C’est un drame inédit de par son ampleur. Jamais autant de personnes n’ont perdu la vie à la frontière sud de l’Europe que symbolise l’enclave espagnole de Melilla entre le Maroc et l’Espagne, l’une des frontières les plus hermétiques et répressives du monde, théâtre continu depuis plus de deux décennies de violations permanentes des droits des migrants. Vendredi 24 juin au matin, plusieurs centaines, voire milliers d’exilés d’origine subsaharienne ont tenté de gagner l’Espagne depuis le Maroc, dans des conditions encore troubles.
Le bilan est lourd et va certainement grossir : plus d’une vingtaine de personnes sont mortes – 23 selon les autorités marocaines, 27 selon l’Association marocaine des droits humains (AMDH), qui documente les événements sur place, 37 selon d’autres ONG – et plusieurs dizaines de personnes ont été blessées. « C’est du jamais vu dans l’histoire de l’immigration au Maroc », réagit Omar Naji, figure de la section de Nador de l’AMDH qui dénonce inlassablement depuis des années les mauvais traitements et les obstacles réservés aux exilés par le royaume chérifien.
Les images qui circulent sur les réseaux sociaux sont terrifiantes. Des corps noirs sans vie, amassés et agglutinés dans une cour, tel un cimetière à ciel ouvert, viennent nous rappeler l’extrême violence des frontières. Des vidéos montrent certains blessés violentés par les forces de l’ordre. Si la Méditerranée était vidée de ses eaux, c’est probablement le spectacle affligeant qu’elle nous offrirait ; après avoir englouti tant de vies – plus de 24 000 depuis 2014 – dans une indifférence quasi générale. Cette fois, les morts sont bel et bien visibles. Cette fois, nul ne peut fermer les yeux face à tant d’ignominie.
« Quand on a autant de morts, c’est plutôt lié à des naufrages en mer ou à des personnes étouffées dans des containers,souligne Mehdi Alioua, chercheur marocain, spécialiste des migrations et membre fondateur du Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et migrants (Gadem). Mais par voie terrestre, c’est le pire drame que l’on connaisse. Avoir d’un coup entre 23 et 60 morts est exceptionnel et dramatique. Cela n’était jamais arrivé au Maroc, et même certainement dans le monde. » Après des années de contrôles répressifs à cette frontière, personne n’avait anticipé un tel drame.
Si la presse marocaine a vite évoqué un « assaut de migrants » ayant escaladé les grillages pour ensuite s’écraser contre terre, cette version semble peu crédible. « C’est la piste qui a été envisagée, car c’est ce que font habituellement les migrants. Les grillages font cinq mètres de haut, je ne vois pas comment nous aurions pu avoir autant de morts avec une chute de cette hauteur », ajoute le sociologue Mehdi Alioua, qui visualise le paysage et la configuration des lieux.
Pour lui, les exilés subsahariens sont plus probablement passés, fait inédit, par les couloirs métalliques individuels qu’empruntent habituellement les colporteurs de marchandises, « les mules » et autres « porteadores », qui vivent du « trabendo », la contrebande entre l’enclave espagnole et le Maroc. Un avis partagé par Omar Naji, pour qui l’une des échappatoires pour passer clandestinement a été Barrio Chino, l’un des trois postes-frontières (avec Farkhana et Beni Ensar) de Nador avec Melilla.
C’est l’une des entrées les plus difficiles à contrôler. Des centaines de Marocains la franchissent légalement tous les jours (à la suite d’un accord scellé en 1912 entre l’Espagne et le Maroc qui autorise les habitants de Nador à entrer dans Melilla sans visa sur leur passeport).
Un goulot d’étranglement
Un tunnel étroit menant à des tourniquets de pleine hauteur, « en béton armé » et en « cire renforcée », permet de rejoindre l’Espagne. Une zone tampon, sorte de « no man’s land », dans laquelle les Marocains et les Espagnols peuvent se rencontrer sans être sur le territoire de l’un ou de l’autre pays, détaille Mehdi Alioua.
« Entre 800 et 2 000 migrants sont partis côté marocain, ont pénétré dans ce couloir entouré de murs, assez large au départ mais qui rétrécit ensuite côté espagnol, et ont fini nassés là. Les barrières de sécurité marocaines sont tombées facilement sous la pression, mais côté espagnol, il est impossible de passer à plusieurs. Ça a été un véritable goulot d’étranglement : les gens ont été écrasés. »
Des images semblables aux mouvements de foule meurtriers que l’on peut voir lors de matchs de foot ou de concerts. « L’encombrement a été mortel, renchérit Omar Naji de l’AMDH. Les migrants se sont retrouvés les uns sur les autres, certains blessés, plusieurs heures sans aucun secours, sous le soleil, entourés par des militaires, des policiers passifs qui n’ont pas cherché à les sauver, du côté marocain comme du côté espagnol. »
Selon Mehdi Alioua, ces changements de méthodes dans le passage pourraient s’expliquer par une action « organisée » et « coordonnée ». Car la nuit de jeudi 23 juin à vendredi 24 a été marquée par des heurts violents dans la ville de Nador, qui auraient pu viser à détourner l’attention des forces de l’ordre : « Il y a eu des escarmouches dans plusieurs lieux à Nador, des vitrines cassées et des débuts d’émeutes. Les forces de l’ordre ont vite été débordées. Le ministère de l’intérieur estime donc que tout cela était prémédité, mais pas par des migrants lambda, plutôt des personnes aguerries. »
Très nombreux parmi les migrants présents vendredi, les Soudanais, qui pourraient être pour une partie d’entre eux des anciens « mercenaires », ont déjà été pointés du doigt dans l’organisation de cette tentative de passage collective. « Le simple fait que des Soudanais passent par le Maroc est inédit », note Sara Prestianni, du réseau EuroMed Droits. Face au renforcement des contrôles, ceux qui privilégiaient auparavant la Libye puis la traversée de la Méditerranée centrale pour des raisons géographiques ont aujourd’hui revu leur parcours migratoire.
En 2005 déjà, les forces de l’ordre marocaines avaient ouvert le feu sur des exilés subsahariens qui tentaient de passer via Ceuta et Melilla, tuant une quinzaine de personnes et succombant à une politique répressive engagée par les autorités marocaines et dictée par l’Union européenne. Plus récemment, en mai 2021, plus de 8 000 migrants ont réussi à pénétrer l’enclave espagnole de Ceuta, avec l’accord implicite du Maroc qui s’en est servi comme d’un moyen de pression dans le conflit du Sahara occidental, ouvrant une crise diplomatique sans précédent avec l’Espagne.
« 2005, c’est l’une des premières fois où cette frontière sud oubliée a été médiatisée », se souvient Camille Denis, aujourd’hui directrice du Gadem. Quinze ans plus tard, elle repose une même question : « Comment peut-on en arriver là ? » Elle décrit elle aussi une pression répressive qui ne cesse de monter : « Ces derniers temps, on assiste à une multiplication des confrontations entre les migrants et les autorités. La situation est extrêmement tendue sur Nador du fait d’une politique qui vise à empêcher tout passage ou toute installation dans les campements et qui repousse le plus loin possible les candidats à l’exil. »
Comme en 2005, des observateurs notent une situation de violence allant crescendo contre les migrants sur le territoire marocain, en amont du drame. « Démantèlement de campements autour de Nador et Melilla, expulsions, contrôles toujours plus stricts à la frontière », énumère Sara Prestianni, ex-chargée de programme migration et asile au sein du réseau EuroMed Droits, aujourd’hui responsable des programmes thématiques. Celle-ci pointe une situation devenue « invivable », poussant les exilés à tenter cette fois le passage coûte que coûte.
Les « Sub », comme on appelle les Africains subsahariens dans cette région, sont la cible de la part des autorités marocaines de rafles, de ratissages, de destructions de leurs campements systématiques, qui les fragilisent encore plus. Empêchés d’accéder à certains services, même quand certains d’entre eux possèdent une carte de séjour ou de réfugié, ils sont condamnés à l’errance dans des conditions inhumaines dans les hauteurs des forêts alentour, Gourougou, Taouima, Selouane.
Vendredi 24 juin, plus d’une centaine de personnes a finalement réussi à passer et une centaine a été interpellée. Selon nos informations, le parquet a été saisi et une enquête a été ouverte. Ce lundi après-midi, 70 migrants étaient déférés devant le parquet marocain à Nador pour violences contre les autorités, immigration clandestine. « On attend encore de connaître les chefs précis. Certains vont être renvoyés à la prison de Nador. Trois de nos avocats sont sur le pont pour les défendre », explique Omar Naji de l’AMDH qui suit de près la situation.
Plusieurs ONG ont demandé à ce qu’une enquête internationale soit ouverte pour faire la lumière sur ce drame, alors que l’AMDH accuse déjà le pouvoir de creuser des tombes pour les migrants décédés, « sans enquête, sans autopsie et sans identification », jugeant que les autorités cherchent « à cacher le désastre ».
La faillite des politiques migratoires européennes
« Les autorités marocaines entravent les processus d’autopsie et d’identification, abonde Camille Denis du Gadem. On le voit déjà dans les médias marocains, dans les communications officielles, les réseaux de traite sont pointés du doigt, permettant aux autorités de se dédouaner. On ne peut pas accuser uniquement ces réseaux de passeurs. » Elle appelle à remettre à plat la question des responsabilités au niveau européen mais aussi au niveau local, à l’échelle bilatérale maroco-espagnole : « Il faut une enquête impartiale et une enquête qui ne soit pas bâclée comme en 2005. »
« Au fil des années, nous avons assisté à une répression contre les migrants subsahariens qui se conjugue avec les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Union européenne. Les migrants se retrouvent ciblés souvent à la suite des accords migratoires qui les dépassent », constate la journaliste marocaine Aida Alami, qui a documenté pour le New York Timesla condition terrible des exilés au Maroc, un pays qui ne goûte pas la liberté de la presse et qui entrave systématiquement tout journaliste qui s’intéresse à ces questions, qui plus est dans cette région du Rif montagneuse et rurale, livrée à la misère et matée par la monarchie.
L’externalisation de la gestion des migrations par l’Union européenne n’a d’autre effet que de créer des « logiques de chantage », ajoute Sara Prestianni. « Les négociations entre l’Espagne et le Maroc fluctuent selon les relations qu’entretiennent les deux pays. Quand celles-ci sont mauvaises, le Maroc ouvre les frontières et fait pression sur l’UE en utilisant le corps des migrants. Quand elles sont positives, on voit le Maroc rafler les migrants. »
Ces deux dernières années en témoignent. Après une année de brouille diplomatique et économique sans précédent, à cause du Sahara occidental, le Maroc et l’Espagne ont scellé en mars une réconciliation « historique » : Madrid a opéré un revirement spectaculaire en sortant de sa neutralité le 18 mars dernier pour reconnaître la « marocanité » de ce territoire désertique et satisfaire aux exigences de Rabat, son premier partenaire commercial, et l’allié de l’ensemble de la forteresse Europe dans la lutte contre l’immigration clandestine.
En juin, les deux ministres de l’intérieur ont donné le « la » de cette idylle retrouvée : que le Maroc redevienne le gendarme de l’UE ultra-répressif. « Sur le terrain, on l’a constaté, il y a eu des chasses aux migrants à plusieurs endroits du pays », témoigne un associatif.
La responsabilité de l’UE dans cette tragédie est immense. La logique de sous-traitance de l’asile et de la gestion des migrations, prônée par l’Europe, montre une fois de plus ses limites. Non seulement les exilés n’ont pas la possibilité, même s’ils le souhaitent, de demander une protection à l’Espagne à cette frontière, mais ils sont désormais massacrés à nos portes.
« Un drame comme celui-ci devrait nous ouvrir les yeux. Il n’y a pas plusieurs mondes mais un monde commun que les frontières et barbelés déchirent. C’est ce que nous rappelle ce drame : ces personnes sont venues mourir devant chez nous, en Europe », dénonce Mehdi Alioua, pour qui ces présides occupés et hautement surveillés, qu’il qualifie de « faux bouts d’Europe », ne servent qu’à mettre en scène la frontière européenne pour satisfaire une partie de l’opinion publique. « Cela ne sert à rien car cela n’a jamais stoppé la migration clandestine. Pour des gens désespérés, ces pratiques rendent juste les choses plus compliquées et plus violentes, et le bilan humain s’alourdit. »
En Méditerranée, où les personnes exilées meurent déjà sans que cela émeuve les dirigeants européens qui sous-traitent eux aussi la gestion des frontières auprès de la Libye, les interceptions en mer et refoulements illégaux sont monnaie courante, avec les risques que cela implique. L’externalisation du droit d’asile vient d’être adoptée par le Royaume-Uni, qui a choisi de sous-traiter l’asile au Rwanda en envoyant ses demandeurs d’asile arrivés de manière clandestine dans un pays où les droits humains sont régulièrement bafoués.
Ce type de drames ne changera probablement pas notre vision des migrations mais renforcera l’approche sécuritaire de la gestion des frontières. Le premier ministre espagnol Pedro Sanchez a d’ailleurs déjà dénoncé un « assaut violent » et une « attaque contre l’intégrité territoriale » de l’Espagne. La porte-parole du gouvernement a remercié ce lundi les autorités marocaines « pour leur collaboration dans la défense de [ses] frontières ».
Face à des politiques toujours plus mortifères, la réponse est toujours « erronée ». « Jamais l’absence de politiques en faveur de voies légales d’accès au territoire n’est questionnée. S’il y en avait, les migrants ne se noieraient pas dans la Méditerranée, ou ne seraient pas tués au pied des murs de Melilla en tentant de rejoindre le territoire européen »,conclut Sara Prestianni.
Nejma Brahim et Rachida El Azzouzi