Quel est l’avenir d’un pays qui peine à mobiliser ses jeunes vers les métiers de l’éducation et de la santé ? Alors même que l’attachement aux services publics n’a jamais été aussi fort, ces derniers font face à une grave crise de recrutement. A l’hôpital, selon le dernier rapport de la Fédération hospitalière de France, 30 % des postes de praticiens hospitaliers ne sont pas pourvus. Par ailleurs, la dernière enquête de la Conférence nationale des présidents de commissions médicales d’établissements, publiée le 15 septembre, indique que des lits de courts séjours sont restés fermés au cours de l’été dans 71,6 % des centres hospitaliers publics par manque de ressources humaines, médicales ou non.
Les contrats sont de plus en plus nombreux et le recours à l’intérim toujours plus fréquent. Pour cette rentrée scolaire, et sans que cela permette de combler les besoins, plus de 3 000 contrats d’enseignants, selon le ministère de l’éducation nationale, ont été signés à l’issue de brefs entretiens, sans réelle formation. Comme beaucoup de néo-titulaires, ces contractuels sont souvent envoyés vers les établissements qui auraient le plus besoin d’enseignants expérimentés.
Comment, dans ces conditions qui touchent bien d’autres secteurs, assurer la pérennité des principes fondateurs du service public et, par là, de notre pacte républicain ? Pour réduire les dépenses publiques, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse d’invoquer la nécessaire modernisation des services publics. Comme si leurs difficultés relevaient d’abord d’une incapacité à bien « manager » leur personnel. Coupable idéal, le statut des fonctionnaires serait trop rigide, inadapté aux transformations de la société. Solution miracle, le contrat ferait entrer la fonction publique dans la modernité.
Droit à la carrière
Avant même son élection, le président de la République, Emmanuel Macron, avait affirmé que le statut des fonctionnaires n’était plus « adéquat ». Par la suite, le secrétaire d’Etat à la fonction publique Olivier Dussopt a rappelé en octobre 2018 « l’ambition du gouvernement d’étendre largement le recours au contrat sur les emplois permanents de la fonction publique ».
L’idée n’est pas neuve : il s’agit d’accélérer un phénomène à l’œuvre depuis plusieurs années. Si le statut a toujours prévu la possibilité d’un recours aux contrats, cela semble devenir la norme de recrutement dans la fonction publique. Entre 2011 et 2020, montre un document ministériel, le nombre des titulaires a stagné, tandis que celui des contractuels augmentait de 2,7 % par an.
Cela marque un profond changement de l’esprit et du fonctionnement des services publics. Pourtant, en regard de la place accordée à la question du « coût » qu’ils représentent, la question du statut des fonctionnaires est très peu discutée dans l’espace public.
Rappelons les motifs qui présidèrent, après des décennies de conflits politiques et syndicaux et au lendemain des compromissions de Vichy, à l’adoption du statut des fonctionnaires en 1946, puis à son extension en 1983 et 1986. En dérogeant au droit commun du travail, il s’agissait notamment de garantir un droit à la carrière. Cette protection de l’emploi, qui n’empêche aucunement les révocations disciplinaires, assure une plus grande stabilité du personnel pour faciliter la continuité du service. Mais elle a aussi pour but d’offrir une forme d’indépendance aux fonctionnaires. Ils sont tenus à l’obéissance hiérarchique, mais pas si l’ordre est illégal ou contraire à l’intérêt général. C’est donc aussi une garantie et une protection pour nos concitoyens.
Revenus insuffisants
Contrairement au contrat de droit commun par lequel la personne échange son temps de travail contre un salaire, dans le statut de la fonction publique, le travail répond à des valeurs non marchandes. D’ailleurs, celles et ceux qui œuvrent à une mission d’intérêt général ne reçoivent pas un salaire mais un « traitement », qui n’est qu’un moyen au service de ce but.
Après plus d’une décennie de gel et une récente augmentation inférieure à l’inflation, les revenus des agents de la fonction publique sont souvent insuffisants au regard de leur utilité sociale. Mais, ce qui les affecte encore plus, comme l’a souligné une récente enquête du collectif Nos services publics, c’est la dégradation des conditions de travail et la perte de sens qu’elle entraîne. A la crise de recrutement s’ajoutent ainsi des projets de départ croissants.
Nous défendons l’idée que, contrairement à ce que l’on entend souvent, le statut est moderne car il reste à ce jour l’outil le plus adapté pour garantir la réalisation des missions d’intérêt général. Bien entendu, il peut et il doit évoluer. C’est une nécessité pour s’adapter à l’évolution des besoins des citoyens et aux aspirations des nouvelles générations : faciliter les mobilités choisies, la promotion professionnelle, la formation tout au long de la vie… Mais généraliser le contrat et faire progressivement disparaître le statut, c’est non seulement renforcer l’arbitraire dans la gestion des carrières, mais c’est aussi étendre à la fonction publique le « paradigme du travail-marchandise », comme l’écrit le spécialiste du droit du travail Alain Supiot. Cela renvoie à une conception de la société ne devant reposer que sur la concurrence. Ainsi, les primes au rendement individuel, instillées de plus en plus fréquemment dans la fonction publique, témoignent du succès de cette vision des services publics. Or, nous considérons que, bien au contraire, ces derniers doivent reposer sur des principes de solidarité et sur le sens du collectif. Ce sont ces principes qui sont aujourd’hui modernes.
Nous traversons une période de « basculement », selon le discours présidentiel : plus que jamais, le bien commun et l’intérêt général devraient être notre boussole pour affronter les défis sociaux et écologiques. Pour cela, il faut des services publics forts ; il faut donc créer les conditions pour que de nombreux citoyens puissent s’y engager durablement.
C’est à ce prix que nous pourrons garantir le pacte républicain, et donc l’égalité d’accès à l’éducation, à la santé, à la justice et la paix sociale. Du sortir de la seconde guerre mondiale aux années 1980, les architectes du statut ont édifié la figure du « fonctionnaire-citoyen » au service de l’intérêt général et, in fine, comme l’un des rouages indispensables d’une véritable démocratie sociale. Y a-t-il plus moderne ?
Signataires : Michel Broué, chercheur en mathématiques, professeur à l’université Paris-Cité ; Lucie Castets, porte-parole du collectif Nos services publics ;Marie-Hélène Lafon, professeure de français en collège et écrivaine ; Claire Marin, professeure de philosophie en classe préparatoire et écrivaine ; Tiphaine Morvan, infirmière à l’hôpital public ; Emilien Ruiz, historien, professeur assistant à Sciences Po ; Rémi Salomon, médecin à l’hôpital public, professeur à l’université Paris-Cité.
Collectif