Dans cet espace mondial, l’interaction entre le nouveau cycle de militarisation et le durcissement de la concurrence économique devient plus intense. L’humanité est confrontée, comme dans les conjonctures antérieures de l’impérialisme, aux plus graves dangers.
L’insertion de la Russie dans l’économie mondiale : d’Eltsine à Poutine
La Russie est entrée dans une dynamique capitaliste après la disparition de l’URSS et, dès le début, l’intégration dans le marché mondial a guidé les réformes du gouvernement Eltsine. Le développement d’un ‘capitalisme des oligarques’ a été conçu par des économistes américains et russes et le soutien financier du FMI n’a jamais manqué. Les programmes mis en place à l’initiative du FMI et de la Banque mondiale ont été qualifiés de « thérapie de choc » par Jeffrey Sachs, professeur à Harvard et qui en fut un de ses promoteurs [1]. Dans les pays ex-« socialistes », ces prescriptions se sont traduites par ce que Marx nommait une « accumulation primitive du capital » qui repose sur les méthodes les plus brutales de mise en mouvement de la force de travail.
La classe dominante russe, appelée ‘oligarque’ mais qui est typiquement capitaliste, s’était formée au cours des réformes (la perestroïka) engagée en URSS par Mikhaïl Gorbatchev au cours des années 1980. Elle fut rejointe par les dirigeants des usines qui furent privatisées en application de la ‘thérapie de choc’. A la fin des années 1990, trois ou quatre groupes d’oligarques dominaient l’économie et la politique russe [2]. Ils avaient ancré l’économie russe dans la ‘mondialisation’ après l’adhésion de la Russie au FMI en 1992. Toutefois, les conséquences sociales dramatiques de l’accumulation primitive (baisse de l’espérance de vie, perte de droits sociaux, revenus en baisse, etc.) – dont témoignaient par exemple les grèves des mineurs de charbon en mai 1998, le pillage organisé des ressources naturelles, le défaut de la Russie sur sa dette publique en 1998 et la soumission du gouvernement d’Eltsine à la domination du bloc transatlantique (voir plus loin) – conduisirent à son remplacement par Poutine. La déclaration commune de Bill Clinton et de Boris Eltsine, faite en 1993, affirmant « l’unité au sein de l’aire euro-atlantique de Vancouver à Vladivostok », s’était en fin de compte traduite par un effondrement de la Russie et une expansion de l’OTAN déjà qualifiée d’« inacceptable » dans un document de sécurité nationale publié en 1997 [3].
Vladimir Poutine a procédé à une sérieuse réorganisation/épuration de l’appareil d’Etat russe. Sa politique économique a été reconstruite autour d’un Etat fort et elle a pris appui sur l’appareil militaro-industriel, la définition d’objectifs planifiés et même quelques renationalisations. Un de ses conseillers, qui quitta la Russie en 2013 en désaccord avec lui et qui devint économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), rappelle que l’objectif des réformes des années 2000 était une amélioration radicale du climat des affaires afin d’attirer les investissements étrangers [4]. En 2011, la Russie adhéra à l’OMC.
Vladimir Poutine a donc maintenu l’objectif d’intégration de la Russie dans la mondialisation. Il n’avait nullement l’intention de revenir à une sorte de construction du ‘capitalisme dans un seul pays’, pour paraphraser la vision de Staline. En 2008, un des plus influents groupes de réflexion (Think tanks) américains s’en félicitait et soulignait que « la Russie est intrinsèquement une composante de la communauté internationale et elle utilise son intégration économique [dans le monde, C.S.] afin de permettre à son économie d’atteindre ses objectifs ». [5] En 2019, la Banque mondiale classait encore la Russie au 31e rang dans son classement des pays selon la facilité d’y faire des affaires, soit un rang devant la France [6]… Depuis 2003, ce rapport annuel, fondé sur 41 critères et conçu par des économistes néoclassiques réputés, a servi à justifier la nécessité des mesures de déréglementation et de privatisation des infrastructures et services publics jusqu’à ce que le scandale éclate : certains classements étaient truqués sous pression de gouvernements (la Russie n’était toutefois pas incriminée). Misère ! Le FMI ne s’est pas appliqué à lui-même et à ses dirigeants les recommandations de bonne gouvernance qu’il impose aux peuples.
Les grands groupes eux-mêmes appréciaient les ambitions économiques de Poutine, ainsi que le déclare l’ancien PDG de BP (huitième groupe mondial) : « Loin d’être considéré comme un apprenti-dictateur, Poutine était vu comme le grand réformateur, celui qui donnerait un bon coup de balai dans les écuries. » [7] Et pour ne pas faire une longue litanie, on citera pour finir le PDG de BlackRock, premier fonds d’investissement mondial : « Au début des années 1990, l’insertion de la Russie dans le système financier mondial fut saluée [et ensuite] elle est devenue connectée au marché mondial des capitaux et fortement liée à l’Europe occidentale. » [8]
En somme, le gouvernement Poutine a complètement endossé l’expansion du capitalisme en Russie et son intégration dans le marché mondial, mais sous condition du maintien d’un contrôle étroit de son économie et de la population.
La politique économique a rencontré des succès pendant quelques années. Le PIB et les revenus des ménages ont augmenté, les investissements étrangers ont afflué, les recettes tirées des exportations ont progressé. Cette embellie économique a disparu à la fin des années 2000. La forte croissance du PIB (+7% par an entre 1999 et 2008) a laissé place à une quasi-stagnation : entre 2009 et 2020, le taux de croissance du PIB n’a pas dépassé 1% par an. En fait, la période de forte croissance a résulté de l’accumulation massive de la rente pétrolière et gazière : entre 1999 et 2008 la production de pétrole et de gaz a quintuplé et leur prix a plus que doublé au cours de la même période. Faute de diversification industrielle d’ampleur, l’économie et les finances publiques demeurent aujourd’hui étroitement dépendantes de la rente pétrolière et gazière. Ainsi, en 2018, la part du secteur pétrolier et gazier a été de 39% dans la production industrielle, de 63% dans les exportations, et de 36% dans les recettes budgétaires de l’Etat russe (source : OCDE). Cette addiction à la rente est d’autant plus dangereuse que les prix de ces ressources naturelles et leurs évolutions sont amplifiées sur les marchés de commodités (matières premières et denrées agricoles) largement dominés par des logiques financières.
Les investissements directs du reste du monde en Russie (IDE entrants, IDEe) et de la Russie vers le reste du monde (IDE sortants, IDEs) qui procèdent par rachat d’entreprises (les fusions-acquisitions) et par la construction de nouveaux sites de production sont soigneusement scrutés par les économistes, car ils sont emblématiques de l’internationalisation du capital. Le graphique 1 confirme les trois périodes concernant les IDEe et les IDEs de la Russie : de 1991 à 2000, leur effondrement sous le mandat d’Eltsine, leur forte croissance entre 2000 et 2008 et depuis 2008 leur tendance baissière, en dépit d’une l’embellie momentanée (2016-2018).
IDEe et les IDEs de la Russie de 1991 à 2020
Lecture : Les IDE sortants de la Russie rapportés aux IDE sortants du monde se sont élevés à 4,3% en 2013 et 4,6% en 2018.
Source : l’auteur à partir des données de la Banque mondiale
L’objectif central de Poutine était de rétablir le poids géopolitique de la Russie dans l’espace mondial. Dès le début de son mandat, il a reconstitué une industrie d’armement qui avait été ébranlée au cours des années Eltsine. Le nombre d’entreprises de défense est passé de 1800 en 1991 à 500 en 1997 et leur production (militaire et civile) a chuté de 82% [9]. Poutine a réorganisé l’industrie, mis en place des structures centralisées d’exportation et maintenu une forte croissance des dépenses militaires après la crise de 2008, augmentant ainsi mécaniquement leur part dans le PIB jusqu’en 2017 (puisque celui-ci stagnait). Les dépenses consacrées aux systèmes d’armes représentent environ 62-65% du budget militaire (qui comprend également les dépenses de personnel et de fonctionnement), une proportion bien supérieure à celle des pays développés [10]. Une idée de la ponction sur les richesses est donnée par l’indicateur dépenses militaires/PIB : la part des dépenses de défense dans le PIB a évolué entre 4,2 et 4,5% au cours de la décennie 2010, un montant légèrement supérieur à celui des Etats-Unis.
Poutine a donc affermi les deux forces motrices – les oligarques et l’appareil militaro-industriel – qui structuraient la Russie post-soviétique afin de rétablir son statut international.
A la fin des années 2000, l’accumulation des difficultés économiques est allée de pair avec des ambitions militaires croissantes. Faire la guerre coûte d’autant plus cher que l’économie stagne. Plus on fait la guerre et plus les ponctions opérées sur les secteurs productifs augmentent, qu’elles s’exercent par l’intégration d’activités civiles (automobiles, compagnies aériennes, etc.) dans les conglomérats de défense ou par l’obligation faite aux compagnies minières et d’énergie d’acheter certains de leurs produits aux entreprises de défense [11]. Il faut ajouter que des centaines d’entreprises russes de défense auxquelles l’industrie ukrainienne fournissait un certain nombre de sous-systèmes électroniques jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 ont dû trouver d’autres fournisseurs. Enfin, la part des ventes d’armes russes dans le commerce mondial des armes a nettement diminué depuis 2014.
Il est tentant d’établir une relation de causalité linéaire entre, d’une part, l’intensification du militarisme russe et, d’autre part, ses difficultés économiques et la baisse continue de sa place dans l’économie mondiale, sans que le sens de la causalité soit clair. En fait, les interrelations existent et elles ont été construites au cours des décennies précédentes. La décomposition du régime soviétique au cours des années 1980 n’a pas détruit l’appareil militaro-industriel. Il n’a pas non plus été emporté par le mouvement de privatisations des entreprises décidé par les oligarques du gouvernement Eltsine. Poutine a redonné à l’appareil militaro-industriel la puissance qu’il avait momentanément perdue et l’a orienté vers l’objectif de redonner à la Russie son ‘rang dans le monde’.
L’invasion de l’Ukraine parachève un interventionnisme militaire qui a accéléré au cours des années 2000. Il s’explique par les profondes transformations internes que la Russie a connues après l’arrivée au pouvoir de Poutine. Mais le surgissement militaire de la Russie a été tout autant facilité par les bouleversements de l’ordre géopolitique et économique international qui forment ce que j’ai appelé le ‘moment 2008’ et qui a mis fin à la période de domination sans égale des Etats-Unis ouverte avec la disparition de l’URSS en 1991. Quatre évènements majeurs résument ces transformations : la crise financière de 2008 qui a affaibli les économies des pays développés et avant tout les Etats-Unis et l’UE, l’émergence de la Chine comme puissance géoéconomique, l’enlisement des armées américaines en Irak et en Afghanistan et l’explosion populaire (les ‘printemps arabes’) qui a ébranlé le Maghreb et le Moyen-Orient. Ces transformations de l’espace mondial ont d’abord été exploitées par l’impérialisme russe dans sa périphérie. La guerre en Ukraine est en effet le dernier maillon d’une chaîne d’invasions décidées par Vladimir Poutine : en Tchétchénie (1999-2000), en Géorgie pour soutenir l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie (2008), en Ukraine pour soutenir l’indépendance des régions de Louhansk and Donetsk et rattacher la Crimée à la Russie (2014) et l’envoi de troupes afin d’aider à la répression des manifestations au Kazakhstan (janvier 2022). Vladimir Poutine a également mis à profit cette nouvelle conjoncture internationale pour consolider ses positions militaires au Moyen-Orient grâce à l’intervention de l’armée russe contre le peuple syrien qui depuis 2011 réalisait lui aussi son ’printemps arabe’. L’intervention russe s’est faite au nom du mot d’ordre consensuel de ‘guerre au terrorisme’.
Un impérialisme multiséculaire ?
Le terme d’impérialisme a resurgi avec l’invasion russe en Ukraine. Il avait pratiquement disparu, à l’exception des critiques radicaux de la politique internationale des Etats-Unis dont la plupart lui préfèrent d’ailleurs le terme d’’empire’. Il avait pourtant déjà été utilisé après les attentats du 11 septembre 2001 par les nouveaux penseurs du capitalisme. Robert Cooper, conseiller diplomatique de Tony Blair puis de Javier Solana, haut représentant pour la politique de défense et de sécurité de l’UE, avait résumé l’humeur ambiante en parlant de la nécessité d’un ‘impérialisme libéral’ capable de faire la guerre à cette autre partie de l’humanité qu’il nommait les ‘barbares’. Impérialisme ‘libéral’, ‘humanitaire’, tel était le ‘fardeau de l’homme occidental’ à l’ère de la mondialisation. Les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye en sont les bannières ensanglantées.
Aujourd’hui, la plupart des commentateurs utilisent le terme impérialisme dans un sens totalement opposé à celui qu’ils donnaient il y a vingt ans pour justifier le comportement des Etats-Unis et de l’Occident. Désormais, l’impérialisme russe décrit une invasion qui renoue avec l’utilisation directe de la force armée pour conquérir de nouveaux territoires et, selon ces mêmes commentateurs, la guerre en Ukraine s’inscrit dans une tradition pluriséculaire russe. Un groupe de réflexion américain influent cite une déclaration de Catherine II datant de 1772 afin d’établir une « continuité directe avec les deux empires russes : le premier sous la direction des Tsars Romanov (1727-1917) et le second avec l’URSS » [12]. Un commentateur français expérimenté note que « son tsar actuel, Vladimir Poutine » poursuit les ambitions impériales de l’Empire russe et s’interroge : “Vladimir Poutine, en marche vers un nouvel impérialisme russe ? » [13]
Ces raccourcis transhistoriques sont d’une très faible portée analytique. Certes, l’histoire est indispensable pour expliquer le présent, mais elle ne suffit pas. Qui pourrait se satisfaire d’une analyse qui expliquerait le redéploiement de l’armée française au Sahel après son départ du Mali en 2022 par la promulgation par Louis XIV du Code Noir légalisant l’esclavage en 1685 ? Plus important encore, l’affirmation d’une immuabilité de l’impérialisme russe fait le silence sur la rupture certes très temporaire mais profonde opérée au début du régime soviétique [14]. Le Président russe reproche d’ailleurs violemment « à la Russie bolchevik et communiste » d’avoir soutenu le droit du peuple ukrainien (mais également celui des peuples d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Biélorussie, de Géorgie, etc.) à l’autodétermination. Il est vrai que dès 1914, Lénine avait déclaré : « Ce que l’Irlande était pour l’Angleterre, l’Ukraine l’est devenue pour la Russie : exploitée à l’extrême, elle ne reçoit rien en retour. Ainsi, les intérêts du prolétariat mondial en général et du prolétariat russe en particulier exigent que l’Ukraine retrouve son indépendance étatique. » [15] Lénine fut effrayé par le comportement de Staline sur la question des nationalités, et comprit ce qu’il risquait de mettre en œuvre. Un de ses derniers écrits avant sa mort mettait en garde contre lui : « Une chose est la nécessité de faire front tous ensemble contre les impérialistes d’Occident, défenseurs du monde capitaliste. […] Autre chose est de nous engager nous-mêmes, fût-ce pour les questions de détail, dans des rapports impérialistes à l’égard des nationalités opprimées, en éveillant ainsi la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l’impérialisme. » [16] Trotski reprit également contre l’extermination du people ukrainien par Staline l’exigence du « droit à l’autodétermination nationale [qui] est bien entendu un principe démocratique et pas socialiste » et il revendiqua une Ukraine indépendante contre « le pillage et le règne arbitraire de la bureaucratie » [17].
Le recours à l’histoire est certes utile, mais à la condition de ne pas être un substitut à une analyse concrète [18].
Les impérialismes contemporains
La planète ne ressemble pas au ‘grand marché’ imaginé par les théories économiques dominantes. Elle constitue un espace mondial au sein duquel les dynamiques d’accumulation du capital interagissent en permanence avec l’organisation du système international des Etats. Il faut une fois de plus rappeler que le capital est un rapport social qui est politiquement construit autour d’Etats ‘souverains’ et qui se déploie sur des territoires définis par des frontières nationales. Certes, les mesures de déréglementation ont permis au capital argent de prêt de circuler sur les marchés financiers internationaux, mais leur valorisation prédatrice dépend en fin de compte de l’accumulation productive qui demeure le fondement de la création de valeur et qui est par définition territorialisée. La tendance « du capital à créer le marché mondial » que Marx et Engels analysaient déjà au milieu du XIXe siècle n’a donc pas aboli les frontières nationales, et moins encore les rivalités économiques et politiques qui en résultent.
L’espace mondial est de ce fait hautement inégal et hiérarchisé en fonction de la puissance des pays. Le statut international d’un pays dépend des performances de son économie – ce que les économistes appellent sa compétitivité internationale – et de ses capacités militaires. En règle générale, on trouve les mêmes pays dans les hiérarchies mondiales des puissances économiques et militaires. On peut alors définir comme impérialistes les quelques pays qui orientent à leur avantage le fonctionnement du système international des Etats – au sein des institutions internationales et par le moyen d’accords bi- ou-multilatéraux – et qui capturent une partie de la valeur créée dans les autres pays. Des économistes marxistes proposent, avec différentes méthodes de calcul, une évaluation du montant des transferts de valeur au profit des pays dominants. Par exemple, Guglielmo Carchedi et Michael Roberts estiment que ces transferts sont passés de 100 milliards de dollars (constants) par an dans les années 1970 à 540 milliards de dollars (constants) aujourd’hui [19].
Le comportement des pays impérialistes n’est toutefois pas uniforme et les différences portent sur la façon dont ils combinent le mix de leurs performances économiques et de leurs capacités militaires. La Russie mobilise massivement ses capacités militaires pour défendre son statut mondial contre les Etats-Unis et l’OTAN et elle le fait d’autant plus que ses performances économiques se détériorent (voir plus haut). Ses guerres de conquête territoriale évoquent les guerres de colonisation des pays européens avant 1914. Toutefois, les effets positifs qu’elles eurent sur les pays capitalistes européens ne sont à l’évidence pas observés aujourd’hui, même si certains avancent que l’objectif de Vladimir Poutine est de permettre à la Russie de mettre la main sur les ressources naturelles (gaz, pétrole, fer, uranium, céréales, certains matériaux essentiels pour la fabrication des composants électroniques) de l’Ukraine [20] et d’élargir son accès à la mer Noire.
Cependant, l’impérialisme contemporain n’est pas plus réductible aujourd’hui à la conquête armée et à la colonisation qu’il ne l’était avant 1914. La capacité d’un pays de capturer une partie de la valeur créée dans le monde révèle également une structure de l’espace mondial dominé par les impérialismes. L’Allemagne en est une illustration flagrante et elle se situe à l’extrême opposé de l’attitude de la Russie. Elle a tout à gagner à l’expansion et l’ouverture de l’économie mondiale dont elle tire d’importants revenus, un comportement qui est résumé dans la formule souvent utilisée par le personnel politique de ce pays : ‘le changement (de régime) par le commerce’.
Les Etats-Unis représentent un cas particulier et unique sur de nombreux points. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont mis en place avec les pays de l’Europe de l’Ouest un ‘bloc transatlantique’ dirigé contre l’URSS et la Chine et qui repose sur un solide trépied : une intégration économique croissante des capitaux financiers et industriels, une alliance militaire (l’OTAN) et une communauté de valeurs qui associe économie de marché, démocratie et paix. Les Etats-Unis ont construit des alliances en Asie-Pacifique qui reposent sur le même trépied (Japon, et l’ANZUS qui réunit l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis). En sorte qu’on peut considérer que le bloc transatlantique ne désigne pas seulement l’Amérique du Nord et l’Europe, mais un espace géoéconomique qui inclut certains pays d’Asie-Pacifique.
La supériorité militaire des Etats-Unis est indéniable. Les Etats-Unis comptent pour 40% des dépenses militaires mondiales, ce qui représente un peu plus que le total cumulé des 9 pays suivants. Un chercheur américain estime qu’il existe près de 800 bases militaires réparties dans plus de 70 pays pour un coût de 85 à 100 milliards de dollars par an (en gros le double de tout le budget de défense annuel de la France) [21]. Cette suprématie militaire qui remonte à la Seconde Guerre mondiale a définitivement exclu la transformation de la concurrence économique en conflits armés au sein du bloc transatlantique. L’écart de capacités militaires entre les Etats-Unis et les autres pays va encore s’accroître à la suite de la guerre en Ukraine. L’Administration Biden annonce une augmentation jamais vue depuis des décennies du budget militaire qui atteindra 813 milliards de dollars en 2023.
La France est comme les Etats-Unis, caractérisée par un positionnement international qui mêle étroitement une présence économique et des capacités militaires, mais on a compris qu’elle ne concourt pas dans la même division que les Etats-Unis. Son statut de puissance nucléaire la maintient comme puissance mondiale, mais dans le nouvel environnement international post-2008, les interventions de son corps expéditionnaire en Afrique – dont l’enlisement devient évident – ne suffisent plus à masquer l’affaiblissement de son poids économique dans le monde.
La mondialisation armée
L’invasion russe en Ukraine a fracassé le mythe de la ‘mondialisation pacifique’ qui avait semblé être conforté par l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale après la disparition de l’URSS. Ce mythe d’un capitalisme pacifique a été répandu par les économistes dominants qui expliquaient que la paix résulterait de l’extension de l’économie de marché, puisque le marché réalise la synthèse des volontés individuelles d’agents libres et souverains. Ils ajoutaient que la paix serait renforcée par la croissance des échanges commerciaux et financiers entre les nations car l’interdépendance économique réduit les pulsions bellicistes [22]. Les politistes dominants complétaient la nouvelle orthodoxie en ajoutant que l’extension de la démocratie consécutive à la disparition de l’URSS renforcerait la paix entre les nations. Thomas Friedman, éditorialiste renommé du New York Times, traduisait en termes populaires la nouvelle orthodoxie : « deux pays qui ont des restaurants McDonald’s ne se font pas la guerre » [23] puisqu’ils partagent une vision commune. Son ouvrage a-t-il été traduit en russe ? En tout cas, la présence en 2022 de 850 restaurants en Russie qui emploient 65 000 salariés n’auront pas suffi à convaincre Poutine [24].
« La fin de l’histoire » annoncée par Francis Fukuyama avait sonné et les économistes et politistes nous proposaient donc une économie politique de la mondialisation au format PDF (Peace-Democracy-Free markets). En réalité, la période ouverte par la destruction du mur de Berlin avait tout d’une mondialisation armée [25]. En effet, la focale mise aujourd’hui en Europe sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine ne doit pas cacher le tableau d’ensemble. Depuis 1991, les conflits armés prolifèrent : en 2020, l’Institut UDCP/PRIO comptait 34 conflits armés dans le monde. On estime que 90% des morts des guerres des années 1990 sont des civils. En 2000, les Nations Unies comptaient 18 millions de réfugiés et déplacés internes mais ils étaient 67 millions en 2020. La majorité d’entre elles se déroule en Afrique et puisqu’elles opposent des factions à l’intérieur des pays, elles ont été qualifiées de ‘guerres civiles’, ‘ethniques’, etc. En conséquence, les penseurs dominants, en particulier au sein de la Banque mondiale les imputaient à une mauvaise gouvernance interne à ces pays. C’est tout le contraire. Les guerres ‘locales’ ne sont pas des enclaves au sein d’un monde connecté, elles sont intégrées par de multiples canaux dans la ‘mondialisation-réellement-existante’ [26]. Le pillage des ressources qui enrichit les élites locales et les ‘seigneurs de guerre’ alimente les chaînes d’approvisionnement mondiales construites par les grands groupes industriels. Un exemple souvent cité est celui du coltan/tantale situé en République démocratique du Congo, acheté par les grands groupes de l’économie numérique. D’autres canaux relient ces guerres aux marchés des pays développés. Les élites gouvernementales, généralement soutenues par les gouvernements des pays développés qui les légitiment comme membres de la ‘communauté internationale’ (ONU), recyclent grâce aux institutions financières et aux paradis fiscaux européens leurs immenses fortunes accumulées dans ces guerres et par l’oppression de leurs peuples.
Des guerres menées au nom de l’’impérialisme libéral’ ont également eu lieu. Les Etats-Unis ont dirigé les opérations en prenant appui sur l’OTAN. Ils ont en général obtenu une autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies – une exception notable étant la guerre en Irak en 2003 –, bien qu’ils soient allés plus loin que le mandat ne les autorisait, comme ce fut le cas en Serbie (1999) et en Libye (2011). Enfin, des conflits d’envergure continuent dans des régions où se trouvent des pays candidats à un rôle régional (Inde, Pakistan) et au Moyen-Orient (Iran, Israël, monarchies pétrolières, Turquie).
Le monde contemporain est donc confronté à quatre types de guerres : les guerres poutiniennes, les ‘guerres pour les ressources’, les guerres de l’’impérialisme libéral’ et les conflits armés régionaux. Ensemble, elles confirment que l’espace mondial est fracturé par des rivalités économiques et politico-militaires qui concernent au premier chef les grandes puissances.
L’économie, continuation de la guerre par d’autres moyens
Les guerres ne sont pas la seule caractéristique de la période contemporaine. Depuis 2008, les interférences entre la concurrence économique et les rivalités géopolitiques sont plus intenses. Les grands pays ne mobilisent pas seulement les moyens ‘civils’, tels que les médias et le cyberespace à des fins militaires dans les guerres qualifiées ‘d’hybrides’. Ils transforment les échanges économiques en terrain d’affrontements géopolitiques, ce qui conduit à une ‘militarisation du commerce international’ (weaponization of trade) [27]. On pourrait donc inverser la formule de Clausewitz en disant que plus que jamais la ‘compétition économique est la continuation de la guerre par d’autres moyens’. Concrètement, les pays du G20 qui sont les plus puissants ont sérieusement augmenté les barrières protectionnistes et, afin de faire semblant de ne pas déroger aux règles libérales contrôlées par l’OMC, ils le font en invoquant des motifs de sécurité nationale qui demeurent en principe une affaire souveraine des nations [28]. La pandémie a amplifié cette militarisation du commerce international.
Les sanctions économiques, souvent utilisées par les pays occidentaux, notamment contre la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014, mais également par les administrations Trump et Biden contre la Chine accentuent également la ‘militarisation du commerce international’. Les préoccupations militaires et de sécurité nationale sont invoquées, alors que bien souvent l’objectif des sanctions adoptées par les gouvernements des pays occidentaux est d’appuyer leurs grands groupes et de protéger leurs industries, y compris contre d’autres pays occidentaux.
Les sanctions qui sont aujourd’hui prises contre la Russie, et qui sont d’ailleurs présentées comme un substitut à une impossible intervention militaire directe de l’OTAN, constituent cependant un saut qualitatif. Elles sont d’une ampleur sans précédent puisque selon Joe Biden, elles sont « destinées à mettre à genoux la Russie pour de longues années ». Elles ont pour objectif de recentrer l’économie mondiale sur le bloc transatlantique avec des conséquences plus qu’incertaines (voir plus loin).
Les guerres et la ‘militarisation du commerce’ coexistent donc aujourd’hui avec l’interdépendance économique produite par la mondialisation. Ce n’est pas vraiment une nouveauté. La faible distance qui séparait l’économie de la géopolitique était déjà une caractéristique majeure du monde d’avant 1914 et les marxistes en faisaient un élément clé de l’impérialisme [29]. Moins connue que celle donnée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme [30], la définition de Rosa Luxemburg « L’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste » [31] met l’accent sur cette interaction entre économie et politique, l’impossible dissociation entre la concurrence entre capitaux et les rivalités militaires. Les marxistes analysaient déjà l’impérialisme comme une structure mondiale de coopération et de rivalités entre capitaux et entre Etats. Une illusion rétrospective fait oublier qu’avant 1914, les économies des pays européens étaient déjà profondément intégrées, et cela était même le cas de la France et de l’Allemagne qui se préparaient pourtant à se faire la guerre [32]. Aujourd’hui, leur coopération passe par l’existence d’organisations économiques internationales telles que le FMI et la Banque mondiale qui coordonnent et soutiennent les mesures favorables au capital (les politiques ‘néolibérales’). La convergence des politiques gouvernements contre les exploité·e·s des pays impérialistes a pour fond commun le fait que « les bourgeois de tous les pays fraternisent et s’unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial » [33].
On peut même appliquer cette dialectique coopération/rivalité au domaine géopolitique. Dès le lendemain de l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires en 2017 à l’ONU par une majorité imposante de pays, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité – Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie – ont publié une déclaration commune : « Jamais nos pays ne signeront ni ne ratifieront ce traité, qui n’établit pas de nouvelles normes. » Ainsi les gouvernements de ces pays, qui exhibent par ailleurs une rivalité périlleuse pour les peuples, présentent un front uni pour maintenir leurs privilèges mortifères.
L’acte de décès des analyses marxistes de l’impérialisme en tant qu’espace mondial d’interdépendance économique et de rivalités géopolitiques a été souvent annoncé depuis 1945 en raison de la disparition de la guerre entre grandes puissances. Il est vrai que deux facteurs ont profondément modifié les relations entre l’économie et la guerre après la Seconde Guerre mondiale. D’une part, l’arme nucléaire a dissuadé les pays détenteurs, depuis son utilisation contre le peuple japonais, de transformer leurs rivalités économiques et géopolitiques en affrontement armé. Le risque d’un embrasement nucléaire a d’ailleurs été un argument utilisé par les Etats-Unis et l’UE pour refuser toute intervention directe en Ukraine. D’autre part, la suprématie économique et militaire des Etats-Unis sur les autres pays capitalistes développés d’Europe et d’Asie a interdit toute utilisation de l’’outil militaire comme règlement des différends au sein du monde ‘occidental’. Ce terme est généralement utilisé comme synonyme du ‘monde libre’, il inclut donc également des pays asiatiques.
Ces deux caractéristiques majeures font certes partie de la conjoncture historique issue de la Seconde Guerre mondiale, mais elles invitent plutôt à actualiser les apports des théories de l’impérialisme qu’à décréter leur obsolescence.
La fragmentation géopolitique du marché mondial à l’ordre du jour
La guerre en Ukraine a déjà deux conséquences majeures : la volonté des Etats-Unis de renforcer à leur profit la cohésion du bloc transatlantique et la fragmentation de l’espace mondial sous les effets combinés et potentiellement dévastateurs du protectionnisme économique et des conflits armés. Lors d’une intervention sur la guerre en Ukraine faite devant l’association des dirigeants des grands groupes américains, le Président Biden a rappelé « nous sommes tous capitalistes dans cette salle ». Il a déclaré que la guerre en Ukraine marque un « point d’inflexion dans l’économie mondiale, et même dans le monde comme il s’en produit toutes les trois ou quatre générations ». Il a ajouté que « les Etats-Unis doivent prendre la tête du nouvel ordre mondial en unissant le monde libre », autrement dit souder plus fortement le bloc transatlantique [34].
Il ne fait aucun doute que le nouvel ordre mondial est dirigé contre la Chine qui demeure pour les Etats-Unis la principale menace géopolitique et économique. L’Administration Biden suit donc pour l’essentiel la politique conduite par Donald Trump contre la Chine. Les pays européens avaient déjà exprimé leur accord avec la position des Etats-Unis dans un document publié en 2020 « Un nouvel agenda transatlantique pour une coopération mondiale fondée sur des valeurs communes, des intérêts (sic) et une influence mondiale ». Le document européen désigne la Chine comme « un rival systémique » et observe que « les Etats-Unis et l’UE, en tant que sociétés démocratiques et économies de marché, s’accordent sur le défi stratégique lancé par la Chine, même s’ils ne sont pas toujours d’accord sur le meilleur moyen d’y faire face » [35]. L’OTAN a également déclaré fin mars 2022 que la Chine pose « un défi systémique » par son refus de se conformer aux règles de droit qui fondent l’ordre international.
L’Administration Biden compte consolider la domination américaine sur le bloc transatlantique que le mandat de Trump avait plutôt affaiblie. Sur le plan militaire, cela ne fait aucun doute. Dans cette guerre qui se déroule en Europe, la démonstration est faite que les développements de la défense des pays de l’UE ne pourront avoir lieu que sous domination américaine. L’OTAN renforce pour le moment son unité, démentant la remarque d’Emmanuel Macron sur son « état de mort cérébrale ».
L’affermissement du leadership économique sur ses alliés est un objectif encore plus important de l’Administration américaine. Car la guerre ne va pas faire disparaître la concurrence économique au sein même du bloc transatlantique, elle va plutôt l’exacerber. Les sanctions économiques contre la Russie provoquent des effets négatifs moins violents aux Etats-Unis qu’en Europe, où l’Allemagne demeure le principal concurrent des Etats-Unis. Donald Trump en avait même fait une cible presque aussi importante que la Chine. Le Président Biden procède autrement mais il a obtenu de l’Allemagne ce qu’il demandait en vain depuis son élection : l’arrêt définitif du fonctionnement du gazoduc Nord Stream 2 et la fin de l’approvisionnement en gaz russe, ce qui pose un défi de court et peut-être de moyen terme à l’Allemagne.
La fragmentation de l’espace mondial est déjà bien engagée avec les mesures contre la Russie adoptées par les Etats-Unis et leurs alliés. Deux mesures majeures ont été prises : l’exclusion d’une partie des banques russes du système de paiement international SWIFT – auquel adhèrent plus de 11 000 institutions financières et dont le centre de données est situé en Virginie (Etats-Unis) – et l’interdiction d’accepter les dollars détenus par la Banque centrale de Russie. Les Etats-Unis utilisent donc une fois encore cet atout politique qu’est l’émission de la monnaie internationale utilisée dans les paiements internationaux et qui représente en 2022 environ 60% (contre 70% en 2000) des réserves détenues par l’ensemble des banques centrales.
Cette mesure est toutefois à double tranchant : elle affaiblit les capacités financières de la Russie, mais elle présente également un risque pour les Etats-Unis. D’abord, sur un plan technique, les économistes observent que la détention de dollars est fondée sur les garanties offertes par la Réserve fédérale (la banque centrale des Etats-Unis) et donc sur la confiance en une possibilité d’utilisation illimitée de la monnaie américaine comme moyen de paiement. Or, l’Administration américaine confirme par le gel des avoirs en dollars détenus par la Banque centrale de Russie que ses propres intérêts stratégiques prévalent sur le respect du bon fonctionnement de la monnaie internationale. Ensuite, sur le plan politique, cette mesure unilatérale va accélérer la recherche de solutions alternatives au dollar. La Chine a mis sur pied en 2015 un système de paiement international fondé sur le renminbi, qui est encore d’un usage limité, mais qui pourrait être utilisé pour contourner le dollar. En somme la ‘militarisation du dollar’, selon l’expression du Financial Times [36], va amplifier les affrontements géopolitiques. Car les Etats-Unis ne sont plus dans la situation hégémonique d’après-guerre qui leur permit d’imposer, y compris à leurs alliés européens, un système monétaire international – matérialisé dans les accords de Bretton Woods en 1944 – dans lequel « le dollar est aussi bon que l’or ». Le ‘moment 2008’ a révélé une tout autre configuration des rapports de puissance économique que celle d’après-guerre. La guerre en Ukraine révèle déjà les jeux géopolitiques qui sont à l’œuvre. Les efforts de l’Administration Biden pour constituer un front commun du ‘monde libre’ dressé contre les régimes autoritaires se heurtent à des difficultés puisque l’Inde, ‘la plus grande démocratie du monde’, et Israël, que les médias occidentaux qualifient de ‘seule démocratie du Moyen-Orient’ [37], maintiennent leurs relations avec la Russie.
Un analyste financier très écouté explique que « les guerres mettent souvent fin à la domination d’une monnaie et donnent naissance à un nouveau système monétaire ». En conséquence, il augure d’un nouveau système de Bretton Woods car « lorsque la crise (et la guerre) sera finie, le dollar américain devrait être plus faible et de l’autre côté, le renminbi, soutenu par un panier de devises, pourrait être plus puissant ». [38]
La guerre en Ukraine et la volonté de l’Administration Biden de consolider le bloc transatlantique vont amplifier la fragmentation de l’espace mondial, et les discours sur la ‘déglobalisation’ apparus depuis la crise de 2008 se multiplient [39]. A la suite de la crise financière de 2008, les échanges internationaux ont stagné. Ensuite, la crise sanitaire a souligné la fragilité du mode d’internationalisation du capital. Elle a provoqué une montée du protectionnisme qui a entraîné des ruptures d’approvisionnement au sein des chaînes de valeur construites par les grands groupes mondiaux ainsi que la relocalisation des activités de production fondée sur des critères géopolitiques et de sécurité d’accès aux ressources. Toutefois, le capital a plus que jamais besoin de l’espace mondial afin d’augmenter la masse de valeur produite mais surtout la part qui est appropriée par le capital – que Marx appelle la plus-value. De ce point de vue, la crise qui a commencé en 2008 n’a pas véritablement été surmontée et elle l’est d’autant moins que les ponctions opérées sur la valeur par le capital financier n’ont jamais été aussi fortes.
Les pulsions qui poussent la dynamique du capital à s’ouvrir sans cesse de nouveaux marchés sont donc bien présentes mais elles s’enchevêtrent avec les rivalités nationales, qui résultent de la concurrence entre les capitaux contrôlés par des grands groupes financiaro-industriels. Or ceux-ci demeurent, en dépit de tous les discours radicaux sur le ‘capitalisme global’ et l’émergence d’une ‘classe capitaliste transnationale’, adossés à leur territoire d’origine, dont ils continuent de tirer une large partie de leurs profits grâce aux institutions étatiques qui leur garantissent les conditions socio-politiques de l’accumulation fructueuse de leurs capitaux.
L’agression impérialiste de la Russie agit comme un précipité chimique car elle accélère des tendances déjà à l’œuvre. La compétition économique entre les capitaux des blocs et alliances de pays se transforme par un glissement continu en affrontement armé. Et d’ores et déjà, elle produit des conséquences sociales mortifères dans des dizaines de pays du Sud qui sont dépendants des grandes puissances.
Les faux-semblants
Certaines analyses critiques du capitalisme réservent encore aujourd’hui le terme d’impérialisme aux seuls Etats-Unis. Leurs auteurs ne semblent pas savoir compter au-delà du chiffre un et exonèrent la Russie de Poutine de ce qualificatif. La fixation sur le ‘mono-impérialisme’ américain ne saurait être justifiée par le fait que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».
Observer l’existence d’une architecture internationale fondée sur les rivalités inter-impérialistes, comme cet article l’a fait, ne dispense pas d’une analyse concrète de la guerre en Ukraine, et justifie encore moins l’intervention de l’armée russe. Le droit des peuples à leur libre disposition devrait être le fil directeur de tous ceux qui se réclament de l’anti-impérialisme [40]. Le soutien au peuple ukrainien devient alors une revendication évidente, sans avoir à limiter la critique de l’invasion russe à l’aide de mots d’ordre tels que ‘non à la guerre’ ni parler de ’guerre russo-ukrainienne’, des formulations qui masquent en réalité la différence entre le pays agresseur et le pays agressé. Le peuple ukrainien est victime et la solidarité internationale s’impose [41].
Ceux qui dans les rangs de la gauche refusent de condamner l’agression russe affirment que la Russie est menacée par les armées de l’OTAN postées à ses frontières et qu’elle mène une ‘guerre défensive’. Il est indiscutable que l’OTAN a élargi son assise après la disparition de l’URSS et intégré la plupart des pays d’Europe centrale et orientale dans ce bloc économico-militaire. On doit le regretter mais cette extension a été facilitée par l’effet répulsif exercé sur les peuples des pays de l’Est par des régimes soumis à Moscou qui ont conjugué l’oppression économique et la répression des libertés. Ces peuples ont expérimenté le « socialisme des chars » que l’URSS néostalinienne et ses satellites ont mis en œuvre à Berlin-Est (1953), Budapest (1956) et Prague (1968) et en Pologne (1981).
De plus, l’argument de la menace exercée par l’OTAN est évidemment réversible : les pays proches de la Russie peuvent craindre les armes russes. L’Oblast russe de Kaliningrad (un million d’habitants, anciennement ville allemande de Königsberg), situé sur la mer Baltique et distant de plusieurs centaines de kilomètres de la Russie, possède des frontières communes avec la Pologne et la Lituanie. Cette exclave russe abrite d’importantes forces armées, équipées de missiles nucléaires tactiques, de missiles sol-mer et sol-air.
On ne peut donc s’arrêter aux menaces réciproques entre les grandes puissances, puisqu’elles ont été depuis la fin du XIXe siècle le fondement du militarisme et de leur ‘course aux armements’. Dans le contexte de leurs rivalités inter-impérialistes, certains pays étaient agresseurs et d’autres en position défensive. Les rôles étaient d’ailleurs interchangeables, ce qui expliquait que ceux qui se réclamaient de l’internationalisme refusaient de soutenir un des deux camps adverses. Cependant, la guerre en Ukraine n’est pas une guerre entre puissances impérialistes, elle est menée par un impérialisme contre un peuple souverain. Elle est la négation absolue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à moins bien sûr de considérer que le peuple ukrainien n’existe pas.
L’abandon d’une analyse fondée sur la souveraineté populaire conduit à une réification de l’Etat, et dans la situation présente, à considérer que Vladimir Poutine est dans son droit puisqu’il se sent menacé, voire ‘humilié’ par l’extension de l’OTAN. Cette position légitime la mise en place par la Russie d’un ‘cordon sanitaire’ qui passe par l’annexion de l’Ukraine, considérée, à la suite de Staline et de Poutine, comme une province de la grande Russie. Cette position, sous couvert d’anti-impérialisme américain, rejoint le courant qui s’appelle ‘réaliste’ des relations internationales. Celui-ci analyse le monde sous le prisme d’Etats rationnels qui défendent leurs intérêts, d’où le fait que « dans un monde idéal, ce serait merveilleux que les Ukrainiens soient libres de choisir leur propre système politique et leur politique étrangère » mais que « lorsque vous avez une grande puissance comme la Russie à votre porte, vous devez faire attention » [42]. Dans le monde de ces théories ‘réalistes’, les ‘réalités’ du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou de la solidarité internationale des classes exploitées et opprimées n’existent pas.
En attendant l’avènement du ‘monde idéal’, la tâche immédiate est de dénoncer la guerre menée par la Russie en Ukraine et les dangers extrêmes que la poursuite des rivalités inter-impérialistes fait courir à l’humanité.
Claude Serfati
Notes
[1] https://www.jeffsachs.org/newspaper-articles/zw4rmjwsy4hb9ygw37npgs97bmn9b9
[2] Nesvetailova Anastasia (2005), « Globalization and Post-Soviet Capitalism : Internalizing Neoliberalism in Russia”, In Internalizing Globalization. Palgrave Macmillan, London, 2005. p. 238-254.
[3] Jakob Hedenskog and Gudrun Persson, “Russian security policy”, dans FOI Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019, décembre 2019, Stockholm.
[4] Sergey Guriyev, “20 Years of Vladimir Putin : The Transformation of the Economy”, Moscow Times, 16 août 2019.
[7] Tom Wilson, “Oligarchs, power and profits : the history of BP in Russia”, Financial Times, 24 ars 2022.
[8] « To our shareholders », 24 mars 2022.
[9] Alexei G. Arbatov, “Military Reform in Russia : Dilemmas, Obstacles, and Prospects,” International Security, vol. 22, no. 4 (1998).
[10] Westerlund Fredrik Oxenstierna Susanne (Sous la direction de), “Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019”, FOI-R–4758—SE, décembre 2019.
[11] Pavel Luzin, 1 avril, 2019, https://www.wilsoncenter.org/blog-post/the-inner-workings-rostec-russias-military-industrial-behemoth
[12] Lukasz Adamski, “Vladimir Putin’s Ukraine playbook echoes the traditional tactics of Russian imperialism”, 3 février 2022, https://www.atlanticcouncil.org/blogs/ukrainealert/vladimir-putins-ukraine-playbook-echoes-the-traditional-tactics-of-russian-imperialism/
[13] Dominique Moïsi, https://www.institutmontaigne.org/blog/vladimir-poutine-en-marche-vers-un-nouvel-imperialisme-russe?_wrapper_format=html
[14] Sur le décalage entre les objectifs fixés par Lénine et la réalité de la ‘soviétisation’ des pays non-russes, voir Zbigniew Marcin Kowalewski, « Impérialisme russe », Inprecor, N° 609-610 octobre-décembre 2014, http://www.inprecor.fr/~1750c9878d8be84a4d7fb58c~/article-Imp%C3%A9rialisme-russe?id=1686
[15] Cité par Rohini Hensman dans Les cahiers de l’antidote, « Spécial Ukraine », n°1, 1° mars 2022, Edition Syllepse.
[16] La question des nationalités ou de l’« autonomie », 31 décembre 1922, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/12/vil19221231.htm#note1
[17] L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires”, 30 juillet 1939, https://www.marxists.org/francais/trotsky/œuvres/1939/07/lt19390730.htm#sdfootnote8anc
[18] Sur la prise en compte de cette dimension, voir l’article de Denis Paillard, « Poutine et le nationalisme grand russe », 4 avril 2022, http://alencontre.org/laune/poutine-et-le-nationalisme-grand-russe.html
[19] https://thenextrecession.wordpress.com/2021/09/30/iippe-2021-imperialism-china-and-finance/ . Les auteurs s’intéressent aux seules dimensions économiques de l’impérialisme.
[20] Jason Kirby, “In taking Ukraine, Putin would gain a strategic commodities powerhouse” (La prise de l’Ukraine offrirait à Poutine des ressources en matières premières stratégiques », Globe And Mail, 25 février 2022.
[21] David Vine, Base Nation : How U.S. Military Bases Abroad Harm America and the World,2015, Metropolitan Books, New York.
[22] Dans son « Discours sur la question du libre-échange » (1848) , Marx raillait déjà cette thèse : « Désigner par le nom de fraternité universelle l’exploitation à son état cosmopolite, c’est une idée qui ne pouvait prendre origine que dans le sein de la bourgeoisie », https://www.marxists.org/francais/marx/works/1848/01/km18480107.htm
[23] Friedman Thomas, The Lexus and the Olive Tree, Harper Collins, Londres, 2000. Il est vrai qu’il ajoutait immédiatement après que « McDonald ne peut pas prospérer sans McDonnell Douglas » Mc Donnell Douglas était à l’époque un des principaux producteurs américains d’avions de combat.
[24] https://corporate.mcdonalds.com/corpmcd/en-us/our-stories/article/ourstories.Russia-update.html
[25] Serfati Claude, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, Editions Textuel, Paris, 2001.
[26]Aknin Audrey, Serfati Claude, « Guerres pour les ressources, rente et mondialisation », Mondes en développement, 2008/3 (n° 143).
[27] Voir par exemple, J. Pisani-Ferry, “Europe’s economic response to the Russia-Ukraine war will redefine its priorities and future”, Peterson Institute for International Economics, 10 mars 2022.
[28] J’ai abordé l’impact de ces mesures sur l’économie mondiale dans l’article « La sécurité nationale s’invite dans les échanges économiques internationaux », Chronique Internationale de l’IRES, 2020/1-2.
[29] Claude Serfati (2018) « Un guide de lecture des théories marxistes de l’impérialisme, http://revueperiode.net/guide-de-lecture-les-theories-marxistes-de-limperialisme/
[30] « Ere de domination du capital financier monopoliste », l’impérialisme présente selon Lénine les caractéristiques suivantes : « formation de monopoles, nouveau rôle des banques, capital financier et oligarchie financière, exportations de capitaux, partage du monde entre groupes capitalistes, partage du monde entre grandes puissances ». Le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas désuètes.
[31] Luxembourg Rosa, L’accumulation du capital (1913), chapitre 31, https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm
[32] Voir par exemple dans le cas des industries métallurgiques – industries essentielles aux armements – Strikwerda, C. (1993). « The Troubled Origins of European Economic Integration : International Iron and Steel and Labor Migration in the Era of World War I ». The American Historical Review, 98(4).
[33] Marx Karl, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne » 9 décembre 1847, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/12/18471209.htm.
[34] Remarks by President Biden Before Business Roundtable’s CEO Quarterly Meeting, 21 mars 2022.
[35] « Joint Communication : A new EU-US agenda for global change”, 2 décembre 2020.
[36] Valentina Pop, Sam Fleming et James Politi, “Weaponization of finance : how the west unleashed ‘shock and awe’ on Russia”, Financial Times, 6 avril 2022.
[37] Sur ce thème voir, Thrall Nathan, « Israël est-il une démocratie ? Les illusions de la gauche sioniste », Orient 21, 24 février 2021, https://orientxxi.info/magazine/israel-est-il-une-democratie-les-illusions-de-la-gauche-sioniste,4551
[38] Zoltan Pozsar : “We are witnessing the birth of a new world monetary order”,21 mars 2022, https://www.credit-suisse.com/about-us-news/en/articles/news-and-expertise/we-are-witnessing-the-birth-of-a-new-world-monetary-order-202203.html
[39] Voir par exemple la déclaration aux actionnaires du Directeur général de BlackRock, le plus grand fonds d’investissement du monde, https://www.blackrock.com/corporate/investor-relations/larry-fink-chairmans-letter.
[40] Voir l’entretien de Yuliya Yurchenko avec Ashley Smith, « La lutte pour l’autodétermination de l’Ukraine », 12 et 13 avril 2022, https://alencontre.org/europe/russie/la-lutte-pour-lautodetermination-de-lukraine-i.html
[41] Rousset Pierre et Johnson Mark « En solidarité avec la résistance ukrainienne, pour un mouvement international contre la guerre », 11 avril 2022, https://www.contretemps.eu/ukraine-invasion-russe-mouvement-anti-guerre-rousset-johnson/
[42] Mersheimer, interrogé par Isaac Chotiner, « Why John Mearsheimer Blames the U.S. for the Crisis in Ukraine », The New-Yorker, 1° mars 2022