La Haute-Commissaire des Nations Unies pour les droits humains Michelle Bachelet a achevé le 28 mai dernier une visite de cinq jours au Xinjiang. À l’évidence, elle n’a pas pu voir ce qu’elle voulait. Sa visite controversée a suscité d’intenses critiques dans la diaspora ouïghoure pour qui celle-ci a été utilisée par la Chine à des fins de propagande.
En réalité, sa visite s’est déroulée quasiment à huis clos. La délégation onusienne a dû intégrer, au nom de la situation épidémique en Chine, une stricte bulle sanitaire qui l’a tenue à l’écart de la presse étrangère. Mais comme pour accentuer la pression sur le groupe mené par l’ancienne présidente chilienne, un consortium de 14 médias internationaux, dont Le Monde et la BBC, a publié le 24 mai, lendemain de l’arrivée de Michelle Bachelet à Canton, d’importants et nombreux documents accusant Pékin de cautionner « au plus haut niveau » les exactions contre la minorité musulmane turcophone.
Le même jour, le président chinois Xi Jinping donnait le ton : « Les questions liées aux droits de l’homme ne doivent pas être politisées, instrumentalisées ou avoir deux poids deux mesures. » Lors de cet entretien en visioconférence avec Michelle Bachelet, le chef de l’État chinois avait estimé que « chaque pays a une situation différente » qui dépend de son histoire, de sa culture et de son développement économique, et que par conséquent, chaque pays devait suivre « sa propre voie en matière de droits de l’homme, en fonction de ses conditions et des besoins de son peuple. Il n’existe pas de « pays parfait » en matière de droits de l’homme », avait ajouté le président chinois, selon des propos rapportés par CCTV et qui reprennent mot par mot le narratif habituel des autorités chinoises sur le sujet. Le compte rendu de la télévision d’État n’avait à aucun moment évoqué le Xinjiang.
Mais sitôt sa visite terminée, les critiques ont fusé de toutes parts. Pour des ONG et des militants de la diaspora ouïghoure, Michelle Bachelet s’est laissée entraîner dans une opération de communication du Parti communiste chinois. Car, comme on pouvait s’y attendre, les médias officiels chinois ont abondamment rapporté que l’ancienne cheffe de l’État chilienne de 70 ans aurait loué les progrès de la Chine en matière de droits de l’homme.
Il est « clair » que Pékin utilise cette visite « pour promouvoir son propre narratif et défendre son piètre bilan en matière de droits de l’homme », déplore ainsi Alkan Akad, militant d’Amnesty International, dans une déclaration à l’AFP. L’objectif est de « montrer au monde [que la Chine] peut soumettre à sa volonté une haute responsable des droits de l’homme de l’ONU », renchérit Maya Wang, chercheuse à Human Rights Watch.
Militante ouïghoure basée à Londres, Rahima Mahmut dénonce « de la poudre aux yeux ». « Ce n’est pas l’enquête neutre, indépendante et sans entrave qu’on nous avait promise », déclare-t-elle à l’AFP. Au lieu de cela, Pékin cherche à obtenir « un blanc-seing pour poursuivre la répression, la surveillance, la torture et le génocide », ajoute-t-elle. Un militant ouïghour basé en Norvège, Abduweli Ayup, s’est dit « déçu » que Michelle Bachelet ait semblé permettre à Pékin de « mal interpréter » ses propos. « Ils l’ont utilisée pour leur propagande », déplore-t-il à l’AFP. « Elle doit avoir le courage politique et l’intégrité de s’exprimer lorsque ses paroles et sa visite sont déformées, estime pour sa part Steve Tsang, directeur de l’Institut chinois de l’université SOAS à Londres. Si elle n’est pas préparée et incapable de le faire, elle n’aurait pas dû y aller. »
LES « CENTRES DE FORMATION PROFESSIONNELLE » DÉMANTELÉS, SELON PÉKIN
Revenons sur le détail de cette visite. Accueillie à Canton par le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi, Michelle Bachelet, citée par l’agence officie chinoise Xinhua, aurait devant ce dernier « félicité la Chine pour ses importantes réalisations en matière de […] protection des droits de l’homme. » Contactés par l’AFP, les services de l’ONU n’ont ni confirmé ni démenti ces propos. Sans surprise, les médias chinois ont abondamment diffusé des images de Michelle Bachelet se voyant remettre un recueil de citations de Xi Jinping sur les droits de l’homme à son arrivée à Canton. Pékin l’avait souligné dès le début de la semaine : sa visite n’était pas une enquête mais une occasion de « clarifier la désinformation » dont la Chine s’estime victime.
Lors d’une conférence de presse par visioconférence le jour de son départ, la Haute-Commissaire a tenté de se défendre. Elle a en particulier souligné que sa visite n’était « pas une enquête », mais a exhorté Pékin à arrêter les mesures « arbitraires » visant la minorité musulmane des Ouïghours. Elle a assuré avoir « entendu » ceux qui lui reprochaient son manque de critiques envers le gouvernement chinois. Michelle Bachelet a affirmé avoir parlé avec « franchise » aux dirigeants communistes de la campagne de répression contre les Ouïghours.
Le Xianjiang a été le théâtre d’attentats sanglants visant des civils et commis, selon les autorités, par des séparatistes et islamistes. Le régime chinois a ensuite utilisé ces attentats pour justifier la campagne de répression contre les Ouïghours. Des études occidentales très documentées accusent Pékin d’avoir interné plus d’un million de membres de la minorité turcique et d’autres groupes ethniques musulmans dans des « camps de rééducation » et d’imposer sur une large échelle le « travail forcé » ou des « stérilisations forcées ». Les États-Unis, tout comme les parlements de plusieurs pays occidentaux évoquent un « génocide ». En réponse, la Chine dénonce des rapports qu’elle juge biaisés et parle de « centres de formation professionnelle » destinés à développer l’emploi et à éradiquer l’extrémisme. Elle dément toute « stérilisation forcée », disant uniquement appliquer la politique nationale de limitation des naissances.
Michelle Bachelet a encore dit avoir appelé la Chine à arrêter les mesures « arbitraires et sans discernement » de sa campagne antiterroriste au Xinjiang, tout en dénonçant les « actes violents d’extrémisme ». Elle a assuré avoir bénéficié d’un accès « non supervisé » par les autorités avec les personnes qu’elle voulait rencontrer au Xinjiang. Elle a également affirmé avoir rencontré des membres de la société civile tout comme le chef du Parti dans la région, qui figure parmi les territoires les plus surveillés du monde. « Cette question et d’autres ont été soulevées avec les autorités », a déclaré Michelle Bachelet, ajoutant qu’elle avait « soulevé beaucoup de cas, des cas très importants ».
Cette visite, qui l’a conduite à Urumqi, capitale du Xinjiang et à Kashgar, était la première d’un Haut-Commissaire aux droits de l’homme en 17 ans. Elle fait suite à d’âpres négociations entre les Nations Unies et Pékin. Michelle Bachelet assure avoir visité une prison à Kashgar, où elle a notamment vu des prisonniers, décrivant son accès comme « assez ouvert, assez transparent ». Le gouvernement provincial du Xinjiang, selon elle, lui a assuré que le réseau de « centres de formation professionnelle » avait été « démantelé ».
« XINJIANG POLICE FILES »
Publiés le 24 mai, les « Xinjiang Police Files » ont été remis par une source anonyme au chercheur allemand Adrian Zenz, le premier à avoir accusé en 2018 le régime chinois d’avoir interné plus d’un million de Ouïghours dans des centres de rééducation politique. Provenant du piratage d’ordinateurs de la police locale, ces milliers de fichiers informatiques datant de 2000 à 2018 décrivent « la mise en œuvre concrète de l’appareil sécuritaire destiné à « stabiliser » le Xinjiang, que le PCC dit menacé par les « séparatistes » musulmans ». Des révélations qui tendent à prouver que la présence des « stagiaires » dans ces centres n’a rien de volontaire. Ils « mettent en pièces le vernis de la propagande chinoise », a déclaré Adrian Zenz à la BBC.
Pour la première fois sont publiées près de 5 000 photos d’Ouïgours fichés, âgés de 3 à 94 ans, pour beaucoup des paysans, prises au poste de police ou au centre de rééducation entre janvier et juillet 2018, à Konasheher. Parmi elles, 2 884 photos d’identité de détenus. Parmi eux, Zeytunigul Ablehet, une adolescente de 17 ans arrêtée pour avoir écouté un discours interdit, et Bilal Qasim, 16 ans, apparemment condamné pour ses liens avec d’autres prisonniers. Une femme hagarde et amaigrie du nom d’Anihan Hamit, 73 ans lors de son arrestation, est la plus âgée de la liste. Un autre cliché montre des gardiens armés de matraques en train de maîtriser un prisonnier enchaîné.
« Les fichiers internes de Konasheher contiennent les informations personnelles de 286 000 habitants du district, indiquant qu’entre 12,1 % et 12,5 % des adultes des minorités ethniques subissent en 2018 une forme d’internement, en rééducation, en détention ou en prison », explique Adrian Zenz. Ce taux de détention considérable dépasse ceux du stalinisme. « Il est 64 fois plus élevé que le taux d’emprisonnement national de la Chine », note le chercheur.
Les documents accréditent également l’idée d’une répression organisée depuis le sommet de l’État chinois. Un discours attribué au ministre de la Police Zhao Kezhi en 2018 explique que le président Xi Jinping a lui-même ordonné l’agrandissement des centres de détention. Selon Zhao, au moins 2 millions d’habitants du sud du Xinjiang seraient « gravement influencés par l’infiltration de la pensée extrémiste ». Dans un discours de 2017, Chen Quanguo, alors patron du Parti dans la région, ordonnait aux gardiens de tuer par balles ceux qui tenteraient de s’évader et de « surveiller étroitement les croyants ».
Les documents rassemblent aussi de nombreuses informations sur les centres : « Bâtis sur quatre étages, [ils] sont encadrés avec un ratio d’environ un policier pour dix détenus. » Les fichiers piratés contiennent de « nombreux documents PowerPoint [qui] détaillent les tactiques policières à employer », comme l’utilisation des menottes, la gestion des armes à feu ou la gestion des situations d’urgence. Les documents évoquent « l’équipe 119 », chargée de « nettoyer les lieux ». Enfin, de nombreuses informations sont données sur « la codification de la vie quotidienne des centres », entre réunions, surveillance, patrouilles.
« FORCES ANTICHINOISES »
Pékin rejette catégoriquement toutes les conclusions d’Adrian Zenz exprimées ces dernières années. Elles ne seraient que « le dernier exemple en date du dénigrement du Xinjiang effectué par les forces antichinoises », a fustigé ce mardi Wang Wenbin, un porte-parole de la diplomatie chinoise. Pékin a toujours démenti les accusations portant sur les Ouïgours, justifiant sa répression menée au nom de l’antiterrorisme après une série d’attentats attribués à des séparatistes et des islamistes ouïghours.
Après la divulgation des documents, les États-Unis ont exprimé mardi leur indignation : « Nous sommes consternés par ces informations et ces images choquantes, a déclaré le porte-parole du département d’État Ned Price. Il semble très difficile d’imaginer qu’une action systématique visant à supprimer, à emprisonner, à mener une campagne de génocide et de crimes contre l’humanité n’ait pas la bénédiction – ou l’approbation – des plus hauts niveaux du gouvernement de la République populaire de Chine. »
En Europe, la cheffe de la diplomatie allemande Annalena Baerbock a demandé ce mardi 31 mai à son homologue chinois Wang Yi des « éclaircissements » sur les documents révélés par le consrtium médiatique, jugés « choquants ». « Les droits de l’homme, pour la protection desquels l’Allemagne s’engage dans le monde entier, sont une composante élémentaire de l’ordre international », a souligné le ministère allemand des Affaires étrangères allemand dans un communiqué.
En France en revanche, la nouvelle ministre des Affaires étrangères Catherine Colonna, en visite ce mardi en Allemagne, n’a pas réagi. Cependant, elle avait auparavant demandé à son homologue chinois de permettre à Michelle Bachelet de mener sa visite sans entrave ni surveillance.
Le gouvernement français avait refusé en début d’année le terme de « génocide » lorsque l’Assemblée nationale avait, elle, adopté une résolution qui « reconnaît officiellement les violences perpétrées par les autorités de la République populaire de Chine à l’encontre des Ouïgours comme constitutives de crimes contre l’humanité et d’un génocide », et les « condamne ».
RAPPORT ONUSIEN
Alors pourquoi cette visite dont il était inscrit à l’avance qu’elle ne déboucherait sur rien ? La seule explication plausible est le fait que Michelle Bachelet devait nécessairement s’y rendre pour pouvoir ensuite donner son feu vert à la publication d’un rapport de l’ONU très attendu sur le Xinjiang. Ce rapport, la Haute-Commissaire en parle depuis 2018. Elle avait alors indiqué que son Haut-Commissariat pour les droits humains allait enquêter sur les accusations de grave violations de ces droits dans cette région. En septembre dernier, elle avait même affirmé que ce rapport était pratiquement finalisé et que sa diffusion interviendrait dans les semaines suivantes.
Mais rien n’était venu. Ce qui avait suscité des interrogations sérieuses sur de vraisemblables pressions chinoises sur les Nations Unies pour que ce rapport ne soit jamais publié et surtout pas avant la tenue en février derniers des Jeux olympiques d’hiver de Pékin. Puis, le silence perdurant côté ONU, 192 ONG et autres organisations de défense des droits humains avait, dans un appel commun, enjoint l’instance onusienne de publier ce rapport « sans délai ». De nombreux responsables officiels avaient joint leurs voix dans ce sens.
La publication de ce rapport revêt donc une importance capitale car, en fonction de son contenu, il apportera ou non une caution internationale au plus haut niveau à celles et ceux qui, inlassablement, dénoncent ces exactions chinoises au Xinjiang. Y compris de nombreuses femmes ouïghoures qui ont témoigné à visage découvert des horreurs subies pendant leur détention, dont des viols, des faits de tortures et des stérilisations forcées.
Pierre-Antoine Donnet