CETRI : À en croire les sondages, on se dirige vers une victoire probable du ticket réunissant Ferdinand (Bongbong) Marcos Jr, le fils de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos, et Sara Duterte, la fille de l’actuel président Rodrigo Duterte, respectivement au poste de président et vice-présidente. Si ces prévisions s’avèrent exactes, quels éléments de continuité et/ou de rupture voyez-vous entre cette nouvelle administration et la précédente ?
Galileo de Guzman Castillo : De nombreux analystes et activistes ont déclaré qu’il s’agissait d’une élection décisive, d’un moment critique pour notre démocratie déjà faible et très fragile. Si le ticket Ferdinand Marcos Jr. - Sara Duterte devait l’emporter, comme les derniers sondages semblent l’indiquer, je ne pense pas que le pays puisse se permettre six années supplémentaires d’un tel régime néolibéral et autoritaire, surtout avec le défi monumental que représentent la réponse à la pandémie et le redressement économique. Walden Bello, l’un des candidats à la vice-présidence (et directeur exécutif du réseau Focus on the Global South), a décrit la coalition Marcos-Duterte comme l’axe du mal, mais je pense qu’il y a en réalité une base sociale plus large d’élites politiques et économiques qui se sont déjà profondément enracinées, qui ont soutenu - et en fait ont bénéficié - des six années de Rodrigo Duterte au pouvoir, et qui se sont maintenant unies autour du ticket Marcos-Duterte pour promouvoir leurs intérêts et leur programme.
Joseph Purugganan : En termes de politiques concrètes, le problème avec Marcos c’est qu’on ne sait pas. Nous ne pouvons pas dire quelle sera sa plateforme gouvernementale, car il n’en a pas vraiment parlé, contrairement aux autres candidats. Ce qui ressort avant tout de son message, c’est cette promesse très maternelle de ramener l’unité dans le pays. Il insiste sur le fait que nous sommes un pays divisé. Et selon lui, cette division vient du fait qu’après ce qu’il décrit comme « l’âge d’or » des années Marcos [2], les administrations suivantes n’ont pas cherché à résoudre les problèmes des Philippins, mais seulement à se venger de sa famille.
Il prétend donc vouloir mettre tout ça de côté et passer à autre chose. Mais à part cela, et à part le fait qu’il semble vouloir ramener le style de gouvernance de son père, nous ne savons rien. Il se prononce ici et là sur le fait de vouloir favoriser les investisseurs étrangers, par exemple, mais ce n’est pas nouveau, et la plupart des autres candidats disent la même chose. En ce qui concerne la corruption, il dit vouloir renforcer la Commission présidentielle sur la bonne gouvernance, qui a été créée pour récupérer les biens mal acquis par les Marcos, mais cela semble un peu étrange puisque cela le placerait parmi les cibles potentielles...
Son programme tourne donc surtout autour de l’idée de faire revivre le nom de Marcos. Ce qui aurait un double avantage matériel pour lui. D’abord, en freinant les efforts visant à récupérer les biens mal acquis par les administrations précédentes, en particulier celle de son père. Et ensuite, en faisant également obstacle aux projets de taxe sur les grandes fortunes. Nous parlons ici de milliards de pesos [des millions d’euros, ndlr] que le gouvernement perdra avec le retour des Marcos. Mais plus encore, nous avons chassé les Marcos en 1986 grâce à ce que l’on a appelé la « révolution du pouvoir populaire » (People Power Revolution). Or, beaucoup parmi les jeunes générations ne s’en souviennent pas. Vous pouvez évidemment débattre de ce qui s’est passé par la suite, mais je ne pense pas qu’il y ait de débat sur le fait qu’il s’agissait d’un moment très important de notre histoire moderne ; le peuple s’étant littéralement dressé contre plus de vingt ans de régime autoritaire.
Je suis donc inquiet des conséquences de ce retour en grâce des Marcos. Qu’est-ce que cela signifie pour nous en tant que peuple, en tant que société qui veut aller de l’avant ? Ce style de gouvernance autoritaire est-il appelé à perdurer ? Parce que nous ne parlons pas seulement des six années de la présidence Marcos, mais potentiellement de six autres années sous la présidence de Duterte, parce que Sara Duterte sera très probablement à nouveau candidate après cela. Nous parlons donc ici des douze prochaines années. C’est vraiment un enjeu générationnel.
Bianca Martinez : Je suis d’accord avec Joseph. Si l’on regarde uniquement son programme, il est très difficile de dire dans quelle direction Marcos voudrait aller. Sa candidature est principalement basée sur la promesse de revenir à « l’âge d’or » du règne de son père. Mais si vous regardez le clan plus large dont il est issu, les personnes qui l’entourent, ses alliés, qui sont essentiellement les mêmes politiciens de l’élite et les mêmes oligarques qui soutiennent le pouvoir actuel, alors on peut en déduire que son administration poursuivra la politique économique actuelle qui a déjà créé tellement d’inégalités.
En termes de démocratie et de gouvernance, maintenant, si vous regardez la façon dont Marcos cherche à blanchir le régime brutal de son père, nous pouvons également nous attendre à ce que ses efforts s’institutionnalisent, par exemple dans notre système éducatif. Et c’est un problème, car effectivement, de nombreuses jeunes générations [3] n’ont pas une connaissance suffisante des atrocités commises à l’époque, ni de la crise économique qui a résulté de ces vingt années de dictature. Il n’y a pas eu de justice transitionnelle forte et appropriée. Résultat : les alliés de Marcos, et maintenant sa propre famille, ont pu revenir au pouvoir.
Cette réhabilitation du nom de Marcos s’appuie également sur une vaste campagne de désinformation systématique et de fake news. Une stratégie que Duterte a également largement utilisée. De nombreuses études ont mis en évidence le système professionnalisé, hiérarchisé et monétisé qui se cache notamment derrière les « fermes à trolls », avec de nombreuses couches allant des sociétés de relations publiques professionnelles jusqu’à ce que l’on appelle des micro-influenceurs, qui traduisent les messages principaux dans des formes plus populaires, susceptibles d’attirer les gens sur les réseaux sociaux, par exemple.
Il faut toutefois souligner que Marcos n’est pas tout à fait le même que Duterte ; ne serait-ce que parce qu’il n’a pas le même charisme. Duterte s’est vraiment construit une image d’homme fort anti-oligarques qui allait renverser le statu quo et apporter un réel changement. Beaucoup de gens ont adhéré à cette image un peu « macho ». Mais ce n’est pas la même chose avec Marcos. Sa popularité est plutôt basée sur un ensemble très fragile de mensonges et de mythes concernant le soi-disant « âge d’or » que son père aurait instauré.
CETRI : Comment percevez-vous la candidature de Leni Robredo [4] dans ce contexte ? On l’a beaucoup décrite comme reposant sur des formes inédites de volontariat [5], unissant des personnes et des mouvements de gauche et d’une partie de la droite, mais aussi des secteurs traditionnellement apolitiques. Voyez-vous cela comme un changement positif ? Ou bien avez-vous des réserves sur ce qu’elle mettrait réellement en avant si elle venait à gagner ?
Galileo de Guzman Castillo : Le ticket Marcos-Duterte a fait campagne autour d’une plateforme « d’unité », mais de nombreux analystes et spécialistes des sciences sociales ont critiqué cette notion « d’unité » parce qu’elle serait trompeuse et insidieuse. En fait, cette « unité » pourrait très bien signifier la répression de toute résistance, opposition ou dissidence qui irait à son encontre. C’est le côté sombre de l’ancrage de la campagne Marcos-Duterte dans la notion tordue « d’unité ».
D’autre part, les mêmes spécialistes et les mouvements progressistes ont également souligné que, plutôt que d’unité, ce dont le pays a besoin pour faire face aux multiples défis d’une nation profondément polarisée, c’est de solidarité. Cela irait au-delà de la notion très simpliste d’unité, et signifierait en fait que des individus, des organisations, des mouvements sociaux et des personnes de différents secteurs soient capables de se rassembler - unis dans leur diversité, travaillant collectivement à un changement systémique.
Ce type de solidarité permettrait de combler les fossés sociaux et de réunir différents secteurs de la société, contrairement à l’unité des Marcos-Duterte qui ne ferait qu’unir et consolider les élites politiques et économiques et les dynasties. En ce sens, la question pourrait être la suivante : voyons-nous de la solidarité dans le type de mouvement organique et volontaire que la campagne de Leni Robredo-Kiko Pangilinan a déclenché et galvanisé ?
Évidemment, si Leni Robredo gagne, il y aura des défis à relever, surtout parce qu’il s’agira d’une sorte d’administration de transition qui héritera de tous les problèmes mentionnés plus tôt dans notre conversation - et en plus, en pleine pandémie. Mais la question la plus importante est de savoir comment elle serait capable de gérer les divergences entre les différentes factions de son mouvement, de la droite à la gauche, des élites aux marginaux, des célébrités aux gens du peuple.
Raphael Baladad : Tout dépend vraiment de ce qu’il va se passer le jour des élections. C’est un gros « si ». Si Marcos gagne, d’un côté, je pense que ce sera une présidence très difficile pour lui, car les gens savent que Leni Robredo a mobilisé des centaines de milliers de personnes au cours des derniers mois. Je pense que ce sont ces mêmes groupes qui demanderont des comptes et qui manifesteront dans les rues si Marcos ne réalise pas le changement politique qu’il a promis dans sa campagne.
En dehors de cela, les Philippines ont déjà touché le fond de la mauvaise gouvernance, des violations des droits humains, et maintenant, avec le covid-19 et la plupart d’entre nous qui sommes restés bloqués chez nous ces dernières années, je pense qu’il y a beaucoup d’énergie en ce moment pour demander des comptes au gouvernement. Ce serait donc une présidence très difficile pour Marcos. Il y a même des rumeurs selon lesquelles il ne tiendrait pas six ans, et que Sara Duterte prendrait sa place. Mais ce ne sont que des rumeurs.
Tout ça pour dire que les mouvements qui se sont construits autour de Leni Robredo - et pas seulement autour de Leni en tant que figure, mais aussi en fonction des questions sociales que les gens veulent faire avancer après la présidence de Duterte -, rassemblent les mêmes personnes qui, je pense, feront pression pour un changement de gouvernement ; que Leni gagne ou non.
Bianca Martinez : Comme Galileo l’a dit, les partisans et le mouvement qui soutiennent Leni sont très diversifiés en termes de spectre politique. Et cela se reflète dans sa plateforme, avec des éléments du centre, de la droite, mais aussi des éléments progressistes qui peuvent être attribués aux mouvements populaires qui se rallient à elle, comme les agriculteurs, les pêcheurs, les peuples indigènes ou les travailleurs urbains pauvres. Il y a eu une série de consultations pour intégrer les intérêts et les aspirations de ces secteurs et communautés. Mais bien sûr, ce n’est pas parfait, car il y a aussi des éléments provenant des autres factions du mouvement. Par exemple, la plateforme économique vise toujours principalement à attirer les investissements directs étrangers, même s’il y a des éléments pour favoriser une industrialisation nationale et une meilleure protection des droits des travailleurs. Il s’agit donc d’un compromis.
En outre, il est important de souligner que le mouvement n’est pas homogène, non seulement en termes de spectre politique, mais aussi en termes de niveaux d’engagement. Comme Galiléo l’a dit, il y a des gens qui ont décidé de rejoindre le mouvement sans aucune expérience politique préalable. La question est donc de savoir si ce mouvement peut être maintenu après les élections ou non, et cela dépendra de la direction qu’il prendra. À l’heure actuelle, il existe des « conseils populaires Robredo » dans différentes régions qui facilitent les activités de porte-à-porte, les rassemblements, ou encore les consultations pour soutenir la campagne électorale de Leni Robredo. Il y a donc une structure et des postes à responsabilité qui permettent à beaucoup de personnes de s’impliquer au sein du mouvement, mais il reste à voir si cela sera maintenu après les élections.
Galileo de Guzman Castillo : Je voudrais juste ajouter trois éléments de contexte qui sont importants ici. Le premier c’est que Leni Robredo s’est présentée en tant que candidate indépendante, tout en restant présidente de son parti politique, le Parti libéral. Cette décision indiquait le type de mouvement populaire qu’elle voulait galvaniser.
Le deuxième élément, c’est qu’il y a actuellement des procédures en disqualification contre Marcos à la Commission électorale, et même s’elles sont rejetées, elles finiront en bout de ligne devant la Cour suprême. Dès lors, si Marcos gagne les prochaines élections et que la Cour suprême le disqualifie définitivement par la suite, le pays se retrouvera dans un scénario compliqué et face à une transition de pouvoir instable.
Troisièmement, il est important de noter qu’en dehors du mouvement d’opposition de Leni Robredo et de Kiko Pangilinan, il y a également la candidature historique du leader syndical Ka Leody de Guzman du parti politique socialiste démocratique, Partido Lakas ng Masa (Parti des masses laborieuses), avec le président de Laban ng Masa, Walden Bello, comme candidat à la vice-présidence.
Joseph Purugganan : Pour en revenir à la façon dont nous pourrions capitaliser sur ce phénomène de campagne populaire et sur les mobilisations qui ont entouré la candidature de Robredo, la motivation initiale des gens était peut-être de prendre position contre le retour des Marcos et contre Bongbong Marcos en particulier. Mais nous avons également pu constater que les gens soutenaient aussi Robredo parce qu’elle a été capable de projeter un type de leadership inclusif qui contraste, non seulement avec l’administration précédente de Duterte, mais aussi avec le retour possible des Marcos. Il y a donc un facteur négatif et un facteur positif sur lesquels on peut s’appuyer.
Pour revenir à un point soulevé par Bianca sur les « Conseils populaires » de Roberto, par exemple, comment en faire plus qu’une simple machine au service d’une campagne électorale ? Comment les transformer en un véritable mécanisme pour approfondir la démocratie, puisque c’est ce dont nous avons besoin ? Pour beaucoup de gens, les jeunes en particulier, c’est la première fois qu’ils s’inscrivent dans une dynamique de citoyenneté politique active, en passant du temps à aller à des rassemblements politiques, à interagir avec les gens, etc. C’est donc un grand défi. Comment peut-on transformer cette dynamique en un mouvement puissant pour l’approfondissement de la démocratie ?
Ce serait déjà un grand défi sous une présidence Robredo. Mais ce serait un défi monumental sous une présidence Marcos ! Un dirigeant syndical l’a très bien résumé récemment [6]. Selon lui, tout l’enjeu de cette élection consiste à défendre l’espace démocratique dont nous avons tous besoin en tant que progressistes. Sans cet espace, nos efforts pour contrer les politiques économiques néolibérales, pour lutter contre l’exploitation minière ou pour la défense des droits des peuples indigènes, ne pourront pas se développer parce que nous n’aurons tout simplement pas l’espace démocratique pour le faire. Et la crainte est que nous n’ayons pas le moindre espace sous une présidence Marcos…
Cédric Leterme
Galileo de Guzman Castillo
Joseph Purugganan
Bianca Martinez
Raphael Baladad
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