« Parvenu à ce point, la satisfaction de l’économiste vulgaire est à son comble ».
Karl Marx, Le Capital, Livre III, Tome III
Sur le plateau de BFM Business, le 15 septembre, l’économiste de cour (et du collège de France) Philippe Aghion reprend le flambeau de la réforme macronienne des retraites. Ses collègues de plateau, Natacha Valla, économiste à Sciences Po et administratrice à LVMH et Sylvie Matherat, économiste de cabinet de conseil, jouent les Dupond. Elles diraient même plus : cette réforme, il faut la faire et la faire tout de suite.
Philippe Aghion fournit à cette occasion des termes de langage militants qui se veulent à la fois experts et grand public. Il fait de l’amélioration du taux d’activité un objectif central des réformes macroniennes des retraites, du chômage et de la formation. Comme si c’était la même chose que le taux d’emploi. Sans doute pense-t-il lui aussi que, sur un malentendu, ça peut marcher. Raison de plus pour décortiquer son argumentaire.
1. D’abord la question des voies de la réforme et de son calendrier
Comme il faut la faire, c’est maintenant ou jamais explique Philippe Aghion : « Si on ne fait pas la réforme cette année, on ne la fera jamais. Ce n’est jamais le bon moment ». Et donc pourquoi pas le passage en force via la loi de Finances de la Sécurité sociale.
La CFDT est vent debout. Mais, juge l’économiste, cela dépendra de la façon dont on présente l’affaire. Laurent Berger n’est pas forcément opposé à « l’idée d’accélérer Touraine (sic !) ». Et, ajoute-t-il, c’est une idée qui vient de milieux d’expertises comme l’Institut des Politiques Publiques proches de la CFDT.
La « réforme Touraine », adoptée sous Hollande en 2014, allonge la durée de cotisations permettant d’obtenir une retraite à taux plein sans décote de ses droits selon le calendrier suivant.
« Accélérer Touraine », cela veut dire, tout simplement, allonger la durée de cotisations au-delà de 42 ans pour les générations nées à partir de 1961, arriver plus vite à 43 ans et même, pourquoi pas, aller au-delà. « Il faut, dit Philippe Aghion, que tout le monde travaille un petit peu plus sauf ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans ».
L’opposition de Laurent Berger et de la CFDT à une réforme inscrite dans la loi de Finances de la Sécurité Sociale, et par un passage en force à coups de 49.3, sera-t-elle ou non une opposition de façade ? Le mouvement social avec ou sans la CFDT sera-t-il assez puissant pour empêcher la réforme macronienne et, éventuellement, pour en imposer une autre ? « Qui vivra verra le temps roule roule » dit le Poète qui en sait plus que l’Économiste.
2. Ensuite le prétendu déficit
Une réforme allongeant la durée de cotisations et/ou repoussant l’âge légal de départ en retraite serait nécessaire pour assurer l’équilibre financier du système ? Le rapport du Conseil d’orientation des retraites paru le 15 septembre ne dit pas du tout cela.
L’économiste Michael Zemmour explique que les prévisions du COR font état d’un petit excédent pour 2022 et un tout petit déficit dans les années à venir. Mais on resterait très proche de l’équilibre : le déficit serait de l’ordre 0,4% du PIB en moyenne, dans les 25 prochaines années. Ce n’est pas du tout un déficit qui mettrait en danger le système. « Pour donner un ordre de grandeur, explique Michael Zemmour, si on voulait équilibrer le système en augmentant les cotisations il faudrait chaque année augmenter de l’ordre de 2 euros par salarié, les cotisations salariales et de 2 euros les cotisations employeurs ». Pas de quoi vraiment pénaliser le pouvoir d’achat des salaires nets, ni alourdir les charges patronales.
En réalité, les prévisions du COR intègrent les conséquences de la réforme Touraine et des autres réformes précédentes. Et ce qu’elles font apparaître n’est pas le déséquilibre financier du système mais la paupérisation progressive des retraités. En 2021, explique Henri Sterdyniak, le niveau de vie des retraités est égal à celui de l’ensemble de la population. Dans sa projection centrale où la productivité augmente de 1% par an, « il ne serait plus que de 89% en 2050 ; de 84% en 2070. Le système de retraite français perdrait sa caractéristique : fournir aux retraités un niveau de vie égal à celui des actifs. Les retraités seraient de nouveau la partie pauvre de la population ».
C’est cela qui devrait être mis en débat. Une réforme du système de retraites et de son financement est, effectivement, nécessaire. Mais pas la double peine de l’allongement des durées de cotisations et des mesures d’âge venant s’ajouter à la dégradation relative des pensions.
Au lieu de quoi, considérant que le déficit prévu par le COR est trop faible pour servir d’argument à la réforme macronienne, Philippe Aghion reprend à son compte la théorie du déficit masqué de la retraite des fonctionnaires : l’État affiche pour les fonctionnaires un taux de cotisation beaucoup plus élevé que le taux de cotisation patronale dans le privé. La différence représente 30 milliards pour 55 milliards de dépenses de retraites des agents de la fonction publique.
Considérer que le taux de cotisation du privé doit être appliqué aux fonctionnaires de l’État c’est affirmer que le taux de cotisation implicite de l’État est illégitime et renvoie à des avantages particuliers dont bénéficieraient les fonctionnaires. Le rapport du COR fait litière de cet argument [1] : il existe certes de nombreuses différences entre les régimes publics et privés. Mais, exceptées les possibilités de départs anticipés pour certaines catégories spécifiques d’agents publics (policiers, pompiers, aides-soignants...) au titre des « catégories actives », il n’y a pas une différence systématique et importante dans la générosité des régimes publics de droit commun par rapport au privé. « Dès lors que les régimes sont placés sur un pied d’égalité (même assiette de cotisation, même ratio démographique notamment), les taux pratiqués dans le public et le privé sont équivalents ». Qui plus est, si l’on embauche des enseignants, des personnels soignants dans les hôpitaux et les EPHAD publics et qu’on les paye correctement, cela fera baisser le taux de cotisation de l’État pour les retraites des fonctionnaires.
Prétendre traiter la différence de taux de cotisation entre l’État et le privé comme un déficit à supprimer, reviendrait en fait à réduire de 57% les dépenses de retraite de l’État. Ce n’est, dit sans emphase le COR, « ni possible, ni souhaitable : les niveaux de taux de remplacement ou d’âge de la retraite des fonctionnaires de l’État seraient alors en décalage important avec celui du reste de la population ».
Du reste, Philippe Aghion lui-même n’ose pas le proposer. Il se contente de se servir démagogiquement du chiffre magique pour justifier le recul de l’âge de la retraite de tout le monde.
3. Augmenter le taux d’activité
Il y a une autre raison pour laquelle cette réforme est « fondamentale », martèle Philippe Aghion, c’est qu’il faut augmenter le taux d’activité. Pourquoi est-ce si important d’augmenter maintenant le taux d’activité de la population ? Mais pour « être crédible vis-à-vis des marchés financiers et vis-à-vis de nos partenaires », bien sûr : « Il faut faire des investissements dans l’école, dans l’hôpital, dans la transition énergétique. On a une dette importante. Le gouvernement doit être crédible pour faire ces investissements. Il ne peut le faire qu’en augmentant le taux d’activité ». Et comment augmenter le taux d’activité ? « Il y a le levier assurance chômage, et il y a le levier retraite ». Et voilà pourquoi votre fille est muette et pourquoi selon Philippe Aghion, le gouvernement Macron a tout bon.
Philippe Aghion n’utilise pas l’argument des économies réalisées grâce aux réformes des retraites et du chômage qui pourraient servir à financer les investissements publics pour l’éducation, la santé et pour l’écologie. Effectivement le compte n’y serait pas. Son argument c’est l’augmentation du taux d’activité. Il faut s’y arrêter. Le taux d’activité est le rapport entre le nombre d’actifs (personnes en emploi et chômeurs) et l’ensemble de la population correspondante.
L’amélioration du taux d’emploi et plus précisément du taux d’emploi en équivalent temps plein serait un objectif clé pour garantir la situation du système de retraite et la capacité des finances publiques à investir pour l’éducation, la santé, l’écologie, la dépendance, l’égalité entre les femmes et les hommes.
C’est toute la différence avec l’augmentation du taux d’activité. On peut avoir une augmentation du taux d’activité sans augmentation de l’emploi et même avec une baisse. Il suffit pour cela que plus d’actifs soient demandeurs d’emploi.
Et l’on voit bien l’enjeu et pour quelles raisons les marchés financiers ont d’avantage l’œil fixé sur le taux d’activité que sur le taux d’emploi. L’augmentation du taux d’activité favorise la concurrence entre les salariés. Cela permet de mieux contenir les salaires et en principe de mieux garantir les profits.
Penser que cela permettra de trouver l’argent pour financer les besoins en matière d’éducation, de formation, de santé, ou de transition énergétique, c’est vraiment prendre ses désirs pour des réalités et ignorer la profondeur de la crise systémique dans laquelle nous sommes plongés.
Bernard Marx