Ce livre est le résultat d’un long cheminement-réflexion sur l’émancipation individuelle et collective aujourd’hui, dans une période incertaine, de transition, de doute, de remise en cause. Notre conviction [2] : face à la crise comme donnée permanente, face à la barbarie du monde et aux replis identitaires en tous genres, il y a une urgence de pensée qui doit se nourrir des résistances, infiniment diverses, qui aujourd’hui à travers le monde invitent à ne pas désespérer, à ne pas se résigner, à « libérer l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure » (Walter Benjamin).
Ce livre est construit comme un dialogue sur l’émancipation, son actualité, ses combats, un dialogue essentiel avec d’autres textes, d’autres auteurs, d’autres voix. Dans ce livre ils sont présents à travers de nombreuses citations, en résonance avec notre propre réflexion, qu’ils ont nourrie et stimulée. Ce livre se veut un espace partagé, ouvert.
Le monde aujourd’hui est entré dans une période de crise généralisée, une crise à répétition sur tous les plans, écologique, économique, social, politique. Pour beaucoup, c’est l’avenir même de l’humanité qui est en jeu. La pandémie du Covid a encore accéléré la crise, elle a aussi été un puissant révélateur de la barbarie capitaliste. Une crise qui s’accompagne de l’effacement pour ne pas dire la disparition des espaces collectifs, des médiations traditionnelles (syndicats, partis) et de la disqualification de la politique représentative traditionnelle. Comme l’écrit René Char dans le poème Post – merci :
"Nous touchons au temps du suprême désespoir
et de l’espoir pour rien, au temps indescriptible
[…]
Le monde jusqu’ici toujours racheté va-t-il être
mis à mort devant nous, contre nous ? Criminels
sont ceux qui arrêtent le temps
dans l’homme pour l’hypnotiser et perforer son âme" (Char, 1996 : 641-642).
Cette crise qui frappe tous les domaines de la vie signifie, pour beaucoup, un repli sur soi face à un monde perçu comme terriblement hostile, où l’Autre est vécu comme une menace, comme l’ennemi. La montée des nationalismes exacerbés à travers le monde en est le témoignage le plus fort, et la politique n’est plus qu’affrontements, guerres et répressions.
Mais, pour beaucoup aussi, cela constitue un défi à relever : maintenir, créer, multiplier les espaces collectifs de résistance et de solidarité, lorsque « être humain » comme rapport à l’Autre prend tout son sens : être et agir en commun.
De fait, depuis le début de ce siècle, partout dans le monde, des milliers, des dizaines, des centaines de milliers de femmes et d’hommes ont participé à des mouvements de lutte et de résistance, des mouvements infiniment divers dans leur composition, leurs formes de lutte, leurs objectifs et leurs revendications. Il n’est pas possible d’en faire quelque inventaire que ce soit. Nous en mentionnons quelques-uns, simplement pour en souligner la très grande diversité :
* le mouvement des places : en Espagne, en Grèce, dans tout le monde arabe, à Hong Kong mais aussi Occupy Wall Street à New York et dans de très nombreuses villes des États-Unis et du Canada ;
* les soulèvements populaires dans de nombreux pays dénonçant la corruption des pouvoirs en place et la politique qu’ils mènent contre leur peuple : en Amérique latine (Chili, Bolivie, Colombie en particulier), au Proche et Moyen-Orient (Liban, Irak, Iran), en Afrique du Nord (Algérie, Soudan), en Asie (Hong Kong, Thaïlande, Birmanie), mais aussi dans plusieurs pays des Balkans ;
* le mouvement des Gilets jaunes ;
* la grève des femmes : en 2019 dans plus de cinquante pays ;
* les grandes mobilisations de Black Lives Matter, suite à l’assassinat de Georges Lloyd, aux États-Unis, mais aussi en solidarité à travers le monde ;
* la défense de territoires libérés comme le Chiapas ou encore le Rojava.
Etc. etc.
Ces luttes et ces résistances marquent, sur tous les plans, une rupture avec la politique traditionnelle. Comme l’écrit Alain Bertho dans Time over ? (Le Croquant, 2020), ces soulèvements « rematérialisent l’humanité », dans un engagement où, individuellement et collectivement, des femmes et des hommes s’engagent. Comme un écho à la fin du poème Post – merci déjà cité :
"Ah ! si chacun noble naturellement et délié
autant qu’il le peut, soulevait la sienne montagne
en mettant en péril son bien et ses entrailles,
alors passerait à nouveau l’homme terrestre,
l’homme qui va, le garant qui élargit, les meilleurs
semant le prodige."
De fait, ces luttes, ces résistances, ces soulèvements marquent une rupture avec la politique du mouvement ouvrier qui combine la dénonciation du système avec l’idée de révolution centrée sur la prise du pouvoir et l’avènement d’un autre monde. Jean-Marie Vincent termine son livre Critique du travail en écrivant :
« Il faut renoncer à dire le monde et ce qu’il doit être, pour le questionner en deçà et au-delà de ce pour quoi il se donne. Il ne sera plus question alors de devenir monde mais de devenir au monde. »
Rupture aussi par le fait que les acteurs, dans toute leur diversité, sont « ceux d’en bas », longtemps rendus invisibles dans le combat pour changer le monde. Le défi de pensée aujourd’hui est de comprendre comment l’émancipation s’inscrit dans le ici-maintenant des luttes, dans tous les domaines de la vie.
Le titre du livre Rêve générale est explicité par un double sous-titre : « Ceux d’en bas et l’émancipation » et « Pour une politique de la singularité ».
Rêve générale met en avant la dimension individuelle et collective de l’émancipation. « Rêve générale » est apparu lors des manifestations du CPE sous la forme d’un autocollant et a été arboré par des milliers et des milliers de personnes dans de multiples manifestations pendant deux années de suite – il est réapparu à l’occasion d’autres mobilisations. Rêve générale construit et revendique un espace de la politique, défini comme individuel-collectif. Ce n’est ni un slogan – on ne le crie pas, ni un mot d’ordre formulant une revendication particulière. Il n’émane d’aucune organisation, parti ou syndicat. Autocollant, il suppose au départ un geste individuel – l’afficher sur soi – qui devient collectif par le seul fait que des centaines, des milliers d’autres personnes font ce même geste. De par sa forme, rêve masculin combiné au féminin générale met en avant cette tension entre l’individuel et le collectif, quand un collectif naît de gestes individuels qui n’ont de sens que par le collectif qu’ils convoquent. Quelque chose d’inaudible – faut-il dire insupportable ? – pour beaucoup, comme en témoigne la double entreprise de normalisation dont il a fait l’objet : soit en supprimant le -e de générale et tout ramener au rêve, soit, au contraire, en ajoutant un g à rêve pour rétablir un mot d’ordre révolutionnaire conforme. Rêve générale excède l’événement où il est affiché : la présence à l’événement devient un mode d’être, un mode fort de présence au monde (Chesnais et Paillard, 2008).
Ceux d’en bas et l’émancipation vise à redonner tout son sens à l’émancipation individuelle et collective aujourd’hui, telle qu’elle se joue dans les luttes et les résistances dans le monde – diversité des acteurs, des lieux, des enjeux –, en évitant toute catégorisation et hiérarchisation a priori.
Pour une politique de la singularité met en avant le fait que chaque lutte est singulière, en tant qu’elle singularise un universel. Cette singularité est celle des individus, hommes et femmes, qui, à un moment donné, s’engagent, individuellement et collectivement, dans la construction d’un espace commun de résistance et de lutte. C’est là une rupture avec la politique traditionnelle qui formate les luttes à l’aide de grandes catégories posées comme universelles : classes, conscience de classe, social vs politique, programme, parti, révolution, prise du pouvoir, etc. Cet universalisme proclamé a pour conséquence d’invisibiliser les femmes et les hommes qui sont les acteurs des luttes, comme si, fondamentalement, l’émancipation n’était pas l’affaire de chacune et de chacun.
Le livre, divisé en trois parties, est composé de sept chapitres.
1re partie
Dans le chapitre 1, « Ceux d’en bas : les invisibles de la politique ? » et le chapitre 2, « Les mouvements sociaux comme totalité différenciée », l’enjeu est d’arriver à comprendre ce qui se joue aujourd’hui, à travers le monde, dans ce foisonnement de résistances et de luttes, lorsque chaque résistance, chaque lutte témoigne de façon singulière d’une capacité collective d’action, inscrivant ici-maintenant le combat pour une autre vie, pour une vie non mutilée. Mais aussi, car il n’est plus possible de fermer les yeux, de prendre en compte les défis immenses, humains mais aussi de pensée, que posent les migrants et tous ceux qui se trouvent rejetés hors du système, les « exclus ».
Dans leur infinie diversité et leur singularité, ces résistances et ces expériences collectives de lutte participent d’un processus que l’on peut, à la suite de Jean-Marie Vincent, définir comme une « individuation socialisante » et une « socialisation individuante » visant à construire une nouvelle socialité.
2e partie
Elle comprend trois chapitres, avec un retour sur les textes de Karl Marx, Jean-Marie Vincent et Jacques Rancière, trois auteurs qui contribuent à penser l’émancipation aujourd’hui, dans un rapport de continuité-discontinuité avec le passé.
Le chapitre 3 est intitulé « Retour à Marx » à partir de deux livres du philosophe Luca Basso, Marx and Singularity (2012) et Marx and the Common (2016). Dans Marx and Singularity, la question centrale est celle des rapports entre société et individus. Luca Basso s’attache à montrer que la question de la réalisation individuelle pleine et entière occupe une place centrale dans l’itinéraire intellectuel de Marx, des écrits de jeunesse au Capital, et cela en rupture avec l’interprétation la plus répandue de Marx, selon laquelle la société domine et écrase l’individu en tant que personne. Plus précisément, il étudie l’évolution de Marx passant d’une conception anthropologique de l’homme (l’humanité en tant que catégorie générale, désignant l’ensemble des humains) à celle d’individu social. Cette première étude s’arrête aux Grundrisse. Dans le second, Marx and the Common, centré sur Le Capital et les derniers écrits de Marx, Luca Basso montre que l’on ne peut pas déduire mécaniquement de la critique de l’économie politique les conditions de la lutte pour abolir l’état de choses existant : toute lutte est une construction singulière, définie comme « être et agir en commun ». En d’autres termes, il ne saurait y avoir de théorie générale, prédéfinie une fois pour toutes.
Le chapitre 4 est consacré à Jean-Marie Vincent (1934-2004) [3]. Sur la base d’une lecture exigeante de Marx centrée sur la critique de l’économie politique, Jean-Marie Vincent a développé une réflexion critique sur la société capitaliste, insistant sur le fait qu’on ne saurait réduire le capitalisme à la seule exploitation du travail salarié. La loi de la valorisation touche tous les domaines de la vie, et il est crucial d’en tirer toutes les conséquences pour une politique de l’émancipation. Cette présentation est centrée sur trois questions : a) le formatage des individus par le Capital : une socialisation dissociante ; b) une critique du mouvement ouvrier et la fétichisation du travail ; c) quelle politique de l’émancipation ? Jean-Marie Vincent insiste longuement : pas de transformation sociale sans auto-transformation des individus.
Le chapitre 5 est consacré à Jacques Rancière. Dans le système actuel, l’égalité formelle postulée entre tous est mise au service d’une inégalité fondamentale, entre ceux qui possèdent les moyens de production, d’une part, les prolétaires, d’autre part. Face à cette inégalité constitutive du système, deux attitudes politiques sont possibles :
* soit on part de l’inégalité et de la domination qui la fonde et la maintient. Dans la lutte politique, l’inégalité se reproduit entre ceux (parti, avant-garde et autres « émancipateurs ») à même de définir les voies et la stratégie pour lutter contre le système, et la grande masse ignorante des véritables enjeux. L’égalité est repoussée après la prise du pouvoir.
* soit on part de la présupposition d’égalité : « La présupposition d’égalité est qu’il existe une instance collective, une intelligence collective partagée par tous, par n’importe qui » (Rancière, 2013 : 149). Les gens ne se battent pas seuls contre l’inégalité dont ils sont victimes mais se définissent comme appartenant à un monde d’égaux. Cette égalité revient à construire ce monde à travers des actes en commun, lorsque des sujets créent un espace partagé pour contester le système qui les nie.
3e partie
Selon le chapitre 6, « Émancipation individuelle et collective », celle-ci ne peut pas être pensée comme un affrontement entre deux camps prédéfinis de façon générale, celui des exploités d’une part, celui du Capital d’autre part. Si l’antagonisme Capital/exploités est premier et irréductible, on ne peut en déduire mécaniquement l’espace des luttes et des résistances émancipatrices. Les luttes sont appréhendées comme une tension entre le « contre » de l’affrontement et le « pour » qui définit en positif leur enjeu. Dans cette tension le « pour » est premier et définit le « contre ». Sur la base de la discussion des positions de Karl Marx, de Jean-Marie Vincent et de Jacques Rancière, nous revenons sur une série de notions clef : la subjectivation, le commun au sens d’être et agir ensemble, le manque à vivre où vivre définit le manque.
Le chapitre 7, « Construire l’espace des luttes et des résistances », est consacré à la question de l’émancipation aujourd’hui, au 21e siècle, telle qu’elle se joue à travers les luttes et les résistances dans le monde. L’émancipation, définie comme « le mouvement réel qui abolit l’état de choses existant », suppose une logique de rupture avec le système d’exploitation et de domination du Capital, rupture qui se joue « ici-maintenant » dans des luttes singulières, menées par des acteurs singuliers.
Dans le prolongement des chapitres précédents, nous défendons l’idée que l’espace des luttes et des résistances doit être construit comme un espace autonome, avec sa visibilité propre, en rupture avec l’objectivité sociale. L’universalité des luttes et des résistances ne doit pas être postulée au départ – cela reviendrait à minimiser la singularité des luttes et à en invisibiliser une partie. Les luttes doivent être pensées comme formant une totalité différenciée, afin de prendre en compte et la diversité infinie des luttes, et la singularité de chaque lutte. C’est en ce sens que nous parlons de construction de l’espace des luttes et des résistances.
Denis Paillard