Un maintien de l’ordre violent, des propos méprisants, voire insultants, et des déclarations mensongères : c’est ainsi que pourraient se résumer les trois années passées par Didier Lallement à la tête de la préfecture de police de Paris. À plusieurs reprises, des élu·es de gauche ont réclamé sa démission et son départ a même, quelquefois, été souhaité par des parlementaires de la majorité. Jamais l’exécutif n’y a donné suite.
« Il n’y a aucun problème Lallement », lançait en février 2020 le ministre de l’intérieur de l’époque, Christophe Castaner, que son successeur Gérald Darmanin ne démentira pas. En juillet 2021, le préfet est non seulement promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur mais, ayant atteint la limite d’âge de 65 ans, il bénéficiera, au surplus, d’une disposition dérogatoire pour pouvoir rester en poste deux années supplémentaires.
Son départ sera annoncé mercredi 20 juillet, à l’issue du conseil des ministres qui, dans la foulée, officialisera la nomination de son successeur : il devrait s’agir du chef de la coordination du renseignement et de la lutte contre le terrorisme auprès de l’Élysée, Laurent Nuñez. À deux ans des Jeux olympiques de 2024, le nouveau préfet va devoir s’employer à faire oublier, au plus vite, le désastre de la finale de la Ligue des champions le 28 mai, au Stade de France.
« La nomination de Nuñez doit s’accompagner d’une profonde révision de la doctrine du maintien de l’ordre, commente auprès de Mediapart un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur. Si la volonté politique ne change pas, Nuñez sera simplement un coup de communication pour calmer les esprits. Il ne faut pas si vite oublier que le préfet Lallement a mis en place des pratiques violentes, si ce n’est illégales, et que le président Emmanuel Macron a validé ses orientations. »
Changement de doctrine du maintien de l’ordre
En effet, l’action du préfet Lallement semble avoir répondu aux attentes de ceux qui l’avaient nommé. Lorsque, sur décision de l’Élysée, Didier Lallement remplace en mars 2019 Michel Delpuech, jugé trop laxiste face aux « gilets jaunes », sa mission est d’appliquer à Paris une doctrine plus agressive du maintien de l’ordre, en allant au contact des manifestant·es. Lors de son discours d’intronisation, Christophe Castaner est clair : « Notre réponse doit être la fermeté, la fermeté encore renforcée », tout « en assumant. En assumant, oui, les risques que cela comporte ».
Sitôt arrivé, le préfet exécute sa mission à la lettre, avec d’autant plus d’empressement qu’il était déjà coutumier de telles pratiques à son poste précédent, à Bordeaux. À son départ, en avril 2019, dans un rapport de 60 pages, l’Observatoire girondin des libertés publiques (OGLP) compare les pratiques du préfet Lallement à « une politique d’intimidation » à l’encontre des manifestant·es qui facilite « de nombreuses violations des droits fondamentaux ». Ce collectif s’inquiète alors que le modus operandi du préfet soit devenu un « symbole du durcissement souhaité » par le gouvernement.
Comme à Bordeaux, Didier Lallement a recours aux brigades de répression de l’action violente motorisées (Brav-M). Anciennement surnommés « voltigeurs » et interdits depuis la mort de Malik Oussekine en 1986, ces binômes de policiers à moto sont souvent composés d’officiers peu expérimentés dans le maintien de l’ordre. Très rapidement et compte tenu de leurs dérives – un usage souvent disproportionné du lanceur de balles de défense (LBD) et des interpellations injustifiées –, les gendarmes choisissent de se mettre à l’écart de ces brigades qui font l’objet de critiques au sein même de la police.
« Les Brav se sont mis à foncer dans le tas »
Comme l’écrivait un CRS sur une messagerie interne partagée dans sa compagnie, lors d’une mobilisation des gilets jaunes en janvier 2020, « ça a commencé à dégénérer quand les Brav ont commencé à intervenir. Les Brav se sont mis à foncer dans le tas. […] C’est incroyable de foncer dans le tas comme ça alors que ce n’était pas conflictuel ». Interpellé par la violence de ces brigades, il s’interroge alors sur leur commandement : « Ils ont bien reçu l’ordre de quelqu’un de charger. Alors le mec qui a décidé ça, collègue ou pas, c’est un âne. » Un autre de ses collègues CRS partage le même constat : « La manière d’agir des Brav démontre soit un manque d’expérience, soit un manque de lucidité, soit des ordres à la con. »
C’est ainsi que sur le terrain, ces directives provoquent de nombreuses blessures parmi les manifestant·es, comme lors d’une manifestation intersyndicale, le 11 janvier 2020, lorsque des Brav chargent, à plusieurs reprises, le cortège de tête.Le 30 janvier 2020, au cours de la manifestation contre la loi Sécurité globale, c’est le commissaire à la tête de ces brigades, Paul-Antoine Tomi, qui matraque près d’une dizaine de fois un manifestant tombé à terre.
Les violences des forces de l’ordre se succèdent et toujours « aucun problème Lallement ». Pourtant, très rapidement après sa nomination, au sein même du ministère de l’intérieur, de hauts responsables du maintien de l’ordre mettent en garde sur les pratiques de Didier Lallement, qu’ils jugent illégales. Dans des documents adressés à la Direction de la gendarmerie en septembre 2019, ils expliquent que le préfet leur demande d’« impacter » les manifestant·es. Ces directives sont « légalement douteuses, aux conséquences politiques potentiellement néfastes » et « contraires à la législation ainsi qu’à la réglementation en vigueur ».
Une politique contestée par des hauts gradés
Ce n’est pas tout. Ces hauts gradés dénoncent également la technique de la « nasse », appelée aussi « encagement », repensée par le préfet. Une « nasse » consiste à encercler un certain nombre de personnes et à les confiner, tout en leur laissant une échappatoire. Or, selon les ordres de Didier Lallement, les manifestants sont parqués, « encagés » sans issue, et les grenades de gaz lacrymogène y sont souvent massivement utilisées.
Les gendarmes responsables du maintien de l’ordre sont catégoriques : « De telles pratiques sont contraires à la législation ainsi qu’à la réglementation en vigueur », citant non seulement le Code de la sécurité intérieure mais également le Code pénal.
Les conséquences de telles pratiques se révèlent dramatiques pour les manifestant·es. Le 16 novembre 2020, les gilets jaunes sont nassés sur la place d’Italie à Paris, sans échappatoire possible. Manuel, intérimaire, tente avec sa femme de quitter les lieux. En vain.
« Les policiers avaient bloqué toute la place [d’Italie], a raconté Manuel auprès de Mediapart. On tentait d’en sortir mais on s’épuisait parce que dès qu’on se rapprochait d’une issue, ils nous envoyaient des gaz lacrymogènes. On a donc décidé d’attendre dans un coin plus calme. On était d’ailleurs en train de discuter et de se demander, avec un “street medic”, pourquoi ils avaient choisi de nous bloquer sur une place […]. C’était dangereux et je n’avais qu’une envie : c’était partir et protéger ma femme. » Il reçoit alors une grenade lacrymogène en plein visage.
Éborgné, Manuel a porté plainte contre le préfet Didier Lallement pour « atteinte à la liberté individuelle » et« complicité de violences volontaires aggravées ». L’enquête est toujours en cours.
Les nasses sont dangereuses, voire illégales. Peu importe, ces techniques correspondent au maintien de l’ordre agressif que l’exécutif souhaite désormais acter. D’ailleurs, le nouveau schéma du maintien de l’ordre, présenté en septembre 2020, entérine plusieurs pratiques du préfet, en particulier celle des nasses.
Mais, le 10 juin 2021, saisi par plusieurs associations et syndicats qui contestaient la légalité de cette nouvelle doctrine, le Conseil d’État a jugé le recours à la « nasse » illégal car « susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir ».
Depuis la prise de fonction de Didier Lallement, les scènes se suivent et se ressemblent : des opérations de maintien de l’ordre qui dégénèrent, avec des personnes brutalisées par les policiers sans le moindre motif. Difficile d’oublier les images de ces manifestantes féministes bousculées violemment et nassées dans le métro, le 7 mars 2020. Ou celles des violences commises le 23 novembre 2020 contre des migrants sans abri, sortis de leurs tentes et traînés au sol par des policiers.
Deux jours plus tard, le 25 novembre 2020, renouvelant sa confiance au préfet, le ministre de l’intérieur jugera cette opération « légitime » et se contentera de demander un rapport à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) sur « les gestes inappropriés » de quelques policiers. « Je ne vais condamner ni l’intégralité des policiers et gendarmes, ni le préfet de police pour les faits de quelques-uns qui doivent être sanctionnés », disait-il.
« Pourquoi le ministère de l’intérieur n’a pas tenu compte des alertes lancées par ses propres fonctionnaires ? Que ce soit la Direction de la gendarmerie ou celle des CRS, elles ont été destinataires de notes sur l’illégalité des ordres ou sur l’usage disproportionné de la force dans les manifestations par les troupes du préfet. Qu’ont-elles fait ? Rien »,déplore un haut gradé du ministère chargé des opérations de maintien de l’ordre, avant de conclure : « C’est cela que soulève aussi l’impunité du préfet Lallement. Elle révèle une institution malade, où le respect de la déontologie est devenu accessoire. »
Des déclarations polémiques
Outre ses actions, le préfet s’est également distingué par des propos dérogeant à la neutralité qu’impose pourtant sa fonction. La première occurrence reste certainement la plus marquante. Le 17 novembre 2019, interpellé par une dame de 61 ans, au lendemain d’une manifestation, le préfet, percevant qu’elle soutient les gilets jaunes, met fin à la conversation en lui lançant : « Nous ne sommes pas dans le même camp, Madame. » Ce qui lui vaut seulement quelques remontrances de l’Élysée.
Quelques mois plus tard, en plein confinement, le préfet dépasse de nouveau les limites de la décence en tenant des propos méprisants et mensongers. Le 3 avril 2020, alors que plus de 7 000 personnes sont décédées du coronavirus en France et que plus de 6 000 sont alors en réanimation, Didier Lallement affirme que « ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés dans les réanimations sont ceux qui, au début du confinement, ne l’ont pas respecté. Il y a une corrélation très simple ».
Face à la polémique que déclenchent de telles déclarations, plusieurs élus et médecins demandent sa démission. Le préfet est contraint le jour même, dans un communiqué, de reconnaître avoir menti : « Sur le fond, cela est faux. Mais au-delà de l’inexactitude, c’est une erreur et je la regrette. Je sais avoir heurté de nombreuses personnes qui ont des proches en réanimation, à l’hôpital, ou qui ont perdu récemment un des leurs. »
Malgré ces affabulations, il n’y a encore une fois « aucun problème Lallement » pour l’exécutif qui, via Christophe Castaner, le recadre mais sans davantage de conséquences. Le préfet se sent donc libre de pouvoir continuer à travestir la vérité et réitère dans ce sens, assumant une série de contre-vérités.
Quelques mois plus tard, le 15 octobre 2020, il mobilise la compagnie de police dite de sécurisation et d’intervention de Seine-Saint-Denis (CSI 93) pour contrôler le couvre-feu. Pourtant, quelques mois auparavant, le 2 juillet, il avait annoncé la dissolution de cette compagnie, visée, depuis l’été 2019, par plusieurs enquêtes judiciaires pour « faux et usage de faux », « violences en réunion » et « détention de stupéfiants ».
Au total, ce sont près d’une quinzaine de policiers de la CSI 93 qui sont visés par une vingtaine d’enquêtes. Le représentant de l’État aurait-il fait de fausses déclarations pour juguler toute polémique et couvrir ainsi l’absence de sanction prise par la préfecture concernant des dérives policières connues depuis plus d’un an ? À ce jour, force est de constater que le préfet n’a toujours pas pris de mesures à l’encontre de cette compagnie.
Servant fidèlement l’État, il nie toute violence policière et réfute toute accusation de racisme visant l’institution. Sur la mort de Cédric Chouviat, décédé le 3 janvier 2020, à la suite d’un contrôle de police, il avait communiqué de fausses informations selon lesquelles le livreur s’était montré « agressif » et avait essayé de se soustraire à son interpellation, avant de succomber à un malaise cardiaque. Or rien ne permettait de soutenir de telles inexactitudes, à l’exception de la version des quatre policiers mis en cause, version qui se révélera rapidement mensongère.
En juin 2020, la mort de George Floyd à Minneapolis relance le débat sur le racisme des forces de police aux États-Unis mais aussi dans les pays occidentaux, et, en France, le Défenseur des droits conclut à des contrôles et des violences policières discriminatoires systémiques à l’égard de jeunes habitants du XIIe arrondissement de Paris.
L’occasion de se pencher sur le problème ? Pas pour le préfet de police, qui préfère diffuser un message de soutien à l’ensemble de ses troupes via l’intranet de la préfecture. « La police de l’agglomération parisienne n’est ni violente, ni raciste,écrit-il. Il n’y a pas de race dans la police, pas plus que de racisés ou d’oppresseurs racistes. »
En définitive, par ses méthodes, son mépris et sa conception particulière de la vérité, le préfet peut se targuer d’avoir grandement participé à la dégradation de l’image des forces de l’ordre. Le fiasco de la finale de la Ligue des champions au Stade de France, le 28 mai dernier, en est la dernière expression. Auditionné par les sénateurs sur sa gestion chaotique de l’événement, le préfet s’est obstiné dans ses mensonges, arguant que le problème est venu des 30 000 à 40 000 supporters britanniques sans billets.
Il se dit alors prêt à « regarder avec lucidité ce qu’il s’est passé » le 28 mai et à « assumer en totalité » la gestion policière du match. Pourtant, lorsque la sénatrice socialiste Marie-Pierre de la Gontrie fait allusion à une potentielle démission de ses fonctions, en l’interrogeant sur les « conséquences » qu’il tire de cet échec « à titre personnel », cinglant, il lui lance : « Quelle importance ma situation personnelle, franchement ? Je suis un haut fonctionnaire, révocable ad nutum [immédiatement et sans formalités – ndlr] tous les mercredis, c’est quoi votre problème ? »
« Lallement a servi de bouclier pour l’exécutif. Tout le monde se focalisait sur lui,commente un haut gradé du ministère de l’intérieur. Si l’arrivée de Nuñez ne coïncide pas avec une restructuration et une ferme reprise en main de la préfecture de police de Paris, le choix de Nuñez n’aura servi à rien. Il faut changer les responsables du maintien de l’ordre qui ont été les bras armés de Lallement et mettre fin aux pratiques violentes qu’il a impulsées, sans quoi vous aurez les mêmes résultats », conclut-il.
Pascale Pascariello