Un sénateur ivoirien a exprimé son inquiétude vis-à-vis de la présence dans son pays d’un « centre de crise pour la grossesse » lié aux États-Unis, et qui désinforme les femmes et les jeunes filles au sujet de leurs droits sexuels et reproductifs.
Plusieurs mois après la révélation par OpenDemocracy de la présence de tels centres dans 18 pays du monde, d’autres ont été identifiés dans des pays francophones d’Afrique de l’Ouest, tels que le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Togo.
En Côte d’Ivoire, une conseillère du « centre de crise pour la grossesse » dénommé Étoile du Matin, à Abidjan, la plus grande ville du pays, a fourni des informations erronées sur les lois et les faits médicaux concernant l’avortement. La page Facebook dudit centre fait croire qu’il offre des « conseils » aux femmes enceintes, mais openDemocracy a découvert que, face à une jeune femme qui disait envisager un avortement, la conseillère du centre a plutôt fait recours à la désinformation et la manipulation émotionnelle pour l’en dissuader.
La conseillère a dit à la femme que mettre fin à sa grossesse constituerait un « meurtre ». En fait, le meurtre et les avortements illégaux sont deux choses totalement différentes selon la loi ivoirienne. Si le viol est légalement prouvé, la loi autorise l’avortement. Même lorsqu’il est pratiqué illégalement, l’avortement est une infraction beaucoup moins grave que le meurtre ; la femme risque une peine maximum de deux ans de prison et une amende de 516 $. Quant aux personnes condamnées pour meurtre, elles risquent la prison à vie.
La conseillère a également laissé entendre qu’elle pouvait apporter une aide financière à la femme pour l’inciter à garder le bébé, après lui avoir prodigué des avis trompeurs sur la contraception, qui est encouragée par le gouvernement ivoirien.
Désinformation juridique et médicale
La page Facebook d’Étoile du Matin contient des messages donnant l’impression qu’elle est neutre, plutôt qu’anti-avortement. Par exemple, un post (en français) indique : « Enceinte et désespérée, vous désirez parler à quelqu’un ? Nous sommes là pour vous. Sans vous juger, nous vous prêtons une oreille attentive ».
Cependant, lorsque la conseillère a rencontré la journaliste infiltrée d’openDemocracy – qui se faisait passer pour une femme vulnérable ayant été violée par un oncle - elle lui a signifié que le fait d’avorter constituerait un meurtre, et lui a ainsi proposé de l’emmener chez un avocat qui l’aiderait à prendre connaissance des lois qui « stipulent » cela.
« Le meurtre est puni par la loi », a-t-elle confié à la journaliste.
La conseillère a qualifié à plusieurs reprises l’avortement de « meurtre », en plus d’avoir affirmé que la loi ivoirienne l’interdisait. En réalité, l’avortement est autorisé dans certaines circonstances, notamment en cas de viol, si le viol peut être légalement prouvé. Lorsque la journaliste a suggéré qu’elle pourrait expliquer aux policiers qu’elle avait été violée, la conseillère a rétorqué que la police ne demanderait pas d’explication, mais l’arrêterait parce qu’elle avait « tué un être humain ».
La conseillère a par ailleurs induit la journaliste infiltrée en erreur sur les faits médicaux entourant l’avortement, en lui disant à plusieurs reprises qu’elle pouvait mourir si elle se faisait avorter, laissant ainsi son enfant actuel sans mère.
La conseillère a en outre affirmé - sans fournir de preuves - que les femmes pouvaient rencontrer des problèmes psychologiques après avoir avorté. Elle a soutenu que certaines femmes ne peuvent, désormais, plus s’approcher des bébés et que, lorsqu’elles dorment, sont hantées par le bruit des pleurs des enfants. De plus, elle a prétendu que l’utilisation d’un contraceptif ou de la pilule du lendemain pouvait conduire à l’infertilité.
Malgré le fait que la journaliste ait déclaré avoir été violée par un membre de sa famille, la conseillère lui a pourtant assuré que le moyen d’éviter de tomber enceinte était l’abstinence sexuelle.
Le gouvernement de la Côte d’Ivoire finance l’accès à la contraception. La planification familiale est encouragée, et les préservatifs sont en vente libre (seule la pilule contraceptive nécessite une ordonnance). La contraception d’urgence est également légale ; la pilule du lendemain est disponible en pharmacie sans ordonnance.
Quand la journaliste a fait savoir à la conseillère qu’elle n’avait pas les moyens d’élever un autre enfant, celle-ci a proposé de lui apporter un soutien financier, si elle décidait de garder le bébé. La conseillère a également invité la journaliste à pardonner à son violeur, et à lui demander une aide financière.
Étoile du Matin a renvoyé openDemocracy vers son avocat, qui n’a pas répondu à nos demandes d’explications.
Des liens avec la droite chrétienne américaine
Étoile du Matin est listée comme étant affiliée à Heartbeat International, qui est basée dans l’Ohio. L’enquête précédente d’openDemocracy, impliquant 18 pays, a révélé que des reporters infiltrés ont été nourris de fausses affirmations dans des ’centres de crise pour la grossesse’ affiliés à Heartbeat.
Étoile du Matin est aussi affiliée à l’Association for Life of Africa (AFLA), une organisation anti-avortement basée en Zambie. L’objectif de l’AFLA est de créer un réseau régional de base pour promouvoir des alternatives à l’avortement. Elle est soutenue financièrement par Heartbeat International, et des donateurs américains peuvent directement envoyer de l’argent à l’AFLA via le site web de Heartbeat.
Selon une déclaration fiscale américaine de 2019, Heartbeat International a dépensé 48 469 dollars en Zambie. L’organisation a déclaré que tous les fonds ont été utilisés pour « la formation, le conseil et le soutien de nos affiliés conjoints ».
Heartbeat International et l’AFLA n’ont pas répondu aux demandes d’explications d’openDemocracy.
Réagissant aux conclusions d’openDemocracy, le sénateur Mamadou Kano a indiqué que le gouvernement ivoirien devrait mener une enquête sur « ce qui se passe réellement dans ce centre », estimant ainsi que la conseillère a eu tort de dire à notre reporter qu’elle serait emprisonnée pour meurtre si elle demandait à faire un avortement.
« Je ne pense pas que la loi actuelle puisse emprisonner quelqu’un ayant ’supprimé’ une grossesse non désirée, après avoir été violé », a-t-il expliqué.
Carelle-Laetitia Goly, avocate ivoirienne, blogueuse féministe et défenseuse des droits des femmes, argue que le gouvernement devait condamner fermement Étoile du Matin. « La loi est claire : une femme qui a été violée [...] a le droit d’avorter l’enfant né de ce viol », a-t-elle souligné. « Le gouvernement devrait agir pour démanteler ces groupes. Cette ONG [...] porte atteinte aux droits des femmes en particulier et aux droits humains en général en Côte d’Ivoire. »
Dans la même veine, Nènè Fofana-Cissé estime qu’Étoile du Matin devrait être mieux réglementée. Elle est directrice régionale pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre chez EngenderHealth, une organisation caritative américaine spécialisée dans la santé sexuelle.
« Nous avons besoin d’assister à une meilleure gestion de ce centre par le ministère de la santé ou le ministère des femmes et des affaires familiales pour comprendre quel type de services ils fournissent, et quel type d’informations ils partagent », a souligné Néné fofana Cissé. « Effrayer ou culpabiliser les femmes ne devrait pas être toléré dans un pays où [...] les avortements clandestins sont [l’une des] principales causes de mortalité maternelle. »
La Côte d’Ivoire a l’un des taux de mortalité maternelle les plus élevés au monde, avec 614 décès pour 100 000 naissances vivantes, dont 18% sont dus à des complications liées à des avortements à risque. Plus de 200 000 femmes âgées de 15 à 49 ans ont recours à l’avortement chaque année. Mais seulement 30% des jeunes utilisent des moyens de contraception, selon Médecins du Monde.
La loi actuelle sur les victimes de viols : « absurde »
L’avortement n’est légal en Côte d’Ivoire qu’en cas de viol, ou lorsqu’il est question de sauver la vie de la femme, sur avis de trois médecins. Dans le cas contraire, les personnes qui pratiquent, reçoivent, font de la publicité ou « incitent » à l’avortement risquent une peine de prison.
Toutefois, le pays est signataire du Protocole de Maputo, une initiative de l’Union africaine qui oblige les membres à autoriser l’avortement en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste, de grossesse mettant en danger la santé mentale et physique de la mère, et de grossesse mettant en danger la vie de la mère ou du fœtus.
La Côte d’Ivoire a ratifié le protocole en 2011, mais n’a pas modifié ses lois en conséquence.
« La loi doit être mise à jour - c’est scandaleux », a martelé Fofana-Cissé d’EngenderHealth. Le sénateur Kano a, lui, relevé que si la Côte d’Ivoire a signé le protocole, le gouvernement doit l’appliquer.
Des militants estiment que les dispositions actuelles en faveur des victimes de viol sont insuffisantes en raison de la charge de la preuve requise - et du temps qu’il faut pour l’obtenir. Les victimes de viol doivent se rendre à l’hôpital, payer un certificat médical, déposer un rapport de police (bien que tous les postes de police n’acceptent pas les dépositions de viol), puis prouver le viol au tribunal - tout cela avant d’être autorisé à accéder à un avortement.
« Il y a tellement de choses à faire pour pouvoir prouver un viol, c’est tout simplement absurde », a indiqué Fofana-Cissé.
Goly a décrit le processus actuel comme un « piège » pour les femmes vulnérables. « [Lorsque] nous disons qu’une femme violée a le droit d’avorter si elle tombe enceinte, nous ne parlons pas de présomption de viol, mais de viol, qui nécessite une procédure légale », développe Goly, qui ajoute « or, une procédure judiciaire peut prendre un à deux ans ».
Emma Onékékou
Portia Crowe
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