C’est notre actualité depuis deux ans maintenant. Alpha, Delta, Omicron… Nous sommes désormais familiers avec la notion de « variant » chez les virus, en l’occurrence pour le SARS-CoV-2.
Un nouveau « variant préoccupant » viral, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), se distingue par les mutations présentes dans son génome, mais cela ne suffit pas : il doit aussi causer un type d’infection distincte (plus contagieuse, plus virulente, etc.) ou son apparition doit avoir un effet sur l’épidémie (par exemple entraîner une hausse du nombre de cas).
Qu’en est-il d’autres maladies infectieuses que le Covid ? D’autres virus ont-ils aussi leurs « variants » ? Comment ces variants sont-ils sélectionnés ? Et quelles conséquences ont-ils pour la santé humaine ? Nous nous sommes intéressés à ces questions pour une autre épidémie virale majeure : le Sida, causé par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine).
Si la date officielle de début de la pandémie est le 5 juin 1981, la version du VIH à son origine évolue avec notre espèce depuis environ un siècle : on estime que le virus est passé d’un chimpanzé vers l’homme dans les années 1920, probablement au Cameroun. Le fait que l’émergence du VIH soit ancienne (en comparaison de celle du SARS-CoV-2 ou d’autres virus émergents) pourrait suggérer que le virus circulant actuellement est relativement homogène génétiquement et bien adapté à l’espèce humaine…
Ce n’est en fait pas le cas.
Pas un, mais des virus du Sida
Contrairement à nous, qui avons notre information génétique sur une molécule d’ADN, le VIH est un virus dit à ARN : son information génétique est codée sous forme d’un brin unique d’ARN (molécule « cousine » de celle de l’ADN) d’environ 9700 nucléotides (lettres) de long. Un petit génome, mais qui code pour tous les gènes essentiels à la réplication du virus dans les cellules humaines.
De fait de notre différence de molécule génétique, une étape essentielle de cette réplication est la « rétrotranscription » de son ARN en ADN : c’est elle qui va lui permettre d’intégrer son matériel génétique désormais sous forme d’ADN dans celui de son hôte, afin que ce dernier produise pour lui ses protéines… et de nouvelles copies de son génome (qui formeront autant de nouvelles particules virales). Or cette étape est effectuée par une enzyme qui commet beaucoup d’erreurs. En conséquence, le VIH présente un taux de mutation élevé, d’où l’existence de nombreux groupes et sous-groupes.
La forme de VIH qui a généré la pandémie est le groupe M du VIH-1. Le groupe M peut lui-même être divisé en plusieurs « sous-types » qui sont comme des « familles » du VIH, c’est-à-dire des formes génétiquement distinctes. Ces sous-types ont évolué au tout début de l’épidémie, dans les années 1920 à 1950, et peuvent se distinguer par des capacités différentes – en termes de virulence notamment (son pouvoir pathogène, de nuisance vis-à-vis de l’hôte/morbidité et mortalité causés à l’hôte).
Par exemple, il a été observé en Ouganda, où les deux sous-types de VIH majoritaires sont A et D, que les individus infectés par le sous-type D vont déclarer le sida et décéder plus rapidement : le sous-type D semble plus virulent.
Un variant particulièrement virulent
Depuis plusieurs années, nous nous intéressons à quantifier et caractériser le lien entre la très grande variabilité génétique du VIH et sa virulence. Notamment, Christophe Fraser à l’université d’Oxford et son équipe ont mené une vaste collaboration avec des cliniciens et virologues pour rassembler des milliers de génomes de VIH associés à des données cliniques de patients infectés à travers toute l’Europe de 1985 à aujourd’hui.
Jusqu’à récemment, nous pensions que la sévérité de l’infection était principalement due à l’hôte humain… Or, depuis 2014, plusieurs études ont permis d’établir que 20 à 30 % de la variabilité de la virulence était en fait liée au génotype du virus lui-même. Elles ont également fait ressortir qu’un trait impliqué dans la virulence était héritable d’une infection à l’autre : la « charge virale », soit la quantité de particules virales présentes dans le sang lorsque les individus sont dans la phase asymptomatique de l’infection.
Dans notre nouvelle recherche, nous avons caractérisé un variant fortement virulent du VIH circulant aux Pays-Bas que nous avons appelé « VB », pour variant « Virulent du sous-type B ». Nous avons découvert ce variant a posteriori, en analysant ces milliers de génomes de VIH associés à des données de charges virales chez ces patients Européens.
Sa virulence exacerbée se voit à plusieurs niveaux. Déjà, les individus infectés par le variant VB ont une concentration de virus dans le sang trois à cinq fois plus importante que ceux infectés par d’autres génotypes.
Un autre indicateur est le taux de déclin d’une catégorie de cellule immunitaire : les lymphocytes T portant à leur surface une molécule particulière appelée CD4, intermédiaire incontournable dans la mise en place de notre réponse aux infections. Le nombre de ces cellules décline en effet progressivement chez les personnes portant le VIH, car ces cellules sont infectées et tuées par le virus.
Chez les personnes infectées par le variant VB, la quantité de lymphocytes CD4 décline deux fois plus rapidement que chez les personnes infectées par la forme « classique » du sous-type B. La quantité normale de cellules CD4 est de 500 à 1500 par mm3 de sang. Le stade Sida de l’infection par le VIH, c’est-à-dire le stade où le risque d’infections opportunistes est élevé, se déclare à 200 cellules par mm3 de sang.
Un déclin plus rapide se traduit donc par une progression plus rapide vers le stade Sida en l’absence de traitement : en théorie à peine plus de 2 ans après le diagnostic pour un patient portant le variant VB, contre 6 ans pour un patient portant la forme classique du sous-type B.
Une évolution atypique pour « VB »
Pour mieux comprendre ses spécificités, nous avons décidé de retracer l’histoire du variant VB en analysant son génome et la diversité qu’il présente. Pour ce faire, nous étudions les mutations qu’il porte et dont nous savons qu’elles s’accumulent de façon régulière. Cela nous permet de dater les événements sur l’arbre « généalogique » représentant les différentes versions du virus, comme celui qui regroupe les différents types principaux de VIH présentés plus haut.
Il est apparu que l’ancêtre commun à ces variants VB date de la fin des années 1990. Le variant VB est caractérisé par 509 mutations qui lui sont propres, homogènement réparties dans le génome. Si le rythme d’accumulation des mutations ici est conforme au rythme moyen, il a fallu en théorie des années pour que s’accumulent ces mutations. Curieusement, nous n’avons pas trouvé de formes intermédiaires entre le variant VB et les formes classiques du sous-type B.
Une particularité qui rappelle ce qui a été observé pour le variant Omicron du SARS-CoV-2 (quoiqu’à une échelle de temps plus courte pour ce dernier). Une hypothèse possible est que ces mutations se soient accumulées chez un seul hôte aux caractéristiques particulières, par exemple immunodéprimé. Ou bien qu’elles aient évolué chez plusieurs individus formant une chaîne de transmission s’étalant sur plusieurs années, mais n’ayant jamais été détectée.
Comment un variant aussi virulent a-t-il pu être sélectionné dans sa phase initiale d’expansion ? Nous n’avons pour l’heure pas de réponse claire…
Selon une théorie évolutive, un niveau de virulence intermédiaire est optimal pour le VIH. En effet un virus qui entraîne une forte charge virale se transmet mieux par unité de temps, mais moins longtemps, car les personnes infectées développent le Sida et meurent plus rapidement. Le niveau de virulence moyen du VIH en Europe est à peu près au niveau prédit par cette théorie. Mais la virulence de VB est plus forte que ce niveau optimal. Nous ne comprenons pas quels facteurs ont pu malgré cela promouvoir l’émergence du variant VB dans les années 1990.
Quelles conséquences en termes de santé publique ?
Heureusement, comme nous le montrons dans notre étude, les individus infectés par le variant VB ne décèdent au final pas plus vite que les autres malades. La généralisation du traitement par antirétroviraux dès la détection de l’infection y joue pour beaucoup. Ces traitements efficaces permettent désormais de contrôler la réplication du virus intra-hôte et d’empêcher la survenue du Sida.
Par ailleurs, le variant VB, après une phase d’expansion entre 1995 et 2003, semble décliner depuis 2013. Il n’est donc sans doute pas destiné à se propager dans le monde entier et à remplacer les souches existantes comme l’ont fait certains variants du SARS-CoV-2.
La découverte de ce variant a, selon nous, deux implications principales. D’abord, cela démontre une fois de plus que l’évolution des virus peut avoir des conséquences profondes : elle peut jouer sur la virulence de ces organismes pathogènes, les rendre plus dangereux ; et, partant, elle peut avoir un impact sur la santé publique.
Pour le SARS-CoV-2, l’adaptation possible du virus n’était pas au cœur des préoccupations des épidémiologistes jusque fin 2020. L’apparition des variants Alpha, Delta, etc. a permis une prise de conscience massive de la capacité du virus à s’adapter à son hôte, avec souvent pour conséquence des rebonds épidémiques.
Pour le VIH, le mécanisme et les risques sont similaires. D’où l’importance de renforcer les programmes de recherche s’intéressant à la virulence du point de vue de la théorie évolutive – même si dans le cas précis du variant VB, l’impact sur la santé humaine a été réduit grâce à la disponibilité immédiate de traitements efficaces.
Seconde implication : l’évolution possible de nouveaux variants virulents du VIH est un argument supplémentaire en faveur de politiques de santé publique de détection et traitement rapide des individus infectés. Ce qui souligne l’intérêt des dépistages et de la surveillance génomique des souches de virus en circulation, afin d’être en capacité de détecter toute apparition de nouveau variant dans le futur.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
François Blanquart, Chargé de recherche au CNRS, maitre de conférence associé à l’ENS/PSL, École normale supérieure (ENS) – PSL