Kaïs Saïed, enseignant en droit constitutionnel, ne s’est intéressé à la politique qu’après la chute de Ben Ali. Début 2011, il s’est forgé des amitiés militantes, lors du « mouvement de la Kasbah ». C’est à partir de celles-ci qu’il tissera par la suite ses futurs réseaux.
Devenu un juriste invité à la télévision, il y dénonce notamment le poids des partis dans les élections.
Son ascension fulgurante n’a été rendue possible que par la profonde déception causée par l’inachèvement de la révolution de 2011.
Certes, les libertés d’expression et d’organisation ont été obtenues, mais seule la tête du régime a été supprimée. Les revendications économiques et sociales n’ont pas été satisfaites, et les conditions de vie de la grande majorité de la population se sont constamment dégradées. Simultanément, la corruption du système politique a été renforcée.
Saïed affiche publiquement des références éclectiques :
• Conservateur assumé, il est favorable à la peine de mort et est hostile à la dépénalisation de l’homosexualité. Il prône en ce qui conserve l’héritage, le maintien de la règle suivant laquelle une femme touche moitié moins que son frère ;
• Adversaire résolu d’Ennahdha, Saïed étale une grande piété et se réfère sans cesse à Dieu et au Coran. Son frère Naoufel, qui est un de ses plus proches conseillers, a par ailleurs de fortes racines islamistes ;
• Saïed a une grande proximité avec les régimes fossoyeurs des révolutions arabes comme l’Égypte et l’Arabie saoudite ;
• Et pour compléter le tout, on trouve parmi ses conseiller.e.s deux transfuges de la gauche tunisienne.
Le discours du président possède toutes les caractéristiques du populisme :
• L’opposition entre d’une part les « gens ordinaires » constituant « le peuple », et d’autre part « les élites », les médias, les partis, et de façon générale les corps intermédiaires.
• La dénonciation de complots permanents organisés selon lui par des traîtres, des vendus, des voleurs et des affameurs du peuple.
• La volonté de court-circuiter les partis politiques, la centrale syndicale UGTT et les associations.
Au final, le président veut pouvoir agir seul, en ne demandant un avis qu’à un cercle restreint de personnes de son choix.
En font notamment partie des transfuges de la gauche tunisienne qui ont très certainement contribué à inspirer le discours de Saïed sur la nécessité de « renverser le sablier » et de mettre en place une « pyramide inversée » : « ancrer la légitimité au niveau local – à travers des conseils locaux élus au scrutin uninominal (qu’il préfère au scrutin de liste favorisant les partis) – d’où émaneraient ensuite des conseils régionaux et, in fine, l’Assemblée nationale » (1).
S’il se mettait en place, ce dispositif institutionnel remplirait deux fonctions :
– D’une part, contourner les partis politiques en leur retirant une de leurs fonctions essentielles.
– D’autre part, imposer à l’Assemblée un déficit de légitimité par rapport à un président qui resterait élu au suffrage universel direct et ferait ratifier ses décisions essentielles par référendum (2).
La première étape de la prise de contrôle de l’ensemble des institutions par Kaïs Saïed a eu lieu le 25 juillet avec notamment la dissolution du gouvernement, la suspension des activités du Parlement et la levée de l’immunité des députés.
La seconde s’est produite le 22 septembre, avec notamment l’annonce d’une modification substantielle de la Constitution par un simple décret présidentiel. Le tout sans aucune consultation préalable des forces sociales et politiques, mettant tout le monde devant le fait accompli, y compris les forces ayant soutenu les décisions du 25 juillet.
Désormais, tous les pouvoirs sont entre les mains du président de la République.
Celui-ci « se charge lui-même, et dans le cadre de ce décret, de l’élaboration de projets d’amendements relatifs aux réformes politiques, avec le concours d’une commission qui sera créée par décret présidentiel ».
Les décrets-lois et autres décrets présidentiels que le chef de l’État édicte, en tant que seul législateur, ne sont pas susceptibles de recours en annulation (Art. 7). Ils concernent pourtant des domaines très vastes comme la rédaction d’un projet de Constitution qui serait ensuite soumis à référendum. En cas de vote favorable, la troisième étape du projet de Kaïs Saïed aura été franchie.
Mais d’ici là, beaucoup de choses peuvent se produire :
– d’un côté une possible vague de luttes sociales,
– et de l’autre une accentuation déjà à l’œuvre de la répression étatique sur les citoyen.nes, les militant.es et les organisations s’opposant à Saïed.
Notes :
1. Fréderic Bobin, Le Monde du 25 septembre 2021.
2. Voir également l’article de Mohamed Chérif Ferjani http://lesdossiers-contretemps.org/2021/09/25/tunisie-le-decret-du-22-09-2021-vers-la-dictature/?fbclid=IwAR1S8GwEGa3rNBftTvuSdAFWQhKx3qTMzbtapY4QNq_qd9P6jv_FpF21mDw