À Valence, fin août, Jean-Luc Mélenchon consulte. Sous sa tente des Amfis, l’université d’été de La France insoumise (LFI), l’ancien candidat à la présidentielle reçoit la militante féministe Caroline De Haas. Quelques mois plus tôt, elle a appelé à voter pour lui et a milité activement pour la Nupes.
Longtemps, leurs relations ont été tendues. La recomposition de la gauche, #MeToo, la révélation d’affaires de violences sexistes et sexuelles à La France insoumise (LFI) ont changé la donne. Ce jour-là, sous la tente de Valence, l’entretien dure une heure et demie. Plus tôt dans l’été, un rendez-vous avait déjà été organisé avec plusieurs député·es, dont Manuel Bompard, ex-directeur de campagne de Mélenchon.
Depuis, LFI et Egaé, l’entreprise de conseil et de formation fondée par Caroline De Haas, ont topé pour deux sessions de formation. La première a déjà eu lieu aux Amfis, notamment pour les collaborateurs et collaboratrices parlementaires. La seconde est prévue jeudi 21 septembre et concerne, cette fois, l’ensemble des député·es LFI à propos des violences sexistes et sexuelles.
« Je tiens à ce que tous les députés soient présents », avait indiqué la présidente du groupe, Mathilde Panot, à Mediapart.
Le climat risque d’être glacial. Car, entre-temps, l’affaire Adrien Quatennens est venue raviver les dissensions internes, consterner les militantes féministes les plus investies dans la lutte contre les violences de genre et révéler, une nouvelle fois, les faiblesses structurelles du mouvement.
Dimanche 18 septembre, le n° 2 du mouvement, souvent présenté comme le dauphin légitime de Jean-Luc Mélenchon, a annoncé se mettre « en retrait » de ses responsabilités nationales : il n’est plus à la tête du mouvement, ni membre du bureau du groupe à l’Assemblée nationale. En cause : l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Lille (Nord) pour violences conjugales.
Le député a lui-même reconnu plusieurs gestes violents dont une « gifle », et « de trop nombreux messages à [son] épouse pour tenter de la convaincre que [leurs] difficultés de couple pouvaient être dépassées ».
Sa longue lettre a été saluée par plusieurs dirigeants insoumis, au premier rang desquels Sophia Chikirou, députée de Paris, et Jean-Luc Mélenchon : « Adrien décide de tout prendre sur lui. Je salue sa dignité et son courage », a-t-il écrit sur Twitter. Consternation dans les rangs féministes, où figure une certaine… Caroline De Haas. Dans les boucles Telegram du mouvement, plusieurs élues tentent aussi d’expliquer à Mélenchon qu’il faut retirer son tweet. Y compris dans l’intérêt de Quatennens. En vain. L’Insoumis se contente de faire un deuxième tweet, qu’il doit juger plus équilibré.
« Ça se fissure »
Chez LFI, la règle est de serrer les rangs, coûte que coûte. Même quand on n’est pas d’accord, à l’extérieur, on défend la ligne, et ses camarades. Mais cette fois, promet une cadre du mouvement, « ça se fissure ». Certaines figures, peu habituées à critiquer la ligne, sont consternées. Des député·es, souvent nouvellement élu·es, ont affiché leur soutien à l’ancienne compagne d’Adrien Quatennens.
Je serai toujours dans le camp des victimes de violences, et jamais dans le camp des agresseurs.
« Mon soutien va à Céline Quatennens. Le retrait d’Adrien était nécessaire », a écrit le député Christophe Bex. Son collègue Andy Kerbrat : « Mon total soutien à Céline Quatennens, les VSS sont intolérables dans tous les cas ! »
La députée LFI de Dordogne, Pascale Martin, a été plus loin en critiquant directement Mélenchon, dans une lettre diffusée sur les réseaux sociaux : « En tant que députée élue pour défendre le programme et les valeurs de LFI et de la Nupes, mais aussi en tant que militante féministe [...], je ne peux pas rester silencieuse devant ces réactions. Elles sont insuffisantes et inacceptables à plus d’un titre. » « Je serai toujours dans le camp des victimes de violences, et jamais dans le camp des agresseurs », conclut-elle.
Un message salué par de nombreuses féministes. Mais qui a fait hurler en interne. « Il ne faut pas d’expression individuelle », a rappelé la direction du mouvement. Mais là encore, plusieurs cadres sont monté·es au créneau. « Je suis affligée », glisse une députée.
Les limites du mouvement « gazeux »
De l’extérieur, c’est incompréhensible : où et quand se débattent des sujets d’une aussi grande importance à LFI ? Qui décide ? Dans quelle instance, et au terme de quelles discussions ? L’affaire Quatennens est révélatrice des fragilités maintes fois documentées du mouvement « gazeux ».
Lundi 12 septembre, le député du Nord prévient une poignée de dirigeant·es de l’imminente révélation de la main courante de son ancienne compagne – Le Canard enchaîné puis BFMTV l’annonceront le lendemain. Le député livre alors sa version des faits. D’après plusieurs témoins, la sidération gagne aussitôt les rangs insoumis (lire l’article de Mathieu Dejean et Pauline Graulle).
« Il y a eu de la gêne, de l’embarras, de l’apathie », d’après un député ayant requis l’anonymat. Mardi en réunion de groupe, le sujet n’aurait même pas été évoqué. Les boucles Telegram sur lesquelles les informations circulent restent étonnamment calmes…
Aucune discussion collective n’est organisée. Il n’y a pas de cadre qui le permette ou qui oblige sa direction à l’organiser. Hyper efficace pour les élections, le mouvement s’avère « dysfonctionnel » hors des campagnes. Trop peu de personnes gèrent tout, ou presque. Elles sont « débordées ».
Quand plusieurs responsables LFI tentent d’impulser une discussion, en milieu de semaine, « on n’a pas eu de réponse », dit l’une d’elles. Plusieurs poussent pour que Quatennens soit suspendu. Mais le noyau dur autour de Mélenchon décide finalement de laisser le député choisir la forme et le calendrier d’une mise en retrait volontaire…
À tel point que personne ne sait, à ce stade, combien de temps celle-ci va durer, si Quatennens va siéger au groupe, et dans quelles conditions, ni si une procédure d’exclusion va être ouverte à son endroit.
Il n’y a pas non plus d’enquête interne, selon plusieurs sources. L’ex-compagne d’Adrien Quatennens, qui ne souhaitait pas la médiatisation de son témoignage, ne se serait pas davantage adressée au comité de suivi contre les violences sexistes et sexuelles (CVSS) de LFI. Ce dernier ne s’est pas non plus autosaisi : il l’a pourtant déjà fait dans au moins un cas, après une enquête de presse visant l’universitaire Thomas Branthôme.
Mais comment le faire quand il s’agit du coordinateur de son mouvement ? et qu’on connaît la proximité d’Adrien Quatennens avec Jean-Luc Mélenchon ? quand les procédures existent mais que le soutien politique au plus haut niveau du parti reste insuffisant ? Sans compter que le CVSS repose sur très peu de personnes (des femmes), sur lesquelles pèse une responsabilité immense.
Bouhafs, Coquerel : les précédents
Depuis sa création en décembre 2020, une quinzaine de cas ont été examinés. Des sanctions ont été prononcées pour des faits de gravité très variables. Mais face à des élus ou des personnalités insoumises, il s’est révélé fragile.
Déjà en 2019, un rapport interne visant Ugo Bernalicis, pour un comportement supposément inapproprié du député envers une jeune femme, était en resté lettre morte, comme l’avait révélé Mediapart. Les nouvelles procédures devaient permettre d’y remédier.
J’attends toujours d’être entendu, malgré les relances je n’ai aucune nouvelle.
Les affaires Taha Bouhafs et Éric Coquerel sont venues ébranler l’édifice mis en place. En mai dernier, le jeune journaliste est brusquement écarté des investitures aux législatives en raison d’un signalement envoyé au CVSS et faisant état de violences sexuelles. À l’époque, les dirigeant·es insoumis·es se félicitent d’appartenir à un mouvement capable d’écarter ainsi un des leurs.
Sauf que, depuis, il ne s’est rien passé… Taha Bouhafs a été écarté lors d’un rendez-vous informel dans un café le 9 mai avec Clémentine Autain et Mathilde Panot, envoyées au front sans être membres du CVSS. Aucune procédure formelle n’a ensuite été ouverte. « J’attends toujours d’être entendu, malgré les relances je n’ai aucune nouvelle », explique à Mediapart le journaliste militant.
Concrètement, selon nos informations, le CVSS, destinataire de plusieurs alertes, n’a pas transmis de rapport au comité de respect des principes (CRP), chargé ensuite d’auditionner la personne mise en cause et de décider d’éventuelles sanctions. Un formalisme inutile, jugent certains, alors que Bouhafs n’est plus candidat et n’apparaît plus publiquement au nom de LFI. D’autres, en revanche, s’inquiètent d’une atteinte au débat contradictoire et d’une possible dérive arbitraire.
Le flou entoure aussi le cas d’Éric Coquerel : le président de la commission des finances de l’Assemblée est visé par une enquête préliminaire pour harcèlement et agressions sexuelles après la plainte déposée par une ancienne sympathisante, Sophie Tissier (lire notre enquête). Celle-ci a bien saisi le CVSS et la plaignante a bien été auditionnée. Depuis, pas de nouvelle de la plaignante… Lui conteste les faits. La procédure est toujours en cours.
Autre limite, le comité n’est pas missionné pour mener des enquêtes : il n’a pas les moyens d’auditionner des témoins, ou de solliciter d’éventuelles sources…
Un nouveau signalement vise Thomas Portes
Un nouveau cas est venu s’ajouter récemment, celui du député Thomas Portes. Fraîchement élu en Seine-Saint-Denis sous les couleurs de la Nupes, cet ancien militant PCF avait rejoint fin 2021 le parti de Jean-Luc Mélenchon après deux étapes éclair chez Génération·s puis EELV – où il a été porte-parole de Sandrine Rousseau pendant la primaire écolo.
Selon les informations de Mediapart, le CVSS de LFI a été saisi le 4 juillet 2022 d’un « signalement » émanant d’une militante. Ce mail, qui n’évoque que des épisodes rapportés par des tiers, fait notamment allusion à des envois de messages jugés inappropriés par ce cheminot de 37 ans.
Joint lundi 19 septembre à ce sujet, Thomas Portes a affirmé n’être « absolument pas au courant » de cette procédure. À propos des accusations portées contre lui, il dit « ne pas avoir d’éléments ».
L’un de ces épisodes avait déjà été dénoncé en février 2018 par une militante communiste dans un mail adressé au « groupe de référent·es violences sexistes et sexuelles » créé deux mois plus tôt au sein du PCF, dans le sillage du mouvement #MeToo. Thomas Portes est alors membre de la direction fédérale et porte-parole du Parti communiste dans le Lot-et-Garonne.
Dans ce message, que Mediapart a pu consulter, cette militante affirme « avoir été victime de harcèlement de la part de cette personne », même s’il s’agissait, selon elle, d’une pratique n’ayant « rien d’illégal, rien d’obscène ou de sexuel (pour ma part) ». Selon elle, d’autres femmes auraient pu s’en plaindre.
La jeune femme dit avoir été « auditionnée et entendue par les camarades du dispositif qui ont pris au sérieux » son alerte. « Je voulais que la direction sache qu’il y avait un problème et en tienne compte afin qu’il n’accède pas à un poste de responsabilité. Ça a été le cas »,ajoute-t-elle aujourd’hui.
Sollicitée, une membre de la direction du PCF alors aux premières loges évoque « plusieurs signalements de jeunes femmes décrivant les mêmes faits ». « On a alerté partout pour qu’il n’intègre pas la direction du parti. À la fin, il a fini par être bloqué », explique-t-elle.
Interrogé au sujet des signalements dont il a fait l’objet dans son ancien parti, Thomas Portes affirme « n’avoir jamais eu d’alerte là-dessus ». « Je suis parti du Parti communiste français car j’étais en désaccord avec Fabien Roussel et absolument pas parce que ma carrière était freinée », ajoute-t-il. Sur les faits qui lui sont reprochés dans ce signalement de 2018, il répond : « À ce stade, je n’ai rien à dire car je n’étais pas au courant. Je n’ai jamais eu d’alerte là-dessus et jamais eu de problème. »
Lénaïg Bredoux et Sarah Brethes