traversée par les mêmes tiraillements que notre lectorat, entre ceux qui n’hésiteront pas à voter Macron contre Le Pen et d’autres qui préféreront ne pas participer au scrutin, tout en partageant le même engagement contre l’extrême droite. L’équipe de Mediapart a d’ailleurs collectivement décidé d’appeler et de participer à la manifestation parisienne contre le péril Le Pen du samedi 16 avril.