Nadjia Bouzeghrane m’a demandé, à l’occasion du 50e anniversaire du 1er novembre 1954, date du début de la guerre d’Indépendance de l’Algérie, de faire « un témoignage », d’écrire quelque chose pour les lecteurs d’El Watan.
Alors, je me suis posée la question : Qu’est-ce qui peut aujourd’hui intéresser les lecteurs algériens d’El Watan ?
Peut-être, tout d’abord, comprendre comment une jeune française de 25 ans avait pu s’engager, à cette époque, en 1957 plus précisément, dans un réseau français de soutien au FLN ?
C’est simple.
Lorsque mon ami Etienne Bolo m’a demandé, en 1956, à l’occasion d’un voyage qui nous amenait à passer par Lausanne, et comme nous approchions de la frontière suisse, à bord d’une vieille 4 chevaux Renault, si j’étais d’accord pour passer une lettre à l’intention d’un responsable du FLN, je lui ai répondu tranquillement : « C’est un service qui ne se refuse pas ». Au retour, passant la douane en sens inverse, c’est un demi mètre cube de tracts et de journaux FLN que nous avons transporté, à destination de Paris (Résistance algérienne était imprimé en Suisse)..
Ca, c’était en 1956, deux ans après le 1er novembre 1954. Quelque-temps après, Etienne me proposa de me faire rencontrer Francis Jeanson et d’entrer dans le réseau.
Passer des tracts à l’arrière d’une voiture, c’était une chose. Entrer dans le réseau, c’en était une autre. Il m’a fallu un temps de réflexion, plusieurs mois, si je me souviens bien, pour donner mon accord. Une décision comme celle-là, qui allait si profondément changer ma vie (mais ça, je ne le savais pas), c’était à la fois une décision politique et une décision morale.
Une décision politique : ma formation de communiste a été déterminante : le peuple du pays oppresseur – la France en l’occurrence – , le peuple du pays opprimé – l’Algérie – sont solidaires. C’est ce que m’avait appris la lecture de Lénine, c’était simple comme une équation A = B.…
C’était aussi une décision morale : c’est-à-dire qu’il faut se sentir concerné. Nous avions tous les jours des nouvelles de la répression en Algérie, mais c’est lorsque j’ai appris qu’on avait torturé des Algériens dans le commissariat du XIIIe arrondissement de Paris que la vérité m’est apparue : distribuer des tracts et manifester boulevard Saint-Michel, au risque de finir la soirée au commissariat de police, ça ne suffisait plus. J’étais solidaire des Algériens, j’étais concernée concrètement par ce qu’il leur arrivait, et j’ai décidé, puisqu’on me le proposait, d’entrer dans le réseau.
Si on ne me l’avait pas proposé, j’aurais continué de manifester. Peut-être me serais-je retrouvée au métro Charonne où sont morts 7 militants communistes, le 7 février 1962, quelques mois avant l’Indépendance.
Ensuite ce fut, dans l’ordre, le réseau, la clandestinité, l’arrestation un vendredi matin de février 1960, trois journées d’interrogatoire à la DST, rue de Saussaies, la comparution devant le juge Batigne, au Palais de Justice, et le transfert en voiture cellulaire à la prison de femmes de Paris, la Petite Roquette..
Nous nous sommes retrouvées à plusieurs dans la prison, Micheline Pouteau, Jacqueline Carré, Véra Herold, Jeanine Cahen, d’autres encore, Lise, Christiane… d’abord à l’isolement, puis dans la division dite des « politiques ». Nous fûmes bientôt une vingtaine de femmes, Algériennes et Françaises. Toutes arrêtées pour la même raison : l’Algérie. Sous différentes formes : membres d’un réseau de soutien au FLN, membres du FLN, aide individuelle. Didar, réseau Curiel, vint nous rejoindre plus tard.
Une division dans la prison de la Petite Roquette, c’était un grand couloir avec, d’un côté, les portes de nos cellules, de l’autre, des fenêtres, évidemment garnies d’épais barreaux de fer, qui donnaient sur une cour extérieure. Dans la journée, toutes portes ouvertes – celles des cellules bien sûr – nous pouvions circuler dans le couloir, nous rendre visite, aller aux toilettes ou dans la salle qui nous servait de réfectoire.
C’est par l’une de ces fenêtres, par une belle matinée de printemps, que l’idée d’évasion m’est venue.
On pouvait, en se tenant debout, entrevoir, par-dessus le mur d’enceinte, à quelque 200 mètres, le haut des immeubles de la rue Merlin, et même apercevoir, parfois, des gens aux fenêtres, silhouettes indistinctes. Le mur, six mètres de haut, se profilait sur fond de l’espèce du jardin, généralement désert, qui s’étendait au pied de notre résidence.
Un mur de six mètres, des barreaux de fer de 5 centimètres d’épaisseur, et puis, bien sûr, le verrouillage à la tombée de la nuit de nos cellules, je cessai un instant de voir tous ces obstacles : je vis seulement qu’il n’y avait pas de précipice infranchissable, ni eau profonde, mais une continuité jusqu’à l’extérieur, jusqu’à la liberté ! Une vieille prison, qui avait peut-être fait ses preuves, puisque jusque-là aucune femme n’était parvenue à s’évader. Eh bien, nous allions voir.
A peine émise, l’idée de l’évasion fut reprise par mes compagnes comme un ballon que l’on se passe entre joueurs.
Seule, je n’aurais rien pu faire. Ensemble, nous avions le sentiment d’être invincibles. Nous l’étions !
Cette évasion, nous l’avons préparée pendant près d’un an.
Evasion de femmes, minutieusement préparée, comme un tricot fait maille après maille, une maille à l’endroit, une maille à l’envers et on continue.
Fabriquer une fausse clé, avec un fil de fer rigide, tiré d’un cintre gainé de plastique, scier les barreaux de la fenêtre des waters qui donnait sur la cour extérieure, tout en montant un spectacle de marionnettes très bruyant pour attirer l’attention ailleurs, tresser une corde avec nos bas nylon et quelques autres ingrédients, et puis, établir le contact avec l’extérieur pour obtenir de l’aide une fois dehors, et combien d’autres choses qui nous occupèrent presque une année. Il faut dire que le mois de septembre fut entièrement consacré au procès, pour celles d’entre nous qui appartenions au réseau Jeanson – je fus avec Micheline, avec Vera, condamnée à dix ans de prison, raison de plus pour tenter l’évasion !
Et ce fut, le 25 février 1961, après une année de prison, presque jour pour jour, l’évasion, les grands titres dans les journaux, mon père, qui rentrait d’une course aux Champs Elysées, achète, joyeux et fier, la panoplie des journaux du soir, Paris-Presse, France-Soir, l’évasion avec Zina Haraigue et Fatima Hamoud, Zina que j’ai revue au mois de mai dernier, à Alger, avec Didar Fawzy, Jacqueline Carré, Micheline Pouteau et moi, le compte y est. Avec le soutien de toute la division.
Nos compagnes, françaises et algériennes, nous auraient portées dehors, si elles l’avaient pu. Je n’ai jamais oublié le visage de cette très jeune Algérienne, arrêtée quelques jours avant, que j’ai entrevu, ruisselant de larmes, tellement elle était émue, à travers la grille du judas de la porte de sa cellule, quand je traversais le couloir de la division pour rejoindre les toilettes, où nous avions scié un barreau. Elle devait sortir en liberté provisoire quelques semaines plus tard, mais elle était totalement avec nous.
Et puis ce fut « la cavale », le Maroc, Oujda, avec Didar, sur la frontière, avec les réfugiés algériens, nous, réfugiées comme eux, Alger dès août 1962, puis Annaba, c’est-à-dire la sidérurgie, où j’exerce mon métier de formateur d’adultes dans des conditions extraordinaires jusqu’en 1972. Oui, Annaba, c’est-à-dire El Hadjar, où l’usine algérienne est construite sur les restes du chantier amorcé par les Français, la Société bônoise de sidérurgie, en l’occurrence. L’atelier de « Préparation des matières » dressait sa carcasse déjà noire de rouille dans la plaine d’El Hadjar !
Lorsque j’ai appris , il y a deux ans, que l’usine d’El Hadjar avait été vendue à une multinationale dont le siège est à Londres, j’ai pleuré. C’était ça ou la fermeture de l’usine. Résultat de la mondialisation !
Quand je dis qu’il faut se battre pour un autre internationalisme, je sais de quoi je parle.
Et aujourd’hui, me diriez-vous, qu’est-ce que l’Algérie pour vous ?
C’est d’abord tout ce que je viens de dire, un lot de souvenirs, dont je suis fière, quelquefois je me demande si je n’embête pas mes amis, tellement je raconte volontiers l’arrestation, où mon tempérament combatif m’a valu d’être appelée « la tigresse » à la une des journaux du lendemain, moi qui suis d’un naturel plutôt timide, l’évasion, exploit que bien des hommes nous ont envié – je pourrais dire, en féministe indécrottable, « ne nous ont pas pardonné ». « Qui vous avait dit de le faire ? » me demandait récemment un vieux monsieur. « Personne », lui ai-je répondu : « Nous en avons eu l’idée toutes seules ». Et lui, bougonnant : « Comment des femmes auraient-elles pu avoir, toutes seules, l’idée d’un tel projet ! »
Et puis, l’Algérie est le pays où j’ai appris comme nulle part ailleurs ce que c’est qu’appartenir à la même communauté. Et le premier fondement de cette communauté, c’est, bien sûr, cette lutte de libération, cette dure conquête de la liberté, au cours d’une guerre longue et difficile, dont nous fêtons aujourd’hui le courageux déclenchement. L’Algérie, c’est aussi Choumissa Benradjal, la « femme-taxi » de Sidi Bel Abbès, c’est aussi Malika Remaoun, présidente de l’AFEPEC, association de femmes d’Oran, que j’ai rencontrées en mai dernier, dans une action de solidarité féministe, et c’est aussi Louisa Benazzouz de Marseille, et d’autres, la liste serait trop longue, et je suis solidaire de leur lutte, notamment pour l’abrogation totale du code de la famille, ce qui je pense, ne saurait tarder, code indigne des Algériens qui, pour moi, sont le symbole même du refus de l’oppression.
Qui, tous, les hommes comme les femmes, devraient se battre, eux qui ont mené à la victoire cette lutte de Libération dont nous allons fêter l’anniversaire, pour cette autre libération, sans laquelle il n’y a pas de peuple libre, celle des femmes.
Hélène Cuénat