Éric Zemmour, 11 983 voix sur 112 386 inscrits. Manuel Valls, 4 024 voix sur 105 049 inscrits. Jean-Michel Blanquer, 6 600 voix sur 74 814 inscrits. La lecture de ces résultats aux législatives a de quoi réjouir toutes celles et tous ceux que ce trio infernal incontournable a épuisés au fil des années, à force de saturer l’espace médiatique et de dévoyer la République à coups d’anathèmes et de transgressions, de défense outragée et de distribution de brevets en républicanisme.
Depuis leurs camps respectifs, Valls et Blanquer côté majorité présidentielle et Zemmour en commentateur polémiste devenu concurrent politique, tous trois incarnent depuis des années l’idée selon laquelle le bon moyen de combattre l’extrême droite serait de récupérer ses idées pour les mettre en œuvre de façon plus « républicaine ». In fine, quasiment toujours avec la bienveillante complicité de leurs intervieweurs, ils passent leur temps à braconner sur les terres lepénistes.
Balayant le sens des mots avec un aplomb devenu légendaire – l’ancien premier ministre continue de se présenter comme un « homme de gauche » – ils procèdent au même type d’amalgames entre insécurité et immigration, ou au même type d’instrumentalisation de la laïcité à visée islamophobe. Ils partagent le même refus de la complexité et de la nuance, la même conception martiale d’un ordre républicain infaillible et le même goût pour les faits alternatifs.
Leurs promesses sans cesse renouvelées de faire baisser le Front devenu Rassemblement national (RN), pour en réalité le concurrencer, se sont avérées tapis rouge aux atours de tremplin. Valls et Blanquer furent parmi les plus efficaces agents de dédiabolisation de Marine Le Pen, et Zemmour a cru pouvoir être le bénéficiaire électoral de cette confusion des ressentiments.
Mais alors que tous trois sont éliminés au premier tour des législatives, le RN poursuit sa laborieuse structuration et s’institutionnalise davantage, pouvant désormais prétendre à constituer un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, après avoir accédé deux fois de suite au second tour de l’élection présidentielle.
Il ne s’agit pas de se réjouir du malheur de Valls, Blanquer et Zemmour (même si eux ne se gênent pas pour en faire leur fonds de commerce, relayés avec zèle par le trait d’union du Printemps républicain), mais plutôt de constater le décalage entre la réalité électorale et l’audience médiatique dont ils ont bénéficié.
Valls, Blanquer et Zemmour accompagnent depuis une quinzaine d’années l’extrême-droitisation, non de la société française, mais de leurs camps respectifs, en parallèle de bien des élites journalistiques en proie à la « panique morale » autant qu’à la concentration économique et à l’accaparement du pluralisme médiatique par de grandes fortunes épousant un même agenda réactionnaire.
Un autre imaginaire
À l’opposé du spectre de l’imaginaire politique, on peut observer la trajectoire de trois candidat·es investi·es par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). Ils n’ont pas forcément recueilli beaucoup plus de voix dans un scrutin marqué par une forte abstention, mais ils portent une tout autre dynamique que Valls, Blanquer et Zemmour dans des circonscriptions pourtant bien moins favorables à leurs idées, incarnant chacun à leur façon et dans leur style des contre-modèles salvateurs face aux résignations réactionnaires et aux passions inégalitaires de professionnels de la politique.
L’un, Stéphane Ravacley (13 112 voix sur 79 162 inscrits), est un boulanger qui s’est battu jusqu’à la grève de la faim pour empêcher l’expulsion de son apprenti guinéen ; l’autre, Rachel Keke (11 200 voix sur 66 243 inscrits), était porte-parole du mouvement social des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles ; le dernier, Nicolas Cadène (9 582 voix sur 84 534 inscrits), s’est illustré comme secrétaire général de l’Observatoire de la laïcité et cible préférée de la nébuleuse du Printemps républicain.
Face à la désertion, stratégique ou embarrassée, d’une bonne partie de la gauche politique sur ces questions, ils ont profité de la création de la Nupes pour être investis candidats, ouverture louable d’appareils politiques pourtant soucieux de caser un maximum de leurs cadres politiques en pensant à la suite, mais reconnaissants à ces militant·es hors les murs d’avoir tenu la tranchée progressiste sur le champ de bataille idéologique.
Keke, Cadène et Ravacley ont également eu droit à la couverture télévisée des chaînes infos. Mais rarement à de longues interviews, plutôt des invitations à se mêler à la grande lessiveuse de l’actualité en continu, hystérisée et bollorisée. Eux n’ont pas leur chronique radio ou leur strapontin chez Cyril Hanouna sur la chaîne C8, et leur vision du monde n’a de toute façon que très peu droit de cité sur les plateaux médiatiques qui « infusent » dans l’espace public.
Parmi tant d’autres héros plus ou moins anonymes, ils incarnent pourtant cette société mobilisée qui résiste à l’air du temps, préférant garder les fenêtres ouvertes plutôt que de se complaire dans le renfermé de l’époque. Cette génération qui n’a jusqu’à présent bénéficié que de peu de relais pour imposer ces combats citoyens au sommet de l’agenda. Cette génération qui a côtoyé les mouvements des quartiers populaires, de Nuit debout, des gilets jaunes ou des marches climat.
#MeToo, bataille pour les droits des plus précaires et la reconnaissance des « invisibles » (Rachel Keke), asile et bienveillance envers les migrants (Stéphane Ravacley), application d’une laïcité apaisée (Nicolas Cadène). Tous trois ont tenu leur cap dans le tumulte libéral-fascisant de la décennie 2010.
L’antenne confisquée
Une décennie de guerres et de terrorisme, de crises économiques et de durcissements liberticides à travers le monde, incarnée en France par l’attelage Sarkozy/Hollande/Macron, guidée par Marine Le Pen et son ombre menaçante mais constamment dédiabolisée.
Du discours de Grenoble à la récente application de la réforme de l’assurance-chômage, en passant par l’état d’urgence normalisé, la casse méthodique du droit du travail, les tentatives de déchéances de nationalité ou la loi « séparatisme », et en attendant la retraite à 65 ans.
Autant de réformes qui ont affaibli l’État et mis la Nation sous tensions, avec l’aide croissante et quasi exclusive d’une éditocratie de plateaux qui a progressivement confisqué l’antenne et parfois la plume aux plus méritants, enquêteurs ou journalistes de terrain.
Valls, Zemmour, Blanquer semblent comme fusionnés avec cette élite médiatique de la presse d’industrie à la française, ils se sont lovés dans la bulle parisienne, ont squatté les manchettes et les kiosques, comme les émissions politiques et les flashs d’actualité des grandes radios et télés françaises de ces dernières années.
Dans ce petit monde, leur défaite a toujours semblé incongrue. Avec Manuel Valls, qui n’a eu besoin que de 5 % à la primaire PS de 2011 pour devenir incontournable, la surprise dure depuis 2017 et la défaite face à Benoît Hamon. L’électorat de gauche l’a sanctionné, Barcelone n’en a pas voulu. Mais l’ancien premier ministre continuait de bénéficier d’une surface médiatique inversement proportionnelle à son influence.
Même chose pour Jean-Michel Blanquer : sur le terrain, la colère des profs, des personnels de l’Éducation nationale – ce bien commun qui n’a jamais semblé autant menacé qu’aujourd’hui –, des parents d’élèves, des élèves était palpable. Partout. Depuis de longs mois. Mais dans le microcosme de celles et ceux qui s’abreuvent chaque jour de combats étriqués et vides de sens au nom de la République, personne n’entendait rien, ne voyait rien.
Et que dire d’Éric Zemmour ? Mediapart l’a chroniqué pendant toute l’année dernière : la candidature de cet admirateur de Pétain est d’abord un phénomène médiatique. Comme si venir de la profession de journaliste lui avait fourni un passeport en respectabilité. Et parce que l’agenda violemment d’extrême droite qu’il voulait imposer au pays servait les intérêts de quelques-uns, Vincent Bolloré en tête, suivi par une grande partie de la droite française.
L’autre disqualification
Cette fois encore, ils ont perdu. Piteusement. Comme leurs complices médiatiques, aucune autocritique n’est à attendre. Manuel Valls a même préféré rendre gorge sur Twitter. Jean-Michel Blanquer repart du Loiret sans avoir à redéplier son parachute. Éric Zemmour qui se rêvait député de Saint-Tropez a pour l’heure des airs de futur Bruno Mégret ou Florian Philippot, avant tout idiot utile de l’empuantissement des débats médiatiques.
Ce ne sont pas seulement Valls, Zemmour et Blanquer qui ont été sanctionnés par les urnes législatives, alors même qu’elles ont été désertées par celles et ceux qui sont lassés de se voir confisquer leurs priorités sociales, écologiques et démocratiques.
Ceux qui préfèrent leurs névroses identitaires et sécuritaires sont aujourd’hui autant disqualifiés que ceux qui ont érigé la pensée inique en pensée unique, en confisquant le pluralisme et en abaissant le niveau des débats comme celui de l’indépendance journalistique.
Stéphane Alliès