Après des années à maintenir le couvercle, seulement quelques jours auront suffi à faire sauter la cocotte-minute. Alors que les discussions en vue d’un accord de gouvernement de toute la gauche et des écologistes sont en train de redessiner l’avenir de la gauche française, l’hypothèse d’un rapprochement avec La France insoumise (LFI) a agi, ces derniers jours, comme un révélateur de contradictions qui couvaient depuis des lustres au sein des partis.
En cause, la peur, pour des partis politiques sortis essorés de l’élection présidentielle – le Parti socialiste (PS), le Parti communiste français (PCF) et Europe Écologie-Les Verts (EELV) n’ont pas dépassé la barre des 5 %, ce qui a généré pour certains un endettement considérable –, de voir LFI profiter de la légitimité conférée par les 22 % de Jean-Luc Mélenchon pour réduire leurs identités particulières à néant. Avec, à la clé, une recomposition du paysage politique sous influence mélenchoniste qui aurait vocation à s’inscrire dans la durée.
« Vous croyez qu’on a envie de vous hégémoniser ? Nous n’avons aucun intérêt de domination, nous avons un résultat électoral qui suffit », a tenté de rassurer Jean-Luc Mélenchon lors d’une conférence le 21 avril, tout en affirmant clairement que, désormais, c’est lui qui est leader à gauche.
Si, du côté de l’Union populaire, on jure que l’accord discuté depuis une semaine ne revient pas à faire une OPA sur les autres partis de gauche, l’inquiétude d’être « absorbées » par le mouvement est réelle pour des partis dont la dernière expérience unitaire à un scrutin national remonte à 1997 et à la gauche plurielle (qui avait aussi du, dissolution oblige, se construire dans l’urgence). D’autant que les résultats du premier tour de la présidentielle ont, de fait, plutôt donné tort à la quête d’affirmation identitaire du PCF, du PS, des Verts et du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste).
Le PS au bord de la scission
Alors, voilà ces partis sommés de régler, en un temps record – LFI a fixé le dimanche 1er mai comme date butoir –, et sur des bases militantes elles-mêmes très divisées sur le sujet, ces questions cruciales ayant trait à leur existence même. « Les négociations font remonter à la surface les questions identitaires qui traversent la totalité des partis de gauche, souligne ainsi un cadre haut placé du PCF. Or, nous sommes obligés de trancher dans un rapport de force dégradé. Alors, forcément, ça tangue… » Comme si les craquelures, déjà présentes depuis des années au sein même de ces organisations respectives, s’étaient, par une soudaine accélération de l’histoire, transformées en gouffres irréparables.
Ce mercredi 27 avril, passage Dubail (Xe arrondissement de Paris), au sortir de la première rencontre officielle entre le PS et le parti de Jean-Luc Mélenchon au siège de LFI, tout le monde avait beau faire bonne figure (l’Insoumis Manuel Bompard saluant la « volonté [du PS actuel] d’afficher une rupture avec le PS de François Hollande » et le socialiste Pierre Jouvet se félicitant d’une « discussion constructive [sans] points de blocage insurmontables »), l’ouverture des négociations a généré au PS un véritable schisme en interne.
La veille au soir, le bureau national a été des plus animés (preuve que le parti n’est pas totalement mort). Si la majorité du conseil national (CN) avait voté, le mardi précédent, pour l’ouverture des négociations avec LFI en vue d’un accord pour les législatives, ceux que la direction appelle, à dessein, les « minos » (pour « minoritaires ») ont décidé de lancer une fronde. Et les mêmes qui accusent, depuis le congrès de 2018, Olivier Faure de vouloir « l’effacement » du PS s’étalent désormais dans la presse pour dire tout le mal qu’ils pensent de ce premier secrétaire qui accepterait une
Des tensions d’autant plus exacerbées que le champ magnétique macroniste semble continuer de s’exercer sur l’aile la plus sociale-libérale du PS : le nom de Carole Delga, présidente de la région Occitanie et adversaire déclarée d’un accord avec LFI (elle n’a pas attendu l’accord national pour présenter des candidats PS dans le Tarn), circule ainsi pour être première ministre.
« Depuis la décision du CN, qui a secoué beaucoup de monde, on a reçu beaucoup de textos de militants », justifie Pierre Pribetich, membre du bureau national et proche de François Rebsamen (qui s’est, ces derniers temps, rapproché d’Emmanuel Macron), lequel refuse de se retrouver engagé dans des discussions avec une France insoumise qu’il soupçonne de « contorsions vis-à-vis des mouvements wokistes et indigénistes ».
Depuis quelques jours, le parti a enregistré quelques démissions, dont celle du président de la commission nationale des conflits, Laurent Azoulay, qui a fait grand bruit. Après quarante-huit ans de bons et loyaux services au PS, il a claqué la porte dans la foulée du CN de mardi 26 avril, reprochant à la direction de vouloir se « subordonner » à un mouvement politique qui refuserait, selon lui, de « respecter des décisions de justice et menace les magistrats »,et aurait « justifié la violence des antivax et des “gilets jaunes”, [...] remplacé le prolétariat social par un prétendu prolétariat ethnico-religieux et indigéniste, [et] qui, sur le nucléaire, sur l’Europe, sur l’Otan, a des positions opposées » à celles du PS.
Pour Pierre Pribetich, la direction actuelle tented’« épurer » le parti : « Avec ces négociations, on va à Canossa », regrette celui qui juge désormais que « le PS est mort », à l’unisson avec le maire du Mans et ancien ministre de François Hollande Stéphane Le Foll, qui s’épanchait lui aussi, mardi, dans les colonnes d’Ouest-France : « Se ranger derrière Jean-Luc Mélenchon, c’est l’effacement politique final. »
Une crainte de « l’effacement » réactualisée par les circonstances, mais loin d’être nouvelle au PS, où les « identitaires » (notamment les « hollandais ») soupçonnent Olivier Faure d’être engagé dans un processus d’autodestruction depuis son élection comme premier secrétaire au congrès de 2018, et plus encore depuis le début d’inventaire des années Hollande, auquel il s’était livré à son début de mandat.
« Ce sont toujours les mêmes qui ne sont jamais contents et nous reprochent de vouloir tuer le PS, alors que c’est eux qui sont en train de monter leurs projets en parallèle, rétorque, lassé, Jonathan Kienzlen, premier secrétaire fédéral du Val-de-Marne. Je ne reproche pas à mes camarades d’avoir des appréhensions quant au rapprochement avec Mélenchon, mais l’heure n’est ni à refaire le congrès, ni à préparer le suivant ! »
Côté LFI, au lendemain de la visite de la délégation socialiste, on se félicite de premiers échanges « clairs, lisibles, francs » avec un PS « conscient qu’il a une rupture à opérer » : « Ils font une véritable opération de clarification politique », confie un cadre de la maison insoumise.
Des fractures similaires se sont ouvertes à EELV au milieu du processus de négociations. Celui-ci était pourtant bien engagé : dès le 21 avril, la délégation du pôle écolo a rencontré l’équipe des Insoumis, avec un résultat à rendre optimiste sur la suite. Des groupes de travail thématiques charbonnent pour faire la jonction (sur la stratégie, le programme et les circonscriptions), et plusieurs allers-retours ont permis d’avancer des pistes de compromis.
EELV craint l’effacement, LFI redoute le feuilleton
Mais l’épineuse question de la répartition des circonscriptions a envenimé la situation. Les écologistes comptent sur les législatives pour se doter d’un groupe à l’Assemblée nationale (qui leur a cruellement manqué pendant le dernier quinquennat), mais aussi pour bénéficier du financement public, qui leur permettrait d’éponger leur dette de cinq millions d’euros due à la présidentielle.
Cependant, un accord global avec LFI conduirait à débrancher une grande partie des 250 personnes formellement investies par EELV, et plus largement des 420 personnes prépositionnées par le parti sur le territoire. Sur les 165 circonscriptions identifiées comme les plus gagnables, LFI dit en proposer 33 au pôle écolo : soit 20 % – davantage que la proportionnelle du résultat de Yannick Jadot à la présidentielle dans le bloc de gauche.
Un art de la diplomatie d’autant plus difficile à gérer qu’il faut satisfaire les demandes de motions internes, voire de personnalités du parti qui comptent sur leurs dirigeants pour défendre leurs intérêts.
C’est en grande partie cette attitude jugée « boutiquière » par les négociateurs de LFI qui a fini par bloquer les échanges. Le 27 avril, l’organisation mélenchoniste a publié un communiqué fustigeant « certains dirigeants d’EELV », accusés d’« utiliser [leurs] discussions pour régler des désaccords internes ». « Nous ne souhaitons pas être instrumentalisés dans ce qui semble être la préparation du prochain congrès d’EELV », ajoute LFI.
Dans la foulée, trois responsables écologistes – le numéro 1 du parti Julien Bayou, les porte-parole Éva Sas et Alain Coulombel – tenaient une conférence de presse dans leur nouveau local, situé à quelques centaines de mètres du QG de LFI, rue des Petits-Hôtels (Paris, Xe), pour éteindre l’incendie.
Ils y ont projeté un tableau envoyé à LFI la veille, avec les circonscriptions demandées (20 dans les 100 plus gagnables), dont la fameuse « 7509 », celle de Sandrine Rousseau à Paris, qui avait un temps disparu des échanges. « Ce n’est pas scandaleux de leur demander qu’ils acceptent un rapport de 1 à 5 : on a besoin d’écologistes à l’Assemblée nationale ! », tonne Alain Coulombel, très remonté contre le communiqué de LFI.
Derrière l’affichage de l’union des trois principales motions d’EELV (dont Julien Bayou, Éva Sas et Alain Coulombel sont respectivement des représentants), et malgré le vote du conseil fédéral (le parlement du parti) qui s’est prononcé à 95 % en faveur de la poursuite des négociations lundi 25 avril, les divisions internes sont là aussi abyssales.
Tout en se disant favorable à une « coalition », Yannick Jadot a nié en bloc, le 26 avril, le leadership du chef de file insoumis – à la différence de Sandrine Rousseau. S’unir « derrière » lui ? « Ça ne marchera pas », dit l’eurodéputé : « Si, à un moment donné, cette coalition ne respecte pas la diversité et l’identité de ses partenaires, ce sera sans moi. »
Une position cohérente avec la campagne présidentielle de l’eurodéputé, qui a tout misé sur l’autonomie de l’écologie politique, bien à distance d’une « vieille gauche » hâtivement enterrée. Malgré les 4,6 % récoltés par cette stratégie, certains responsables écologistes – comme Delphine Batho et son microparti Génération écologie – restent convaincus que l’écologie politique doit rester sur son Aventin. « LFI nous demande d’admettre qu’il n’y a plus besoin d’un parti écolo en France. Ça fait quarante ans que tous les partis de gauche exigent des écologistes qu’ils cessent d’être », défend l’eurodéputé écologiste David Cormand.
L’ancien secrétaire national d’EELV est d’autant plus réticent à voir son parti tomber dans l’escarcelle insoumise qu’il craint le manque de sincérité de la conversion écologiste de LFI : « La seule chose qu’ils ont accepté de bouger de leur programme, c’est la question du nucléaire [pour trouver un compromis avec les communistes, LFI propose un référendum sur le sujet – ndlr] ».
Chez les Verts aussi la question existentielle se pose donc : ne vaut-il pas mieux faire vivre cette famille politique de manière indépendante, quitte à se condamner à l’absence ou à la marginalité à l’Assemblée nationale ? Alors que l’électorat écologiste des européennes de 2019 s’est largement reporté sur la candidature de l’Union populaire à la présidentielle, dont le programme a été bien évalué par les ONG écologistes, la peur d’une marginalisation hante les esprits.
Accentuer les contradictions pour recomposer le paysage politique
« La principale question se résume à ça : où placer le curseur entre l’accord électoral technique (donc a minima) et l’absorption dans LFI ?, résume sous couvert de l’anonymat un cadre du pôle écolo. Personne ne veut ni de l’un, ni de l’autre. Mais au sein du pôle écolo, des gens s’agrippent à l’identité intangible de l’écologie politique. Génération écologie [le microparti de Delphine Batho – ndlr] est clairement hostile à l’accord avec LFI. »
« Nous refusons l’invisibilisation de l’écologie dans le label Union populaire. On ne va pas vendre les bijoux de la couronne. LFI veut imposer une reddition historique et idéologique à l’écologie », estime David Cormand, qui juge que « dans ses négociations, le PS était moins hégémonique que LFI ». Dans les négociations, les écologistes proposent une bannière « Union populaire écologiste » ou « Front populaire écologique et social » : « Jusqu’ici LFI nous a dit non, sans qu’on comprenne pourquoi », a révélé le numéro 1 des Verts, Julien Bayou. « Ce qu’on leur donne comme point, c’est le leadership, mais après, il faut que l’accord soit respectueux et qu’il nous laisse la possibilité d’être autonomes », poursuit David Cormand.
Les Insoumis se défendent d’une attitude hégémonique mais affirment bien vouloir recomposer durablement le paysage politique. « Cette élection [la présidentielle de 2022 – ndlr] nous donne une nouvelle fonction, organisatrice de notre camp. On a fait le pari de l’assumer, sans vouloir hégémoniser, mais en consolidant ce camp, et en lui donnant une perspective claire », affirme Paul Vannier, coresponsable des élections législatives chez les Insoumis.
Génération·s a fait le premier pas, en jouant un rôle de trait d’union entre le pôle écolo et l’Union populaire (UP) : ce 28 avril, le mouvement hamoniste a déclaré avoir conclu un accord programmatique avec l’UP et appelle « les autres formations politiques à s’inscrire le plus rapidement possible dans ce rassemblement afin de pouvoir rentrer immédiatement en campagne ». « On considère qu’il faut jeter les bases d’un travail continu, pour ne pas se retrouver une fois de plus dans la situation de 2022. Si c’est ça que LFI propose, et qu’ils s’engagent à respecter et faire vivre ce cadre commun, ça construit l’avenir », explique Sophie Taillé-Polian, coordinatrice nationale de Génération·s.
Reste à savoir si les écologistes, qui ont travaillé à un assemblage « ambitieux » de « L’Avenir en commun » et du programme de Yannick Jadot sur lequel ils n’ont « pas noté de divergence profonde », entreront dans la danse, au rythme voulu par le mouvement mélenchoniste.
Un participant aux négociations, qui observe avec distance la tectonique des plaques à gauche, juge le moment décisif : « Je sens que le processus fait ressortir des contradictions internes au PS et à EELV, et que LFI force ces contradictions au maximum : c’est de bonne guerre, et pour l’instant, ça a l’air de fonctionner. C’est pour ça qu’ils démarrent aussi vite : pour garder leur électorat mobilisé, et pour forcer la main à tout le monde en ne laissant à personne le temps de se retourner. Ils exercent une pression amicale. »
La recomposition politique, serpent de mer de la gauche depuis cinq ans, peut-elle avoir lieu dans l’élan de la présidentielle tout en créant une dynamique unitaire à gauche ? Malgré les résistances, les Insoumis voient loin et proposent des structures qui auront vocation à perdurer après les législatives – un intergroupe et un parlement mixte entre la société civile et les partis politiques.
D’où l’expression de « fédération », qu’ils préfèrent à celle de « coalition » qu’affectionnent les écologistes. « Une coalition est momentanée, elle a une tâche politique précise dans le cadre d’un accord électoral éphémère, et le lendemain on ne sait pas de quoi elle sera faite, explique Paul Vannier. Nous proposons quelque chose qui s’inscrive dans la durée : une fédération, c’est-à-dire une mise en commun autour d’un programme de gouvernement, de composantes qui gardent leur autonomie. »
Mathieu Dejean et Pauline Graulle