Elles ont été précédées par des élections législatives le 13 mars 2022. Au cours de celles-ci, pour la première fois dans l’histoire contemporaine de la Colombie, le bloc des formations de gauche a obtenu le plus grand nombre de voix tout en restant très loin d’une majorité absolue au parlement. Les élections législatives étaient couplées avec une consultation destinée à départager les pré-candidats présidentiels de chaque coalition. La grande surprise de cette consultation a été le score de Francia Márquez. Avec 780.000 voix, elle est arrivée deuxième parmi les candidatures de la gauche et troisième parmi l‘ensemble des candidat. Elle a même dépassé le premier candidat du centre Sergio Fajardo.
Le grand vainqueur de cette consultation était Gustavo Petro avec 4,4 millions de voix. Petro est ainsi devenu le candidat à la présidence de la coalition de gauche Pacto Histórico.
L’engagement politique de Petro remonte à 1987, quand il est entré dans les rangs de la guérilla du M19 à l’âge de 17 ans. Il a été arrêté et torturé par l’armée. Emprisonné pendant deux ans, sa libération est liée à la décision prise en 1990 par le M19 de déposer les armes pour promouvoir un travail politique légal. Un nombre important de cadres du M19 ont été ensuite assassinés par les forces paramilitaires.
Petro a continué à militer dans différentes formations de gauche. Il a été notamment le maire de Bogotá entre 2012 et 2016. Il a été destitué de son poste à mi-mandat, et interdit d’exercer des fonctions politiques pendant 15 ans, par le procureur général Alejandro Ordoñez, proche du gouvernement et de l’extrême droite malgré une injonction de la Commission interaméricaine des droits de l´homme (CIDH). L’interdiction d’exercer des fonctions politiques a finalement été considérée illégale par le Tribunal supérieur de Bogotá.
En Colombie, la désignation de la candidature à la vice-présidence dépend du candidat à la présidence de chaque coalition ou parti. Pendant quelques jours, Petro a hésité entre une ouverture vers le centre-droit en désignant comme candidate une femme issue d’une des grandes familles qui dominent le libéralisme colombien et une ouverture vers la gauche radicale liée aux grandes mobilisation de 2021. C’est finalement la deuxième option qu’il a choisie en désignant Francia Márquez. Il a renforcé la signification politique de cette décision en annonçant à l’avance que Francia Márquez ne serait pas une vice-présidente potiche, qu’elle serait placée à la tête d’un ministère particulièrement important dans le contexte colombien, le ministère de l’égalité et qu’elle serait donc investie d’un rôle actif dans l’action gouvernementale.
Francia Márquez se démarque totalement du monde habituel de la politique institutionnelle colombienne. Elle est née en 1982 dans une communauté afrocolombienne du département de Cauca (Sud-Ouest). Elle a été activiste contre les entreprises du secteur minier. En raison des menaces de mort, elle a dû émigrer à Cali en 2013 et a continué à militer dans les organisations afro-colombiennes de gauche. Elle a dirigé la grande marche des femmes afro-colombiennes qui a parcouru une partie du pays entre le Cauca et Bogotá du 17 novembre au 11 décembre 2014. Elle n’a jamais détenu de mandat dans la politique institutionnelle. Pendant les grandes mobilisations du printemps 2021, elle a soutenu activement la jeunesse rebelle des quartiers pauvres.
Si le programme de Petro contient essentiellement des projets de réforme l’on pourrait qualifier de gauche modérée, la dynamique sociale dans la campagne s’est inscrite clairement dans la continuité des mobilisations populaires de l’an dernier. C’est vrai pour la plupart des activistes qui sont venus à la vie politique au cours du soulèvement. Ils ont mis en place un réseau dense d’organisations de base qui s’occupent à la fois d’activités culturelles, de développement communautaire et social (notamment en organisant des cantines populaires), de dénonciation des exactions policières, etc… C’est également vrai pour la bourgeoisie colombienne qui s’est lancée dans une campagne très dure sur le thème « tout sauf Petro ».
Les sondages d’opinion prévoient que le ticket Petro-Marquez obtiendrait environ 40 % des voix. Cela impliquerait l’organisation d’un deuxième tour le 19 juin. L’objectif affiché du Pacto Histórico est d’emporter les élections dès le premier tour en mobilisant l’électorat populaire pour atteindre 50 % des voix.
Le ticket de la coalition entre la droite et l’extrême droite présente Federico Gutierrez (du parti conservateur) comme candidat à la présidence. Les sondages lui donnent environ 27 % des voix.
Un facteur de surprise est la candidature de Rodolfo Hernández. C’est un millionnaire qui présente un certain nombre de traits communs avec Berlusconi ou Trump. Riche entrepreneur dans le secteur du bâtiment, sa fortune repose principalement sur les marchés publics qu’il a pu négocier avec des politiciens. Lui-même a été maire d’une des grandes villes de l’Est du pays Bucaramanga. Paradoxalement, il se présente comme un anti-système et mène une campagne presque monothématique sur la lutte contre la corruption. C’est typiquement le millionnaire populiste qui prétend nettoyer le pays du fléau de la corruption sans prétendre s’attaquer aux racines structurelles de celle-ci.
Le 20 mai, la candidate la plus conservatrice issue de la mouvance verte, Ingrid Betancourt, a décidé de retirer sa candidature qui était créditée de moins de 1 % des voix. Auparavant, elle avait postulé pour devenir la candidate de la coalition du centre mais elle s’était retirée avant la consultation du 23 mars pour se présenter au nom de son parti (Vert Oxygène). Cette nouvelle volte-face de l’ancienne otage des FARC ne devrait pas modifier fondamentalement la situation en raison de la très faible popularité de Betancourt en Colombie.
La candidature de Rodolfo Hernández est créditée d’environ 20 % des voix dans les derniers sondages, mais elle a suivi une courbe ascendante tout au long de la campagne. La presse colombienne n’exclut pas qu’il obtienne la deuxième place devant Federico Gutierrez. Dans ce cas, il affronterait Petro et Márquez au second tour des élections si la gauche n’obtient pas 50% dès le premier tour.
Vers la fin de l’année 2021, la plupart des commentaires politiques de la presse colombienne mettaient en avant que les élections se gagneraient au centre. Ils décrivaient un pays fatigué des atrocités commises par les gouvernements d’extrême-droite et craignant l’aventure avec la gauche. Dans le contexte de radicalisation du mouvement populaire, cette prédiction a été cruellement démentie. Le ticket du centre est dirigé par Sergio Fajardo. Depuis le début de la campagne, ses positions s’érodent dans les sondages. Les derniers sondages lui accordent 5,1%.
Il y a également deux candidatures mineures dont aucune n’arrive à 1 % dans les sondages. C’est cas du candidat présidentiel de la droite évangéliste John Milton Rodríguez. Sa campagne a surtout porté sur son opposition à l’avortement, à l’euthanasie et aux droits des gays et lesbiennes. Dans ce domaine aussi, l’évolution de la Colombie est spectaculaire. Le mouvement du printemps a été porté par un féminisme populaire. Cela a contribué cette année à des décisions historiques de la Cour constitutionnelle. Le 21 février, elle a ordonné la légalisation de l’avortement jusqu’à la 24e semaine après la conception. Le 12 mai, elle a légalisé le suicide médicalement assisté au même titre que l’euthanasie. Ces décisions sont largement soutenues par la population.
Les forces paramilitaires de l’extrême-droite ont tenu à démontrer leur force. Leur organisation principale, le Clan du Golfe, qui agit aussi sous l’étiquette des AGC (Autodefensas Gaitainistas de Colombia), a organisé une prétendue grève générale d’une semaine au début du mois de mai contre l’extradition vers les Etats-Unis de son chef Otoniel. Dans les zones où il exerce la terreur, il a contraint la population à y prendre part. Cette action a été un succès dans les zones éloignées des grandes villes. Elle a couvert 119 municipalités dans différents départements. D’après la Juridiction spéciale de paix, elle a causé la mort de 24 personnes. Cela démontre à quel point les paramilitaires restent un acteur important avec lequel les fractions les plus dures de la bourgeoisie pourraient s’entendre.
L’élection de dimanche prochain suscite un grand espoir. En particulier la campagne de Francia Marquez s’est dirigée prioritairement vers les secteurs les plus pauvres de la population, vers les groupes les plus discriminés comme les Afro-colombiens et les indigènes. Cette campagne s’est déroulée dans une atmosphère d’enthousiasme et de fête malgré les menaces des groupes paramilitaires. Elle a eu un impact certain sur les territoires de la Colombie profonde ou la vie politique est traditionnellement confisquée par une alliance entre des caciques locaux, la criminalité organisée et les groupes armés. Francia Márquez se démarque nettement par ses discours avec un langage militant et populaire, avec une gestuelle qui n’évoque en rien la bienséance de la bourgeoisie. Un de ses mots d’ordre est qu’elle est la candidate des NADIEs (de ceux et celles qui ne sont personne), les exclus du jeu politique traditionnel. Elle défend une plateforme anti-patriarcale et anti-capitaliste. Elle revendique le droit à « une vie savoureuse » pour l’ensemble de la population. Elle exprime un égalitarisme radical.
S’il semble n’y avoir aucun doute que le ticket du Pacto Historico arrivera largement en tête dimanche, l’hypothèse d’une victoire dès le premier tour apparaît plus fragile. En cas de deuxième tour, il est vraisemblable que tout l’échiquier politique colombien, du centre jusqu’à l’extrême droite, tentera de faire barrage contre le Pacto Histórico. Il n’est pas exclu que le gouvernement Duque, isolé et frappé par le discrédit qui entoure désormais Uribe, décide de recourir à la fraude électorale ou à la violence. Un indice de l’instabilité est l’intervention, inhabituelle en Colombie, de la hiérarchie militaire dans les élections présidentielles. Le général Enrique Zapateiro, chef de l’armée colombienne, s’en est pris à Petro le 22 avril l’accusant de « politicaillerie » après une déclaration du candidat qui se limitait à mentionner des faits connus de tous : la pénétration des paramilitaires dans l’appareil d’Etat. Zapateiro a été soutenu par l’ancien président Alvaro Uribe. Ce dernier est devenu paradoxalement un obstacle pour une éventuelle intervention de l’armée. Son impopularité est telle que toute action illégale de la part de ses partisans au sein de l’armée ou de la machinerie électorale risque de coaliser une importante partie de la population autour de la gauche.
Laurent Vogel
A CALI : UNE CAMPAGNE QUI S’INSCRIT DANS LA CONTINUITE DU SOULEVEMENT DE 2021
Un article publié le 26 mai par Le Monde, décrit la mobilisation des activistes des quartiers populaires de Cali, épicentre des soulèvements urbains en 2021 :
« Il y a un an, derrière leurs boucliers de fortune, ils défendaient la barricade du quartier Melendez, dans le sud de Cali. La troisième ville de Colombie, à 460 kilomètres au sud-ouest de Bogota, était alors paralysée par le mouvement social sans précédent, très jeune, qui secouait le pays. Aujourd’hui, Luis Agudelo, surnommé « Playita », et ses camarades font campagne pour Gustavo Petro, le candidat de gauche, favori à la présidentielle dont le premier tour se tient dimanche 29 mai. « Pour la première fois, un vote peut changer l’histoire du pays »,considère « Playita ».
Agé de 34 ans, il anime Juntanza Popular, un collectif de quartier qui mêle éducation politique et action culturelle. « Beaucoup de jeunes de moins de 30 ans n’ont jamais voté, soit parce que la politique ne les intéressait pas, soit parce qu’ils étaient convaincus que le système électoral était verrouillé. Aujourd’hui, c’est différent. Dans les quartiers pauvres de Cali, la mobilisation est forte. Cette fois, nous allons gagner. » (…)
« La pandémie a accentué les inégalités et accéléré le désir de changement. La violence de la répression policière a poussé la jeunesse à s’organiser », explique Alejandro Lanz, de l’organisation Temblores (« tremblements »), qui a assuré le suivi des violences lors du mouvement social de 2021. Trente personnes ont été tuées à Cali, sur un total de 47 victimes dans l’ensemble du pays. Selon Temblores, plus du quart des violences policières enregistrées sur l’année ont eu lieu dans le département du Valle del Cauca, dont Cali est le chef-lieu. « Vous avez risqué votre vie sur les barricades, et vous n’allez pas prendre le temps d’aller voter ? », demande « Playita » aux jeunes qu’il veut faire voter.
Jeudi 19 mai au soir, le candidat Petro était sur l’estrade de la place San Francisco, dans le centre de la ville. Malgré l’averse tropicale qui, tout l’après-midi, s’est déversée sur la ville, plusieurs milliers de personnes sont là. « La droite dit que Petro lui fait peur. Moi, c’est la situation actuelle qui me fait peur, soupire Valentina Pena, 19 ans. On n’a pas de diplômes, pas de boulot, pas d’avenir. » Son voisin renchérit : « Nous, on n’a rien à perdre. » C’est ce que disaient les manifestants sur les barricades. Le jeune homme continue : « On n’est pas idiots, on sait bien que le pays ne va pas changer en quatre ans. On sait bien que le risque d’être déçus par Petro est grand, mais au moins on aura essayé. »
La vidéo est consacrée au meeting de fin de campagne de Petro et Márquez à Bogotá
https://www.facebook.com/FranciaMarquezMina/videos/409364514393896