Fils et petit-fils de figures de proue du Parti libéral démocrate (Jimintô), Shinzo Abe a été le Premier ministre capable de conserver le plus longtemps son fauteuil. Parvenu deux fois au titre de chef du gouvernement de 2006 à 2007 puis de 2012 à 2020, Abe était un habile manœuvrier qui a profité de l’affaiblissement de l’aile centriste de son parti.
En dépit des controverses provoquées par ses déclarations et ses ambitions, sa vision politique n’avait rien d’original. Elle perpétuait l’héritage de son grand-père : Nobusuke Kishi.
Emprisonné par les Américains lors de la préparation du procès de Tokyo où furent jugés les principaux responsables des agressions du Japon avant et au cours de la guerre du Pacifique pour être finalement rayé de la liste des prévenus, Kishi fût un des hommes dont la pensée politique a orienté de façon décisive le Japon.
Ancien technocrate intimement lié aux factions militaristes de l’Armée impériale, Kishi a lancé sa carrière comme technocrate chargé du développement industriel du Mandchoukouo, cet État fantoche crée par l’Armée impériale en Mandchourie après son invasion du nord-est de la Chine pendant l’automne 1931 [1].
À la fois féru de développement économique, rigide dans sa volonté de hisser le Japon au sommet mais pragmatique, voire opportuniste, dans la poursuite de ses objectifs, en tirant les leçons de la défaite de 1945, Kishi opte pour une ligne politique paradoxale qui reste celle de la droite du Jiminto et qu’a suivi Abe.
Cette ligne repose sur trois éléments : renforcement de l’économie, alignement inconditionnel sur les États-Unis à l’extérieur et, à l’intérieur, mener ce qu’on appelle aujourd’hui une « guerre culturelle », c’est-à-dire défendre des valeurs incarnant prétendument « l’identité du Japon » – « son âme » – et centrées autour du respect et de l’obéissance à l’autorité.
Ce dernier point, apparement irréconciliable avec l’alliance avec les Américains, conduit à un révisionnisme historique qui m’en démord pas et a le vent en poupe aujourd’hui. Cette ré-écriture de l’Histoire vise à exonérer l’Armée impériale des atrocités qu’elle a commises avant sa défaite en 1945. L’enjeu est de préserver son prestige et celui de l’autorité impériale, y compris en allant jusqu’à contredire l’empereur.
RÉCIT RÉVISIONNISTE DE SON GRAND-PÈRE
Dans les contradictions de ce pays de contradictions jamais tranchées depuis des décennies, une des oppositions les plus résolues à cette utilisation politique de l’institution impériale y compris lorsque Abe était à la tête de l’État est venue de… l’institution impériale elle-même. La Couronne est vigilante à se préserver de toute ingérence et autres manipulations politiques. À telle enseigne qu’on considérait que l’empereur Akihito dont le règne va de 1990 à son abdication en 2019, faisait partie des grands opposants à Abe.
Dans le récit révisionniste, les soldats japonais ont certes été défaits mais leur héroïsme doit être célébré par les générations suivantes car ils ont combattu avec une abnégation absolue jusqu’au sacrifice ultime pour le plus grand bien du Japon.
Abe est scrupuleusement resté fidèle à cette politique. L‘un de ses objectifs, repris à son grand-père, était de gommer la Constitution imposée au Japon après 1945 par les Américains de son caractère « pacifique ». Abe est allé jusqu’à évoquer la possibilité de faire stationner des armes nucléaires américaines dans les bases que les États-Unis maintiennent dans le pays, faisant ainsi tomber le tabou de l’archipel dénucléarisé légué par les destructions de Hiroshima et de Nagasaki.
Cette révision constitutionnelle répond en partie à une urgence : la phénoménale montée en puissance militaire de la Chine et la menace permanente de la Corée du Nord qui cherche à fabriquer un arsenal de missiles nucléaires.
Pékin est d’autant plus perçu comme un danger grandissant que la question du statut de Taïwan reste en suspend. Or, stratégiquement, Taïwan est un enjeu crucial pour le Japon. Cette île verrouille les voies maritimes le long de la façade ouest du Pacifique. Sa prise par la République populaire reviendrait à amputer considérablement la zone de sécurité du Japon.
Une révision constitutionnelle serait donc un aggiornamento nécessaire dicté par des impératifs géopolitiques.
À titre personnel, Abe a fait montre de plus de fermeté face à Pyongyang qu’envers Pékin. Cette prudence verbale répondait à un sens tactique. La Chine est un gros morceau. Et d’autre part, pour les milieux industriels japonais, la Chine prospère est autrement plus vitale que le régime en banqueroute de Kim Jung-un.
Mais cet apaisement de façade n’a pas freiné Abe. Il a accéléré le réarmement du Japon en vue d’en faire une grande puissance navale.
DOUBLE LANGAGE
Cette révision se nourrit du combat contre ce que le courant autour des partisans d’Abe qualifie « d’Histoire masochiste ». L’analyse du passé qui condamne les actions de l’Armée impériale japonaise pendant la guerre est réfutée en bloc. On retrouve d’ailleurs cette même volonté de transformer l’histoire en instrument politique chez certains à droite et dans l’extrême droite en France, arc-boutés contre ce qu’ils dénigrent comme une « politique de la repentance » concernant l’impérialisme colonial français notamment vis-vis de l’Algérie ou de l’esclavage aux Antilles.
D’où un double langage, comme son grand-père qui lors de ses voyages à travers l’Asie en tant que Premier ministre reconnaissait à demi-mot les « souffrances de la guerre » causés par ses compatriotes et, du même souffle, voulait sinon réhabiliter les criminels de guerre condamnés au procès de Tokyo, du moins édulcorer les jugements rendus contre eux.
Lors de son discours devant le Congrès américain, Abe reconnaissait en termes plus ou moins clairs la responsabilité du Japon et aussitôt à la maison, ferraillait contre « l’Histoire masochiste ». Abe a ainsi été le premier chef de gouvernement en exercice à se rendre, certes à titre privé – la droite japonaise a le sens de la litote – dans l’enceinte du temple Yasukuni, haut-lieu à Tokyo où sont vénérés les âmes des soldats tombés sur le champs de bataille, y compris ceux exécutés pour crime de guerre.
Finalement, le bilan de Abe n’est pas tant dans ce qu’il a accompli personnellement. Il vaut mieux voir derrière son maintien au pouvoir la vague de fond initiée dès les années 1950 qu’a articulé idéologiquement son grand-père.
Marginalisée dans les années 1960 lorsque la gauche était puissante et jusqu’à la fin des années 1970 lorsque le Jiminto était aux mains des centristes, au fil du temps, cette droite est parvenue à réduire les oppositions. En cela, le Japon suit une tendance mondiale vers la droitisation des sociétés démocratiques.
Abe n’a jamais caché qu’il vouait une admiration sans bornes à son grand-père Kishi – bien plus d’ailleurs qu’envers son père, Shintarô Abe, qui fût principalement ministre des affaires étrangères avant sa mort en 1991 et qui avait moins d’envergure.
C’est dans l’ombre de son grand-père qu’Abe a marché toute sa vie. Jusqu’à, par un hasard du destin, être victime d’un attentat politique comme son grand-père. Blessé grièvement de six coups de dague en 1961, Kishi a survécu. Son petit-fils n’pas eu cette chance.
Bruno Birolli