La loi sur le pouvoir d’achat en discussion au Parlement comporte dans ses trois premiers articles des mesures qui creusent le déficit de la Sécurité sociale. Dans la mesure où le déséquilibre (parfois réel, mais inutilement dramatisé) des comptes sociaux est systématiquement pris comme argument pour justifier les réformes successives, on peut y voir un exemple supplémentaire de la « politique des caisses vides » : elle consiste, dans un premier temps, à mettre volontairement en déficit les assurances sociales pour mieux justifier, dans un second temps, la baisse des dépenses.
L’article 1 permet ainsi le triplement de la « prime Macron » jusqu’à un montant de 6 000 euros par an et par salarié. La prime sera exonérée de cotisations sociales pour les salariés et les employeurs (seuls la CSG, la CRDS et le forfait social seront prélevés sur cette assiette). Jusqu’à 2024, elle sera même exonérée de tout prélèvement pour les salariés rémunérés au-dessous de trois smic (près de 5 000 euros brut). La perte de recette engendrée ne sera compensée ni à la Sécurité sociale, ni à l’assurance-chômage, ni aux retraites complémentaires.
L’article 2 de la loi promet une baisse de cotisations sociales pour les indépendants, cette fois compensée à la Sécurité sociale par l’Etat, pour un montant très élevé (440 millions d’euros par an qui ne seront pas mis ailleurs). L’article 3 prévoit une généralisation de l’intéressement aux petites entreprises, dispositif qui, tout comme la « prime Macron », bénéficie de niches sociales et permet aux employeurs un contournement du salaire.
Evitement du salaire
La participation et la « prime Macron » ont comme point commun qu’ils sont des dispositifs d’évitement du salaire. Ces versements augmentent le revenu immédiat des salariés sans leur offrir aucune garantie : ils ne sont pas pris en compte dans le calcul des droits des salariés tels que le chômage, la retraite, les congés maternité ou maladie.
L’analyse économique montre qu’en pratique ces éléments de rémunération se substituent aux hausses de salaires au lieu de s’y ajouter : les entreprises pilotent leur masse salariale et choisissent de la répartir entre salaire, intéressement ou prime. Avec une différence de taille, c’est que la prime peut disparaître l’année suivante, ce qui n’est pas le cas de la hausse de salaire.
Enfin, ces dispositifs ne sont pas ciblés sur les ménages modestes : en autorisant le versement d’une prime de 6 000 euros, et des exonérations plus fortes jusqu’à un salaire de 5 000 euros brut, le gouvernement vise clairement des personnes, certes concernées comme tout le monde par l’inflation, mais qui ont une capacité d’épargne et ne sont pas les plus en difficulté.
Ces dispositifs de contournement du salaire (qui incluent l’épargne salariale, de même que les retraites et complémentaires santé d’entreprise) ne sont pas nouveaux, mais ont été renforcés récemment par la loi Pacte. Ils constituent une perte annuelle de recettes importante estimée en 2020 à 9 milliards d’euros pour la seule Sécurité sociale. Ce chiffre non exhaustif n’inclut par exemple pas la « prime Macron », dont le coût (non chiffré) est de l’ordre de 1 milliard d’euros, avant même les nouvelles mesures.
Réforme des prestations
On assiste ainsi, depuis le « travailler plus pour gagner plus » porté par Nicolas Sarkozy, à une politique de désocialisation du revenu : les gouvernements multiplient les dispositifs de définancement de la protection sociale. Simultanément, les mêmes acteurs poussent un agenda de réformes diminuant les prestations pour cause de « caisses vides ».
On pourrait penser qu’agissant ainsi le gouvernement répond à une demande majoritaire concernant le pouvoir d’achat. C’est pourtant loin d’être le cas : dans le baromètre annuel de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, en 2021, comme les années précédentes, plus de trois personnes interrogées sur quatre se disent opposées à une baisse des prélèvements obligatoires si celle-ci est associée à une baisse des droits sociaux. Simplement, l’arbitrage sur la scène politique n’est jamais affiché aussi frontalement : dans un premier temps, on présente une « hausse de pouvoir d’achat » financée par une prime exonérée. Et dans un second temps, on expose la baisse des prestations sociales comme une impérieuse nécessité.
Il ne s’agit pas là d’une machination obscure, mais d’une stratégie de réforme documentée : la baisse des prestations sociales n’est jamais populaire en soi, en revanche l’équilibre nécessaire des comptes sociaux est un argument massue qui fonctionne à merveille dans le débat public. Le chercheur Julien Duval a montré, en 2020, comment la dramatisation des besoins de financement servait systématiquement d’argument aux différentes réformes. Dans d’autres travaux, Bruno Palier et Claude Martin ont mis en évidence, en 2007, que dans des pays « bismarckiens », comme la France, les réformes du financement arrivent classiquement comme le premier mouvement, avant une réforme des prestations. Le cas présent n’est pas unique, ni même le plus important. Il est cependant exemplaire, car le même gouvernement, dans l’intervalle de quelques semaines, va priver l’Etat et la Sécurité sociale de quelques milliards d’euros de recettes, avant de proposer une réforme des retraites – en invoquant notamment la nécessaire stabilité des comptes.
Michaël Zemmour
Economiste