Hélène, communiste française, mise au ban de son parti pour aide à la lutte d’indépendance de l’Algérie, a fait fait partie du réseau Jeanson. Arrêtée, incarcérée à la Petite Roquette, elle s’en évade - unique évasion depuis la création de cette prison parisienne aujourd’hui détruite - pratiquement presque sans aide extérieure, avec 5 autres détenues (avec Hélène Cuenat se sont évadées : Micheline Pouteau, Joséphine Carré, Fatima Hamoud, Zina Haraigue, et Didar Fawzy). Avec Didar, Hélène rejoindra la lutte aux frontières algériennes, où elles continuent toutes deux de militer jusqu’à l’indépendance, puis s’établissent ensuite à Alger et reçoivent la nationalité algérienne.
faux documents d’Hélène Cuenat, membre du réseau Jeanson, après son évasion de la prison de la Petite Roquette en 1961 (de faux documents ont été fabriqués par Adolfo Kaminsky)
Hélène a ensuite - sous la direction de Mohamed Liassine alors Ministre de l’Industrie Lourde - fait partie des cadres de la Société Nationale de Sidérurgie (SNS) dont elle a créé et dirigé les services de formation.
Née en 1931, Hélène avait 91 ans et s’était installée en France depuis plusieurs années. De nombreux algériens font aujourd’hui circuler la nouvelle de sa mort et s’enquièrent du lieu et de la date de la cérémonie ; gageons qu’ils seront nombreux à ses obsèques à Paris et s’en feront l’écho en Algérie même.
Marieme Helie Lucas, 22 mai 2022
LIRE : La Porte Verte, par Hélène Cuesnat, aux Editions Bouchène.
Une « Porteuse de valises »
Hélène Cuénat raconte dans la Porte verte son engagement anticolonialiste pendant la guerre d’Algérie
Avec la Porte verte, Hélène Cuénat, arrêtée en février 1960 et évadée en février 1961 de la Petite Roquette, témoigne de ce que fut son combat pour l’indépendance de l’Algérie. « Hélène Cuénat alias Claire Alard, trente ans, ancien professeur. Ex-membre de la cellule communiste de la Sorbonne. Elle était la maîtresse de Francis Jeanson. Une tigresse, ont dit d’elle les policiers qu’elle a couverts d’injures... » « Bio- » express publiée par Paris-Presse en date du 27 février 1960, sous la photo anthropométrique obligeamment fournie par la police pour illustrer un dossier fulminant consacré aux « Parisiennes du FLN » : le même jour, le Parisien criait haro contre ce « réseau terroriste » réunissant huit femmes « dévouées aux intérêts de ceux qui luttent contre la France », notant perfidement au passage que « plusieurs ne sont pas françaises de naissance. » Quarante-huit heures auparavant, l’Aurore était parti en guerre contre « cette brochette de misérables dont certaines, mêlant l’agréable à l’utile », filaient le « parfait amour avec le chef régional du FLN ». De toute façon, assénait Henry Bénazet, signataire de l’article, « la plupart, males ou femelles, n’étaient que de vils stipendiés », auxquels le FLN « versait des émoluments princiers pour effectuer leur abominable besogne… »
Hélène Cuénat était membre d’un réseau de soutien au peuple algérien en lutte pour son indépendance, le « réseau Jeanson ». Une « porteuse de valises », selon une expression qui fit alors florés. Ou encore une militante de « l’anti-France », pour reprendre le mot répété à cette époque par Michel Debré, pour déshonorer toute personne n’emboîtant pas le pas à celui qui se présentait toujours comme le premier chantre de l’Algérie française. Les quelques citations reproduites ci-dessus donnent un aperçu de la tonalité haineuse de l’essentiel de la presse de l’époque, à quelques exceptions près, dont l’Humanité, Témoignage chrétien, France Observateur. Dans ce cas précis, une haine à la fois sexiste et raciste, sur fond d’une guerre coloniale qui, deux ans auparavant, avait servi de cadre à un putsch substituant à une IVe moribonde une Ve République gaulliste jouant imprudemment, dans un premier temps, la carte du triomphalisme.
Retour en arrière. Fin des années cinquante, Hélène Cuénat, qui revendique sa « culture communiste », choisit le soutien direct au FLN. Citant Lénine, elle pose en principe : « Contre l’oppresseur colonial, le peuple du pays colonisateur et le peuple du pays colonisé sont solidaires. » À cette prise de conscience, il faut un détonateur personnel ; pour elle, comme pour d’autres, ce fut la révélation de la torture érigée en système : « Nous avons appris qu’on torturait dans les commissariats de police de Paris, dans le 13e arrondissement notamment. La torture accompagne nécessairement les guerres menées contre un peuple : si l’on était contre la torture, il fallait être contre la guerre, et si l’on était contre la guerre, il fallait être pour l’indépendance de l’Algérie ». Le récit publié quarante ans plus tard – la Porte verte — constitue un retour sur cette époque. Revue – on serait tenté de dire « revécue » – à travers le prisme du temps. Hélène de l’an 2001 raconte Hélène de la fin des années cinquante. À ce titre, son livre fait songer à celui de Madeleine Riffaud, On l’appelait Rainer, un peu le même genre de regard surpris de l’auteur se redécouvrant à plusieurs décennies de décalage, avec toutes les distorsions de l’âge : la résistance au nazisme dans le cas de Madeleine Riffaud, à la guerre coloniale pour Hélène Cuénat.
Le livre de celle-ci explore « ce moment privilégié, ce temps fort de ma vie », que constitue son engagement anticolonialiste durant la guerre d’Algérie, son arrestation, son jugement (dix ans ferme), et enfin son évasion de la Petite Roquette, « à partir de toutes les années que j’ai vécues depuis ». Une exploration douloureuse : la « porte verte », c’est la petite porte latérale par laquelle sa fille Michèle, âgée de sept ans, entrait dans la prison pour rendre visite à sa mère.
Aujourd’hui, Michèle est morte. Son aura imprègne l’ensemble du livre ; chaque fait rapporté est réapprécié, revisité à l’aune de la disparue. Le livre se clôt sur un mot de Michèle, -, retrouvé plus tard par sa mère : « Je suis bien contente qu’elle se soit enfuie/Je ne suis pas contente qu’e11e soit partie. » Ni introspection, ni essai historique, ni récit de suspense (la préparation de l’extraordinaire évasion d’Hélène Cuénat et de cinq de ses compagnes en février 1961), la Porte verte relève des trois genres à la fois et de quelque chose de plus encore. Les confidences d’une femme se voulant inlassablement à la recherche d’elle-même. Et, ce livre le montre, sachant se trouver à chaque échéance majeure de vie.
Jean Chatain
L’HUMANITÉ, 17 avril 2001
La Parisienne du FLN
Hélène Cuénat était une « porteuse de valises ». En 1960, elle a été arrêtée, condamnée et emprisonnée. Avant de s’évader. Elle se souvient.
A 70 ans, Hélène Cuénat parle toujours d’une voix retenue. Mais le visage de l’ancienne porteuse de valise du réseau Jeanson, condamnée à dix ans de prison en septembre 1960, s’illumine, sous la lourde chevelure châtain, lorsqu’elle évoque le chemin parcouru. Et surtout quand elle évoque son évasion, en février 1961, de la prison de la Roquette en compagnie de cinq autres détenues.
Dans son livre autobiographique, La Porte verte, elle retrace son apprentissage de la vie, en débutant par la mort de sa fille Michèle, décédée il y a peu. Cette petite fille qui venait lui rendre visite au parloir, à qui l’on avait tu la vérité. Et dont un dessin orne la couverture de son livre, une porte verte, que franchissait l’enfant pour aller voir sa mère derrière de hauts murs.
« On ne devrait pas, dites-vous, faire la révolution quand on a un enfant. Elle m’a pardonnée de l’avoir fait, elle m’aimait comme ça, elle ne m’aimait pas dans le sacrifice et la soumission », raconte Hélène Cuénat. C’est cette année passée derrière les barreaux, dans la division réservée aux détenues politiques, qui a libéré l’auteur de sa soumission. « Les chemins de la liberté sont parfois étranges, le mien est passé par la prison. » Une soumission aux hommes.
« Je suis née sous le signe de la jalousie, dix-huit mois après mon frère aîné, Jean, dix-huit mois avant mon frère cadet, Pierre. [...] J’étais là au milieu, dans un trou, un trou moi-même, une fille. » Des parents enseignants, une jeunesse à Strasbourg et dans le sud de la France, des études à Paris. Un mariage à 20 ans, avec André, militant communiste, une fille à 21. Et cette volonté « d’exister socialement, surtout après la naissance de Michèle. » D’où son engagement, elle aussi, au Parti communiste.
Puis son divorce, et sa rencontre avec un homme, Étienne B., par l’intermédiaire de qui elle entre dans un réseau d’aide au Front de libération nationale (FLN), en 1957. « Des lecteurs mal intentionnés vont dire : « Encore une qui est entrée dans la vie politique par un homme », eh bien, j’en conviens, en prenant appui sur un homme en tout cas. [...] J’ai beaucoup aimé Étienne : parce qu’il m’a aidée à transgresser, à dire non. Il s’adressait à moi en tant que femme libre », commente Hélène Cuénat.
Même si, au début, la jeune femme veut bien rendre service, faire des allers-retours en Suisse pour ramener des journaux clandestins du FLN, elle hésite. Le PC, officiellement, est contre l’aide au FLN. Mais, dès 1957, la guerre s’intensifie. « Puis nous avons appris qu’on torturait dans les commissariats de police de Paris, dans le 12e arrondissement notamment. » En femme de devoir, et par engagement moral, Hélène Cuénat « passe de la compréhension à l’action ».
En octobre 1957, alors qu’elle est professeur de français au lycée technique de Suresnes, elle est contactée par Francis Jeanson, qui, en marge de son poste de directeur de collection aux éditions du Seuil, est à la tête du réseau de soutien au FLN, qui portera son nom. Hélène Cuénat choisit rapidement la clandestinité, quitte son emploi : « Ainsi ai-je rompu avec mon destin de femme, qui était de privilégier la maternité. Le prix de cette rupture est cher à payer : il s’appelle une mutilation. »
Elle vit sous de fausses identités, déménage sans cesse, avec Jeanson, dont elle est la maîtresse. Et devient responsable de l’argent récolté en France à destination du FLN, « 500 millions d’anciens FF par mois ». Mais, vers la fin de l’année 1959, le couple est repéré. Jeanson quitte l’appartement de la rue des Acacias à Paris, Hélène doit le rejoindre le lendemain. Mais, au petit matin, les policiers frappent à sa porte.
De son arrestation mouvementée, elle gagnera le surnom de « la tigresse ». Et continuera de se battre face aux policiers et au juge : elle ne dira rien, affirmant seulement être pour l’indépendance de l’Algérie. « J’établissais une radicale coupure entre eux et moi, je suis de ce côté, vous êtes de celui-là, d’un côté la France démocratique, de l’autre la France raciste et ultra. »
Vient ensuite l’année passée à la Petite Roquette, prison sise au 151 de la rue du même nom à Paris, aujourd’hui disparue, « une année privilégiée, à la fois expérimenrale et fondatrice ». Vingt femmes ensemble, séparées du monde : Une histoire collective, à inventer, « un autre mode de fonctionnement », loin des hommes, à une époque où la femme française n’a pas le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de son conjoint, où l’avortement est illégal et où la pilule n’existe pas.
Quarante ans après cette « expérience de laboratoire », Hélène Cuénat promène le lecteur dans ce monde féminin. Où le désir sexuel n’est pas absent, mais où, en revanche, la concurrence inhérente au pouvoir n’existe pas. Ce fut « un atout déterminant de la réussite de notre projet », écrit elle aujourd’hui.
Le projet ? L’évasion, bien sûr. Même si personne à l’extérieur, parmi les membres du réseau, n’y croit - « des femmes qui s’évadent, cela ne s’était jamais vu » -, elles vont patiemment se donner les moyens d’y parvenir. Faire entrer une scie à l’intérieur de la prison ; fabriquer une clé, à partir d’un cintre en fil de fer galvanisé ; constituer une corde, en récupérant les bas Nylon des femmes de la division. Et puis répéter les gestes, la nuit. En vue du jour J.
En août 1960, le projet est différé. Le procès du « réseau Jeanson » doit s’ouvrir en septembre. « On ne s’évade pas avant un procès politique, on l’affronte », c’est la consigne de Francis Jeanson, qui, toujours plongé dans la clandestinité, communique par l’intermédiaire de l’avocat d’Hélène Cuénat, un certain Roland Dumas.
Le procès s’ouvre le 5 septembre. Dix-neuf Français et Algériens comparaissent devant le tribunal militaire : « Cacophonie, farce, mise en scène illusionniste ». On sent encore l’auteur meurtrie d’avoir été « instrumentalisée » par le collectif des avocats de la défense, qui utilisaient le procès « comme un espace de combat » et se servaient « de cette situation pour montrer la réalité de la guerre d’Algérie ». Un procès politique, qui s’est gardé de faire la distinction entre Français militants et Algériens combattants. Mais qui a permis de montrer, écrit Hélène Cuénat, « la clé de notre position » : l’affirmation de la solidarité en marche entre les deux peuples, une fraternité en actes « que toute la relecture de la presse [de l’époque] ne laisse pas entrevoir ». Au terme du procès, elle est condamnée à dix ans de prison. Sa décision de s’évader n’en est que confortée. Dans une minutieuse description des derniers préparatifs, l’auteur nous mène graduellement vers la fameuse nuit du 23 février 1961, à 1 h 30 du matin. Six femmes se font la belle, profitant - ironie de la situation - de la période du ramadan, observé par les détenues algériennes, et qui réduit le nombre des rondes de nuit des religieuses.
Ensuite, c’est la cavale, à nouveau la clandestinité. Fin 1966, elle est amnistiée. Entre-temps, passée clandestinement en Algérie, elle travaille à la Société nationale de Sidérurgie.
« La prison, le procès, l’évasion, c’est un ensemble que j’ai affronté seule, sans l’aide d’un homme, avec mes compagnes. J’avais besoin de passer par là pour me trouver.
L’année de la Roquette a été pour moi l’apprentissage de l’autonomie ; puis l’évasion ayant réussi, j’ai pris appui sur cette réussite pour aller plus loin », écrit Hélène Cuénat dans les dernières lignes de son livre. Avant de le refermer avec un regard sur Michèle, qui lui avait pardonné cet abandon de mère, longtemps avant de mourir.
Jeune Afrique,
L’INTELLIGENT, n° 2102-2103, du 24 avril au 7 mai 2001
C’est par la porte verte que les détenues entraient
C’est par la porte verte que les détenues entraient à la Petite Roquette, prison parisienne de femmes aujourd’hui démolie. Pour Hélène Cuénat, cette porte qui se refermait sur sa liberté, en 1960, ouvrait aussi un passage vers l’émancipation. En 1957, cette jeune enseignante était membre du Parti communiste et, contre la politique officielle de ce dernier, elle s’engagea, entre hasard et conviction, dans le réseau Jeanson, qui aidait le FLN algérien. Après trois ans d’intenses activités, elle est arrêtée, interrogée, inculpée, puis transférée à la maison d’arrêt de la Petite Roquette. Elle y restera un an, jusqu’à son procès, une condamnation à dix ans de prison et une évasion retentissante. C’est cette année particulière, l’expérience de l’enfermement et de la solidarité « anti-autoritaire » d’un collectif de femmes, qu’elle raconte dans un récit limpide qui procède presque comme un film, relu à l’aune de son parcours ultérieur, riche en engagements, en « à venir », mais aussi marqué par la douleur - hier vu d’aujourd’hui, hier pour comprendre et vivre aujourd’hui.
Sylvie Braibant,
Le Monde Diplomatique, mai 2001
C’est un témoignage très émouvant
C’est un témoignage très émouvant que livre Hélène Cuénat dans La Porte verte. Un témoignage singulièrement décalé par rapport aux habituels récits autobiographiques, et qui doit être lu à plusieurs niveaux. Le premier, bien sûr, est celui des évènements qu’elle relate : son engagement, à Paris, fin 1957, dans le réseau de soutien au FLN animé par Francis Jeanson, dont elle devient la compagne jusqu’à son arrestation, en février 1960 - elle a alors vingt-neuf ans. Puis sa détention à la prison des femmes de la Petite Roquette, le « procès Jeanson » (septembre 1960) où elle est condamnée à dix ans de réclusion. Enfin, et surtout, sa spectaculaire évasion, avec cinq camarades, en février 1961. Cette lecture est particulièrement utile à l’heure où le choc causé par le témoignage de Louisette Irilahriz (militante du FLN torturée par les hommes du général Massu pendant la bataille d’Alger), puis par l’« appel des douze » contre la torture et les aveux du tortionnaire et assassin Aussaresses semble enfm avoir réveillé la torpeur des médias, alors que les témoignages et les récits historiques n’ont pourtant pas manqué depuis quarante ans. On semble découvrir les « crimes de l’armée française1 » pendant la guerre d’Algérie, et le courage de ceux - peu nombreux - qui les dénoncèrent alors (comité Audin, Manifeste des 121, Éditions de Minuit et François Maspero... ) ou qui choisirent de devenir « porteur de valises » pour le FLN. L’histoire de ces deniers est assez bien connue2, mais le récit d’Hélène Cuénat lui donne chair et présence.
Ce qui frappe à sa lecture, en première approche, c’est la simplicité de cet engagement. Militante communiste (depuis 1952), elle passe tranquillement outre aux consignes du parti (« officiellement tout à fait contre l’aide au FLN ») : c’est au nom de la « solidarité » et de l’« amitié entre les peuples » qu’elle rejoint l’action de Francis Jeanson. Il ne s’agissait pas de « faire la révolution en Algérie, non, c’est un problème français que nous devions régler, celui de notre colonialisme, qui entrainait la France là où nous ne souhaitions pas aller. Les Algériens étaient en première ligne, c’est bien le moins de les avoir aidés. Nous n’étions pas des tiers-mondistes. Nous n’étions pas des pieds-rouges ».
Et pourtant, ce n’était pas si simple... Car ce livre est aussi - c’est le deuxième niveau de lecture, une introspection, comme la poursuite d’une cure analytique, sur le sens que l’Hélène Cuénat d’aujourd’hui donne à cet engagement de l’Hélène Cuénat d’hier. Cela nous vaut des pages assez étonnantes, où elle se voit comme une « méduse », un « trou, un espace vide et transparent, incapable de dire JE », « dominée par les hommes » (et d’abord par un « père autoritaire »). Dès lors, l’entrée dans le PCF, puis celle dans le réseau Jeanson, sont, par-delà la morale et la rationalité politique, des tentatives d’échapper à ce vide.
Mais, Hélène Cuénat s’en explique lucidement, ces étapes resteront engluées dans la « domination masculine ». Et dans son « itinéraire féminin », c’est « l’année passée à la Petite Roquette [qui] apparaît comme une année privilégiée, à la fois expérimentale et fondatrice ». L’« histoire collective » de ces vingt femmes enfermées ensemble pendant un an est le cœur du livre. Et le fil rouge qui la parcourt, c’est la conviction que, si l’évasion a réussi, c’est parce qu’« il n’y a pas eu de chef parmi nous » : « L’absence de concurrence entre nous, femmes sans phallus, a été un atout déterminant de la réussite de notre projet. Peut-être parce qu’il n’y avait pas d’homme dans les parages. Nous avons eu la chance de vivre cette situation expérimentale. C’est la présence des hommes qui entraîne cette concurrence entre les femmes : puisque nous ne vivons qu’à travers eux. »
Une porte décisive a ainsi été franchie par Hélène Cuénat. Comme la « porte verte », petite porte latérale de la prison par laquelle sa fille Michèle, alors âgée de sept ans, entrait pour lui rendre visite. Michèle occupe une place importante dans le récit et Hélène Cuénat évoque avec beaucoup de pudeur le drame de sa disparition prématurée, il y a dix ans.
Dans cette trame très personnelle, s’inscrit un troisième niveau de lecture, qui concerne l’Algérie d’aujourd’hui, devenue pour l’auteur son « deuxième pays » (après l’indépendance, elle y a travaillé, dans la sidérurgie, jusqu’en 1972). Bouleversée, comme tous ceux qui aiment ce pays, par la guerre sanglante qui le déchire depuis 1992, elle en propose curieusement une analyse très réductrice, faisant de 1’« intégrisme islamiste » l’unique responsable. Si elle réclame à juste titre la condamnation de ces « criminels », elle n’a pas un mot pour évoquer la responsabilité des généraux qui ont confisqué le pouvoir et mis le pays en coupe réglée depuis de longues années. Et qui ont fait de la torture, dès 19623 et massivement depuis 1992, un instrument privilégié de leur pouvoir.
Et pourtant, c’est bien la révolte contre la torture qui fut à la base de son engagement, en 1957 : « Nous avons appris qu’on torturait dans les commissariats de police de Paris, dans le XIIIe arrondissement notamment. La torture, instrument privilégié du travail d’information et de renseignement, accompagne nécessairement les guerres menées contre un peuple [c’est moi qui souligne] : si l’on était contre la torture, il fallait être contre la guerre, et si l’on était contre la guerre, il fallait être pour l’indépendance de l’Algérie. »
On touche là à un quatrième uiveau de lecture de ce livre, qui, lui, reste implicite. Car si la situation algérienne d’aujourd’hui est à l’évidence plus complexe que celle d’hier, cet impératif catégorique contre la torture conserve toute son actualité. Mais on pressent, à quelques allusions discrètes, toute la douleur qui étreint l’auteur à l’idée que les successeurs des torturés d’hier sont devenus à leur tour des tortionnaires. Par exemple quand elle évoque le « chagrin de tout ce qui a été gâché et perdu, à cette époque et aujourd’hui », en ajoutant : « Je ne peux m’empêcher de penser que si le FLN avait obtenu l’indépendance de l’Algérie dans un mouvement d’union plus massif avec la gauche, des choses en auraient été changées, pour cette gauche comme pour l’Algérie. »
On peut regretter que ce « chagrin », sans doute lourd d’amitiés impossibles à renier, n’ait pas conduit Hélène Cuénat à être plus explicite sur les causes et les circonstances effroyables de la « seconde guerre d’Algérie ». Mais on ne saurait lui en faire le reproche. « C’est en partie grâce à l’écriture de ce livre que je suis encore là », écrit-elle pudiquement. Et c’est grâce à cette écriture que nous, ses lecteurs, pouvons trouver des raisons de nous battre contre les injustices et les crimes d’aujourd’hui.
1. Pierre VIDAL-NAQUET, Les Crimes de l’armée française, François Maspero, Paris, 1975 (réédition : La Découverte, Paris, 2001).
2. Hervé HAMON et Patrick ROTMAN, Les Porteurs de valises. La résistance française à la guerre d’Algérie, Seuil, coll. « Points », Paris, 1982.
3. On lira à ce sujet avec intérêt l’« appel de la direction générale du PAGS » (le parti communiste algérien, alors clandestin) d’avril 1971 contre la torture exercée par le pouvoir contre ses militants (reproduit sur le site Web d’Algeria-Watch : http://www.algeriawatch.deffarticlef docufpags _ torture. htrn).
François Gèze,
Mouvements, n° 17, septembre-octobre 2001
Porteuse de valises à « La Porte Verte »
Héléne Cuenat, française, enseignante, militante, a été une « porteuse de valises » (bourrées de fric) en France pour le compte du FLN pendant la guerre d’Algérie en 1957. A cette époque, c’était un acte héroïque. En 1960, elle a été arrêtée et condamnée à 10 ans de prison avec d’autres militantes françaises et algériennes également « porteuses de valises » pour le groupe Jeanson qui l’avait contactée. Être militante en France pendant la guerre d’Algérie n’était pas chose facile, il fallait changer fréquemment de domicile et vivre dans la clandestinité sous de fausses identités. Lors de son arrestation, elle ne dira rien, ne dénoncera personne. Elle déclarera simplement être pour l’indépendance de l’Algérie.
Hélène Cuenat a aujourd’hui 70 ans. Elle est en bonne santé, elle est belle, toujours passionnée par ses idées et les causes qu’elle défend. Elle est très occupée. Pour obtenir un rendez-vous, j’ai dû appeler à plusieurs reprises, car elle était toujours en voyage.
Dans son livre « La Porte Verte », elle parle de son itinéraire, de la mort de sa fille Michèle et de l’amour qu’elle lui portait, ainsi que de sa vie de militante et de son amour de l’Algérie. Elle y raconte aussi les réseaux Jeanson, son séjour derrière les barreaux dans le quartier réservé aux détenus politiques et son évasion en février 1961 de la prison de la Roquette en compagnie d’autres femmes. « La Porte Verte » est un livre qui évoque un morceau d’histoire de l’Algérie. C’est, pour cette période, un document historique qu’il faut lire pour retrouver ce que fut la vie militante de certains Français et Françaises en faveur de l’Algérie dans les années 60 en France.
Ecoutons-la.
Le Quotidien d’Oran : Pourquoi as-tu écrit ce livre 40 ans après ?
Hélène Cuenat : Il y a quelques années, j’avais commencé à écrire à la demande d’un cinéaste algérien qui voulait faire un film sur les prisons en France. Il m’avait demandé à moi et à quelques autres amis de réagir sur notre expérience de la prison. Ce que j’ai fait, mais comme le film ne s’est pas fait, j’ai gardé mon travail comme dans un congélateur, quelque chose d’intact. Je me suis beaucoup référée à ce texte, sinon j’aurais certainement oublié beaucoup de choses. Le texte tel quel n’était pas publiable, mais l’envie d’écrire là-dessus m’était venue et je l’ai gardée. Alors, quand j’ai eu le temps je m’y suis mise. Cela a été un gros travail : deux ans de boulot à mi-temps.
Q. O. : Est-ce un hasard si ce livre a été édité par un éditeur algérien, Bouchène ? L’avais-tu aussi proposé à des éditeurs français ?
H.C. : Oui, je l’avais proposé à des éditeurs français, mais on m’avait prévenue qu’il y avait peu de chances qu’ils ne l’éditent.
Q.O. : « La Découverte » aussi a refusé ? Pourtant ils sont spécialisés sur l’Algérie ? (éditeur de « La Sale Guerre » et de « L’Affaire Bentalha »).
H.C. : Oui.
Q.O. : Quelques jalons dans ta vie : en 1957, tu es professeur, tu enseignes le français. Puis tu quittes l’enseignement, tu milites avec le FLN et tu rentres dans le réseau Jeanson. L’as-tu fait pour des raisons politiques ou l’as-tu fait par amour pour Jeanson ?
H.C. : Je l’ai fait très clairement pour des raisons politiques en ce sens que si histoire d’amour il y a eu, elle s’est déclarée après. J’ai connu Jeanson par le réseau de soutien. A l’époque, j’étais membre du Parti communiste français, ma formation de communiste me montrait que le peuple français et le peuple algérien étaient du même côté, alliés. En acceptant le coup de force des ultras pour continuer la guerre et garder l’Algérie dans le giron français, on trahissait la solidarité internationale telle que moi je l’avais comprise, pas seulement moi, mais tous les communistes. C’est donc pour cette raison que je me suis engagée, non pas tellement pour le FLN que pour le peuple algérien, pour son indépendance. On a trop souvent considéré que nous étions FLN. Non, nous n’étions pas FLN, nous tenions à être un réseau français.
Q.O. : Pourquoi t’a-t-on surnommée « La Tigresse » ?
H.C. : Ce sont les policiers, les inspecteurs de la DST quand ils sont venus m’arrêter. Ils ont renvoyé cette image de moi aux journalistes le lendemain de mon arrestation, parce que je les ai reçus peut-être pas comme une tigresse mais sans leur faire la moindre concession. Ils sont arrivés à 6h du matin comme cela se fait toujours, et moi ce jour-là c’est l’employé du gaz que j’attendais.
Q.O. : Comment la police a-t-elle trouvé ton adresse ? As-tu été dénoncée ?
H.C. : Il y a eu ce jour-là 8 ou 10 arrestations simultanées. Nous nous savions suivis et nous avions organisé certaines précautions changeant nos adresses, nos papiers, nos habitudes, mais ils nous ont pris de court. Jeanson, lui, n’a pas été arrêté car il était déjà parti dans les nouveaux lieux où nous devions nous installer. Moi, j’ai été arrêtée parce que j’ai eu le tort d’attendre l’employé du gaz. Le destin en a été modifié.
Q.O. : Donc tu es allergique au gaz depuis.
H.C. : (elle rit) Oui, cela a décidé de ma vie en quelque sorte, mais je ne peux pas dire aujourd’hui que j’aurais souhaité une autre vie, celle-ci me convient.
Q.O. : En 1960, tu as été condamnée à 10 ans de prison, et tu t’enfuis avec un groupe de femmes en 1961.
H.C. : En effet, tout avait été méthodiquement organisé. Nous avons été pris en charge par le réseau français Jeanson et le FLN, qui étaient tous deux très organisés. On nous a fait sortir par la Belgique et l’Italie jusqu’au Maroc.
Q.O. : A l’époque, on vous appelait les « porteurs ou porteuses de valises ». Ces valises contenaient des sommes énormes, jusqu’à 500 millions d’anciens francs. Vous apportiez cet argent en Suisse, vous le donniez à qui ?
H.C. : C’était l’argent des cotisations des militants du FLN. Nous étions un maillon dans la sortie de cet argent. Il nous était remis par des militants du FLN. Une fois j’ai pris le taxi, ce qui était le meilleur moyen de se déplacer, et en voulant m’aider à poser la valise dans le coffre, le chauffeur de taxi me dit : « Comme c’est lourd ! C’est dommage que ce ne soit pas des billets de 1 000 F ». Alors je lui ai répondu « Dans ce cas-là, je préférerais que ce soit des billets de 10 000 F » (anciens francs bien sûr), ce qui était effectivement le cas.
Q.O. : Vous le remettiez à qui ?
H.C. : On le remettait à une personne du réseau Curiel qui procédait à l’évacuation de l’argent selon un système bancaire. On n’a jamais passé de valises d’argent clandestinement à travers les frontières. L’argent sortait par des procédés bancaires.
Q.O. : A part le fait de porter de l’argent, quelle était votre action politique ?
H.C. : Cela ne s’arrêtait en effet pas au transport d’argent, mais cela n’a jamais été jusqu’aux attentats. Je pense que nous ne l’aurions jamais fait pour des raisons politiques, morales, etc. Nous étions un réseau de soutien au peuple algérien, mais ce n’était pas notre propre guerre. On a fait des passages de frontières d’Algériens qui devaient fuir la France, on a fait de l’hébergement, énormément, etc. Moi, je m’occupais de l’argent, mais d’autres camarades s’occupaient d’autres secteurs. Il y a une activité à laquelle nous tenions beaucoup, en particulier Jeanson, c’était un travail d’information vis-à-vis des Français, parce que nous tenions beaucoup à être « Réseau français » de soutien à la lutte du peuple algérien.
Q.O. : Après l’indépendance, on a beaucoup parlé du trésor du FLN placé en Suisse. Vous, les militants, qui aviez transporté tout cet argent, quelle a été votre réaction ?
H.C. : Là, tu m’en demandes beaucoup. J’étais alors tout à fait ailleurs, et plus du tout dans le coup. Je sais qu’on a beaucoup parlé de cette affaire, « le trésor de guerre de Khider », et des règlements de compte qu’il y a eu tout autour. Mais je ne peux pas te dire ce qui se passait une fois que cet argent était entre les mains des militants dn FLN. Moi, je suis arrivée à Alger le 1er août 1962 avec 600 F en poche. Que ma famille m’avait fait parvenir, et c’est tout. Aucune adresse, rien. Mais à cette époque, Alger était une ville où tout le monde rencontrait tout le monde. On y rencontrait d’anciens copains, algériens, français, etc. Je me suis très vite récupéré une famille algérienne qui m’a hébergée, puis j’ai trouvé un travail avec l’UGTA, très peu payé mais qui me permettait de survivre.
Q.O. : Pourquoi es-tu allée t’installer en Algérie ?
H.C. : Pourquoi je suis allée là-bas ? Il fallait bien que j’aille quelque part. Je n’ai eu le droit de rentrer en France qu’en 1967.
Q.O. : Tu étais donc en Algérie parce que tu n’avais pas le droit d’être en France.
HC. : En effet, car je n’avais aucune autre raison d’être en Algérie, j’étais Française.
Q.O. : A cette époque, comment as-tu vécu l’indépendance algérienne ? Et quelle est ton opinion sur l’Algérie aujourd’hui ?
H.C. : J’ai vécu 10 ans en Algérie. Je pense que c’était des années avec une certaine grandeur. Du projet de Boumediene... on peut dire beaucoup de choses sur les erreurs qui ont été faites, certes, mais c’était un projet grandiose. Ainsi du projet de sidérurgie qui était dans la suite du « Plan de Constantine » : d’un petit projet de 30 000 tonnes, on est passé à un énorme projet de 1 200 000 tonnes, c’est peu de dire que le projet avait changé de dimension... Pour l’Algérie actuelle, mon regard, eh bien je lis les journaux tous les jours et, hélas, je compte les morts. Mais en ce moment, je trouve que c’est un peuple qui résiste. Quant aux événements qui se produisent en ce moment en Kabylie, je ne peux en dire tout ce que j’en pense, ce sont des événements complexes, il y a des manipulations, etc. Mais c’est quand même la preuve d’une volonté de changement qui démontre la force de ce peuple. Ils sont porteurs d’espoir, avec tout ce que cet espoir peut provoquer d’inquiétude...
Q.O. : Les Français qui ont milité pour l’indépendance de l’Algérie, comment ont-ils été considérés par les autres Français après l’indépendance de l’Algérie ?
H.C. : Les gens de droite nous voient comme des ennemis. Quand je suis rentrée en France, j’ai eu la chance de trouver un travail qui m’a passionnée. Je me suis re-située là, parce que je suis rentrée en France sachant que c’était là ma place.
Q.O. : Certains militants français qui ont soutenu l’Algérie avant son indépendance disent que l’Algérie ne les a pas aidés après l’indépendance.
H.C. : Je n’ai jamais entendu cela. J’ai été très bien accueillie en Algérie. On nous a donné la possibilité de faire des choses intéressantes. Moi qui n’étais ni ingénieur ni technicienne, on m’a donné dans la sidérurgie des responsabilités, un travail passionnant que je n’aurais jamais eu la possibilité d’avoir en France.
Q.O. : Ton livre, pourquoi l’as-tu appelé « La Porte Verte » ?
H.C. : « La Porte Verte », c’est la porte par laquelle ma fille Michèle, qui avait alors 7 ans, entrait à la prison de la Roquette lorsqu’elle venait me voir. Mes parents et l’avocat, qui était Roland Dumas, avaient obtenu un droit de visite à peu près toutes les 3 semaines et mon père avait obtenu que ma fille n’entre pas par la grande porte, qui était couverte de chaînes, avec des gardiens de prison... Ma fille ne savait pas que j’étais en prison. Elle pensait que j’étais dans une maison de repos, et mes parents voulaient éviter qu’elle en parle à l’école. « La Porte Verte », c’était cet arrangement avec l’administration pour qu’elle rentre là sans penser qu’il s’agit d’une prison. Elle l’a quand même compris, en croisant un jour une amie qu’elle avait connue à l’extérieur, et elle s’est dit : « Elles ne peuvent pas être toutes dans une maison de repos au même moment, c’est autre chose... »
Q.O. : Tu as 70 ans, qu’est-ce qui te passionne encore dans la vie ?
H.C. : (elle rit) C’est une question très indiscrète... J’ai continué de militer. Ce qui me passionne, c’est encore l’Algérie... J’achète les journaux algériens tous les jours, je me tiens au courant et je milite dans un collectif de solidarité... ce qui pose d’ailleurs plein de problèmes. Je milite auprès du parti communiste français.
Q.O. : Le fait d’avoir fait ce livre.. qu’est-ce que ça a changé pour toi ?
H.C. : C’est curieux d’avoir fait ce livre... Une fois que c’est fini, je n’ai pas l’impression que c’est moi qui l’ai écrit. Le regard que l’on porte sur sa vie est autre, elle devient comme qui dirait intelligible. Moi qui ai une formation littéraire, je n’avais encore jamais écrit au sens d’écrire un livre, et cette expérience m’a passionnée, je vais peut-être continuer.
Entretien réalisé par Ali Ghanem
Quotidien d’Oran, 1er novembre 2001