En tant que force politique, Podemos est un phénomène très contradictoire, avec différentes tendances qui se sont disputé la ligne politique dès l’origine, et qui a donc été en crise permanente. C’est ce qui fait qu’il est souvent perçu de façon très contradictoire par des observateurs extérieurs : exemple de parti-mouvement à fonctionnement en assemblée pour les uns ; opération médiatique très centralisée autour d’un groupe de direction pour les autres. La vérité est que les deux ont coexisté au sein de Podemos, et c’est à la tension créative entre ces deux réalités qu’il doit une partie de son succès initial. Mais les deux « âmes » se sont livré une guerre à mort, très inégale, qui a fini par avoir raison de l’une d’elles ainsi que du projet original.
Né d’un cycle de mobilisations, avec des contradictions très fortes en son sein
Podemos est né en 2014 après un cycle de luttes sociales qui avait débuté avec l’émergence du Mouvement des Indignés en 2011. Ce processus de mobilisation populaire avait montré que de larges couches de la population étaient en rupture avec les deux grands partis traditionnels, et il exprimait un rejet des politiques économiques qui s’étaient développées après la crise de 2008. Le mouvement, qui a fait partie d’un cycle global de mobilisations, a aussi permis à des milliers de personnes d’expérimenter de nouvelles formes de participation et d’action politique et sociale : occupation des places, assemblées populaires, utilisation des réseaux sociaux comme voie d’expression et d’organisation, etc. On a vu aussi émerger des consignes et des revendications très largement partagées par la population : contre la corruption, contre les politiques économiques néolibérales, pour la rénovation du système politique, en défense des services publics notamment d’éducation et de santé.
Podemos s’est fixé comme but de donner une expression politique électorale à ce mouvement. Mais, même s’il a souvent été perçu comme son émanation, le fait est qu’il n’a jamais été lié organiquement au Mouvement des Indignés et qu’il est plutôt dû à l’initiative d’un groupe réduit d’activistes qui, en alliance avec Izquierda Anticapitalista (devenue depuis Anticapitalistas), a lancé le projet.
Lancement de Podemos
Le lancement initial de Podemos en janvier 2014 se présente comme une initiative citoyenne qui, en continuité avec les luttes de 2011-2014, prétend faire entendre la voix des majorités sociales dans le domaine politique. Il se présente donc comme une organisation différente de tous les partis politiques, une espèce d’outil démocratique à fonctionnement horizontal, permettant une sorte de démocratie directe dans le contexte électoral. Podemos reprend à son compte les slogans les plus partagés de la période, avec un programme clairement radical de rupture avec le néolibéralisme et le régime de la Constitution de 1978.
L’appel à former des « cercles », sorte de comités de base autogérés, pour construire la campagne électorale par en bas, connaît un grand succès et permet de lancer une campagne assez massive avec des moyens très réduits.
Le succès de Podemos se base aussi sur la popularité de son porte-parole, Pablo Iglesias, qui s’était fait connaître par sa participation à des débats politiques télévisés, d’abord organisés par lui-même, puis en tant qu’invité par des médias de droite. La popularité d’Iglesias permet de donner une figure visible au projet, avec laquelle les gens peuvent s’identifier facilement.
Cependant, cet aspect comporte aussi le risque de la centralisation autour d’une personne de la future organisation. En effet, Iglesias et ses proches l’utiliseront pour s’assurer un contrôle total de tous les processus de décision formels, adoptés par vote électronique par la masse des adhérents. Depuis le début, la possibilité d’adhérer à Podemos sans même payer une cotisation ni participer à une réunion, a permis de toucher des centaines de milliers de personnes intéressées par le projet. Mais cette adhésion massive a aussi créé une base du parti beaucoup plus large que celle des militants organisés dans les cercles, mais bien moins active et moins impliquée dans les débats de construction du parti.
Vistalegre, le congrès de fondation
Ces contradictions vont exploser dans la préparation du premier congrès, ou « assemblée citoyenne » selon le langage de Podemos. Les débats sur la forme d’organisation font surgir des propositions diverses sur comment construire une nouvelle force qui permette une démocratie radicale avec un certain degré de centralisation et d’efficience. Les militantEs d’Izquierda
Anticapitalista travaillent, avec beaucoup d’autres, pour faire une synthèse de ces propositions, en fédérant des groupes locaux aux idées diverses, mais animés par le projet commun d’une force démocratique et militante.
En face, Iglesias suit une tactique très simple : il présente une position ferme avec un système d’organisation qui est conçu pour enlever tout rôle aux assemblées de base et donner au secrétaire général un pouvoir sans limite dans l’élection des conseils locaux qui se fait par vote électronique. Son argument se réduira, au fur et à mesure que le vote approche et qu’il en juge le résultat incertain, à un chantage simple : si ce système n’est pas validé, il se retirera en tant que porte-parole de la future organisation.
Ces deux propositions s’affrontent au congrès. Et, même si dans les réunions en présentiel les choses semblent égales, la décision finale est prise en ligne par les centaines de milliers d’adhérents que Podemos compte déjà à l’époque (novembre 2014). C’est le projet d’Iglesias qui est adopté, celui d’un parti avec un pouvoir démesuré pour l’exécutif, qui fait valider ses orientations par des plébiscites internes, et avec une structuration intermédiaire quasi nulle et construite par en haut.
Dans la mémoire de ce congrès restera la phrase du discours d’Iglesias qu’il a utilisée pour attaquer la position alternative : « le ciel se prendra par assaut, pas par consensus ». Il s’agit d’opposer, aux processus de délibération inclusifs qui animent la majorité des activistes de Podemos, l’autorité du leader qui s’impose en interne, basée sur la perspective d’une victoire (électorale) rapide. Il s’agit aussi d’une rupture implicite avec l’esprit du Mouvement des Indignés, qui avait privilégié des méthodes horizontales, consensuelles, exprimées dans la consigne de la place de la Puerta del Sol : « On va lentement parce qu’on va loin ».
Ces méthodes de débat avaient certes mené à des moments d’inefficacité et de frustration, et le principe du consensus comme seul moyen de décision avait souvent été substitué dans les assemblées par des procédures de vote à la majorité large. Mais l’esprit du Podemos présenté par Iglesias signifie une rupture drastique avec tout cela. Avec l’objectif de gagner rapidement les élections générales, rendu crédible par les bons scores dans les sondages, on justifie le choix d’un parti « machine de guerre électorale », qui élimine complètement tout processus délibératif et inclusif. De fait, la construction du parti après le congrès de fondation passera par une lutte acharnée contre les cercles autogérés et leurs militants, et leur substitution par des « conseils » locaux choisis effectivement par en haut et validés par vote électronique. Cette guerre contre les cercles se dissimulera souvent derrière une guerre contre Anticapitalistas, avec une paranoïa mi-sincère mi-feinte sur notre infiltration dans les assemblées de base (heureusement pour les cercles, leur massivité nous avait dépassés très largement et nous avions des moyens très limités pour les influencer localement).
Podemos sera vite transformé en une coquille vide, axé sur son appareil parlementaire et institutionnel et où tout le pouvoir émane du secrétaire général et de son entourage. Des années plus tard, Iglesias reconnaîtra « l’erreur » d’avoir tué les cercles, et ils tenteront de reconstruire une structure de parti avec une participation militante. Mais la possibilité de créer une nouvelle force, qui intégrerait les éléments les plus actifs et les plus dynamiques de notre camp social, avait été gâchée depuis longtemps déjà.
Quel rôle pour Anticapitalistas ?
Le bilan amer du congrès de fondation a obligé Anticapitalistas à repenser son rôle dans Podemos, qui ne ressemblait en rien à la nouvelle force que nous avions imaginée, un parti mouvement, radicalement démocratique et militant. Nous avons toutefois choisi d’y rester, sur la base du rôle progressiste que Podemos continuait à jouer dans la politique espagnole, les attentes de millions de travailleur.ses dans ce nouveau projet, et un certain degré d’accord avec la direction sur le besoin d’une rupture avec le système politique et économique espagnol et la nécessité d’un processus constituant. Il était clair pour nous que nous avions une idée très différente sur la forme qu’un tel processus devrait prendre, et que ces différences stratégiques allaient mener à une rupture à un moment ou à un autre, mais nous avons choisi de continuer à marcher ensemble en tentant de faire entendre nos idées et nos méthodes.
La manque de démocratie interne de la nouvelle organisation a rendu encore plus évidente pour nous la nécessité de combiner la participation en son sein avec notre construction en tant qu’organisation révolutionnaire indépendante, avec un profil politique propre et une autonomie totale, y compris financière, par rapport à Podemos et aux positions institutionnelles obtenues en participant aux listes présentées aux élections.
Ce sera au début de 2020, quand Iglesias et ses proches intégreront le gouvernement de coalition avec le Parti Socialiste, que nous déciderons de sortir définitivement de Podemos. Nous avons attendu un moment d’inflexion historique, compréhensible par les masses, qui a montré effectivement que Podemos était devenu incapable d’incarner un projet de rupture. Anticapitalistas est sorti renforcé de cette expérience, aussi bien numériquement que par l’expérience d’avoir mené cette bataille unitairement.
Quel effet a eu Podemos sur les mobilisations populaires ?
L’irruption de Podemos dans les institutions parlementaires a permis un renouvellement générationnel des élus, illustré par la fameuse image du député aux dreadlocks devant le regard atone du président Rajoy. Une partie de ces nouveaux députés étaient, à l’origine, des représentants de luttes sociales ou des militants de gauche liés à celles-ci. Cela a sans doute permis une plus grande visibilité des luttes ouvrières, féministes, pour les services publics ou pour les droits des immigrés, qui ont pu ainsi se faire entendre dans les institutions.
Cependant, la stratégie de la direction de Podemos s’est fondée sur un principe de délégation très forte, qui a transféré tous les efforts militants sur le plan électoral, et placé tous les espoirs sur l’importance des leaders, devenus représentants parlementaires, puis gouvernementaux. Cette consolidation de Podemos a donc aussi contribué à une grande démobilisation et à la fin du cycle de luttes.
L’intégration de Podemos dans le gouvernement de coalition n’a fait qu’accentuer ce phénomène : une fois toute autonomie perdue du fait des accords au sein du gouvernement, Podemos est encore moins en mesure de représenter une voix alternative et d’exprimer les attentes plus radicales de changement qui émanent des luttes et des mouvement sociaux.
Alex Merlo