Dans le flot de la propagande du Kremlin, l’obsession pour les « prétendues libertés de genre » de Vladimir Poutine est presque passée inaperçue. Le président russe en a pourtant fait un des arguments justifiant, à ses yeux, sa politique intérieure et extérieure, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine.
Le 25 mars, en pleine guerre, Poutine prend le temps, au cours d’une cérémonie de remise de prix artistique en visioconférence, de s’en prendre à la « cancel culture » (ou culture de l’annulation) qui sévit en Occident, invoquant pour soutenir son propos le sort de J. K. Rowling, l’autrice de Harry Potter, vilipendée sur les réseaux sociaux pour des remarques transphobes. « Elle n’a pas plu aux fans des prétendues libertés de genre », a déclaré le président russe. Avant d’oser un parallèle avec les sanctions visant son pays : « Et aujourd’hui, ils tentent de “cancel” [annuler] notre pays. »
Poutine s’était alors attiré une réponse immédiate de Rowling sur le réseau social Twitter : « Il vaut mieux que les critiques de la cancel culture occidentale ne soient pas faites par ceux qui massacrent des civils. »
Quelques jours plus tôt, Poutine avait aussi évoqué les « nationaux-traîtres » présents sur le sol russe. « Je ne juge pas ceux qui ont une villa à Miami ou sur la Côte d’Azur, qui ne peuvent se passer de foie gras, d’huîtres ou de ces prétendues “libertés de genre” », a-t-il déclaré.
L’Ukraine, une femme qu’il faut soumettre
Aux yeux du Kremlin, la Russie est engagée dans un combat civilisationnel avec l’Occident et l’Europe – qualifiée de « Gayropa » par Vladimir Poutine –, qui seraient à la fois affaiblis et corrompus par les mouvements féministes et LGBTQIA+. Cette bataille serait aussi à l’œuvre en Ukraine, où les mobilisations pour l’égalité des droits, selon le genre et l’orientation sexuelle, se sont développées ces dernières années.
« En Ukraine même, un espace s’est entrouvert lors de la révolution orange de 2004 pour la promotion de l’égalité des sexes et la défense des droits des personnes LGBTQ », rappelle le chercheur de Sciences Po Maxime Forest. On pense, par exemple, aux Femen, groupe féministe fondé en 2008 en Ukraine et implanté depuis dans plusieurs pays, dont la France.
« Lors d’Euromaïdan [la révolution ukrainienne de 2014 – ndlr], les problématiques portées par ces mouvements trouvent une résonance inédite, vite contestée par la guerre hybride lancée par la Russie pour le contrôle du Donbass [province de l’Est au cœur du conflit – ndlr], région associée au mythe viril du stakhanoviste », indique Forest dans une tribune récente intitulée « L’Ukraine : la guerre du genre de Vlamidir Poutine ».
Mais, poursuit-il, « ni le poids des partis ultranationalistes, ni les agressions contre les militantes féministes et les activistes LGBTQ en Ukraine, n’y entravent l’amorce d’un débat public sur la place des minorités sexuelles dans l’armée ou des femmes dans le récit national ».
Comment s’étonner, dans ce contexte, que Vladimir Poutine ait parlé de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien – par ailleurs de confession juive –, comme d’une femme, et comme d’une femme qu’il faudrait soumettre. La phrase, prononcée le 8 février, deux semaines avant le déclenchement de la guerre, a été traduite différemment selon les médias : « Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter », ou « que tu aimes ça ou pas, tu vas subir, ma belle ».
Dans les deux cas, l’allusion est à la fois sexiste et empreinte de culture du viol, malgré les dénégations postérieures du Kremlin. Cette déclaration avait fait réagir la porte-parole de la Maison Blanche, Jen Psaki : « Toute plaisanterie sur le viol indignerait n’importe quel membre de notre gouvernement. »
« Cette manière de parler de Zelensky et de son pays revient à faire de l’Ukraine une prostituée de l’Europe. C’est au cœur de la rhétorique masculiniste de Vladimir Poutine », analyse la chercheuse Marie-Cécile Naves, autrice de La Démocratie féministe. Réinventer le pouvoir (Calmann-Lévy, 2020). Selon la politiste, le président russe est un des représentants les plus marquants de ce qu’on appelle la « masculinité hégémonique », un concept forgé par la chercheuse australienne Raewyn Connell.
« Cette forme de leadership est incarnée de façon très stéréotypée par certains leaders nationaux-populistes comme le président brésilien Jair Bolsonaro ou l’ancien président des États-Unis Donald Trump, mais aussi par Vladimir Poutine, qui n’hésite pas à se mettre en scène lors de séances sportives intensives ou d’exercices militaires », rappelle Clémence Deswert, doctorante en science politique à l’université libre de Bruxelles.
La virilité comme « valeur politique »
« Pour Poutine, il n’y a qu’une seule façon d’être un homme : c’est de ne pas être gay, de ne pas être trans. C’est une hypermasculinité qui persécute d’autres masculinités », analyse Ruth Ben Ghiat, historienne, professeure à la New York University et autrice de Strongmen : from Mussolini to the Present (Norton & Company, 2020, non traduit), un essai sur la nature des régimes autoritaires, de l’Italie fasciste à Donald Trump, en passant par Bolsonaro et Poutine.
« Il s’est efforcé de construire un culte de sa propre personnalité. Il se présente comme un homme du peuple, mais aussi comme un Superman dont le destin est de sauver la nation russe. Il pose sans chemise, utilisant son torse nu comme Mussolini le faisait avant lui, comme le fait Bolsonaro lui aussi, comme Trump le faisait d’une certaine façon en diffusant une photo truquée avec sa tête sur le corps du Rambo incarné par Sylvester Stallone. »
On se souvient en effet des nombreuses images, photos ou vidéos montrant le président russe torse nu à cheval, à la chasse ou à la pêche, ou en kimono de judo, exposant un corps musclé.
Le président russe a aussi mis en scène ces dernières années une sorte d’internationale machiste, « une internationale antigenre », selon l’expression de Marie-Cécile Naves. Ainsi, en 2020, on a vu Poutine et Bolsonaro se congratuler sur leur virilité : le Brésilien, qui avait appelé son pays à cesser « d’être un pays de pédés » face au Covid, a partagé sur les réseaux sociaux une vidéo dans laquelle le Russe vantait ses « qualités masculines ».
En 2006, Poutine avait salué le président israélien Moshe Katsav, accusé de viols – il a depuis été condamné à sept ans de prison. « Je n’aurais jamais attendu ça de lui. Il nous a tous surpris, et nous l’envions tous », avait alors déclaré le président russe. Il avait ajouté, prétextant ensuite une plaisanterie : « Il s’est avéré être un homme fort, il a violé dix femmes. »
Une lutte acharnée contre les droits des femmes et des LGBTQ+
La mise en scène de cette « masculinité hégémonique » s’est accompagnée, en Russie, d’une politique extrêmement violente à l’égard des femmes et des LGBTQ+. « Confronté à la contestation de sa réélection en 2012, il en fait le cœur de son exercice du pouvoir », estime Maxime Forest, enseignant-chercheur à Sciences Po.
À l’époque, le régime est contesté par la mobilisation du groupe Pussy Riots et par les soutiens internationaux qu’il suscite. L’Union européenne est alors accusée d’œuvrer à la « destruction par le haut des valeurs traditionnelles » de la Russie.
« Poutine constate aussi à l’époque que les mobilisations féministes et LGBT, y compris en Russie, ont une véritable capacité de déstabilisation, explique aussi la politiste Marie-Cécile Naves. Il les craint sur le fond et sur la forme, pour leur capacité à s’organiser, à avoir un effet d’entraînement dans le reste de la société, et à être médiatisées. »
Le discours du Kremlin s’inscrit aussi dans un contexte où plusieurs pays européens ont débattu ces dernières années du mariage pour les couples de même sexe. Poutine « a enfourché un cheval de bataille qui lui permettra d’unifier toute l’Europe conservatrice : la lutte contre la “culture homosexuelle” », rappelle Michel Eltchaninoff dans son livre Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015, tout juste réédité).
En 2013, le Parlement russe, la Douma, interdit la « propagande homosexuelle ». En 2017, il dépénalise une large part des violences faites aux femmes. En 2020, la Constitution a été modifiée pour préciser que le mariage est l’union entre « un homme et une femme ».
Poutine multiplie les déclarations homophobes, transphobes et sexistes. L’an dernier, il a parlé de la transidentité comme d’un « obscurantisme » : « J’ai une approche traditionnelle : une femme est une femme, un homme est un homme. »
Vladimir Poutine qualifie d’« obscurantisme » la transidentité
En 2020, pour le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, il rendait grâce à celles qui, « par un moyen fantastique, […] arriv[ent] à tout faire : garder le confort du foyer, réussir au travail et dans les études, et en même temps rester adorables, belles et féminines ».
En 2019, lors du sommet du G20 au Japon, il s’indignait que « dans certains pays européens, on d[ise] aux parents que les filles ne peuvent plus mettre de jupe à l’école ». C’était faux. Le président russe poursuivait : « Il y a toutes sortes de choses maintenant : on a inventé cinq ou six genres [...]. Je ne comprends même pas ce que c’est. »
Une rhétorique qui vient de loin
En réalité, affirme l’historienne américaine Ruth Ben Ghiat, « le machisme est un des éléments essentiels de l’autoritarisme, et cela a souvent été oublié dans les analyses historiques sur le fascisme et la propagande ». « Tout tourne autour du leader, il donne l’exemple, il est au sommet d’un pouvoir vertical, le seul intouchable. Il est celui qui contrôle tout le monde et n’a pas de comptes à rendre. C’est la définition même du machisme », argumente-t-elle.
Cette « glorification viriliste très présente dans le fascisme », selon l’expression de Marie-Cécile Naves, prend aussi racine dans l’histoire russe. « L’iconographie de l’homme fort qui domine la nature, les éléments, qui est invincible, c’est le corps du tsar voulant montrer l’invincibilité de la Nation, précise-t-elle. On le voyait aussi chez Staline. »
Le chercheur Maxime Forest pointe, quant à lui, « l’influence du penseur Ivan Iline », qui « définissait la nation russe au prisme d’un combat sans merci entre le peuple comme organisme, et le relativisme moral associé au triomphe de l’individu, qui est le propre de l’Occident ». Or, ce philosophe russe né en 1883 et mort en 1954, expulsé par les Soviétiques en 1922, est au cœur de la pensée de Vladimir Poutine.
Tout Un Monde
Il était lui aussi totalement obsédé par les questions de genre – que l’on n’appelait pas encore ainsi. L’historien américain Timothy Snyder, dans un article de la New York Review of Books, rappelle ainsi que Iline projetait son « anxiété sexuelle ». Il souligne les parallélismes entre le philosophe et le président russes.
« Iline a d’abord qualifié la Russie d’homosexuelle, puis a suivi une thérapie avec sa petite amie, puis a blâmé Dieu. Poutine s’est d’abord soumis à des années de séances photo torse nu […], puis a divorcé de sa femme, puis a accusé l’Union européenne d’être responsable de l’homosexualité russe. Iline a sexualisé ce qu’il a vécu comme des menaces étrangères. Le jazz, par exemple, était un complot pour provoquer l’éjaculation précoce. Lorsque les Ukrainiens ont commencé fin 2013 à se rassembler en faveur d’un avenir européen pour leur pays, les médias russes ont brandi le spectre d’une “homodictature”. »
Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix