• Vous avez récemment fait remarquer qu’il est important de parler de ce qu’il en coûte de protester contre la guerre en Russie. Quel est ce prix ?
Varya Mikhailova : Cette remarque a été motivée par la grande discussion qui a débuté le 24 février sur la responsabilité des Russes et sur les raisons pour lesquelles les Russes ne renverseront pas Poutine. J’ai l’impression, d’après certaines déclarations à l’étranger et des extraits de la presse occidentale, que les personnes vivant dans des pays plus démocratiques ne comprennent pas le phénomène des protestations en Russie. Il existe une idée répandue selon laquelle les Russes sont apolitiques, qu’ils ne s’intéressent à rien, que la situation actuelle en Russie est assez confortable pour eux, parce qu’ils se sont habitués au régime et à Poutine lui-même, et que les règles du jeu sont claires, parce qu’elles n’ont pas changé depuis des décennies, tout comme le gouvernement lui-même. Sur la base de cette perception, ils pensent qu’ils doivent secouer les Russes, éteindre Netflix et retirer Ikea, puis les Russes y réfléchiront et finiront par changer de gouvernement.
Il est vrai qu’en Russie, le niveau d’engagement politique des gens n’est pas élevé : les initiatives de base ne sont pas très populaires, les gens ne s’intéressent pas particulièrement au gouvernement et n’ont pas beaucoup de confiance en lui. Il s’agit d’une généralisation, mais il est difficile de ne pas être d’accord avec elle, et je ressens moi-même un grand ressentiment du fait que nous n’étions pas assez nombreux lors des rassemblements de protestation de 2011-2021. Après tout, il était encore possible de protester à l’époque ! Pourtant, ce genre de généralisation est inacceptable car elle exclut des pages cruciales de l’histoire du pays et l’accentue de manière erronée. Les gens ont protesté, organisé des rassemblements, participé aux élections et les ont regardées. Au cours de la décennie 2010, il était possible et nécessaire de parler de l’insuffisante participation des Russes aux manifestations. Mais aujourd’hui, la situation a changé. Aujourd’hui, manifester ou ne pas manifester n’est plus un choix entre « prendre froid au cours d’un rassemblement ou s’installer devant la télévision ».
Une telle perspective est très différente du simple fait d’aller à un rassemblement et peut-être de payer une petite amende. Maintenant, toute action de protestation est susceptible d’entraîner une peine de prison substantielle.
Lorsque le paquet de lois sur la diffusion de fausses informations sur les forces armées russes et leur discrédit a été adopté début mars, la manière dont ces lois seraient appliquées, ce qui serait considéré comme faux et discréditant, n’était pas encore tout à fait clair. Cependant, mes collègues des droits humains avaient déjà prédit à l’époque de manière assez précise comment ces lois fonctionneraient : toute déclaration qui ne coïnciderait pas avec la position du ministère de la défense serait un « fake » et toute position comprenant des mots tels que « non à la guerre », « non au fascisme » ou des déclarations de soutien à l’Ukraine serait considérée comme discréditant l’armée russe. Lorsque l’on voit les cas des « fakes » pour lesquels sont poursuivis Sasha Skochilenko, Alexei Gorinov, Ilya Yashin et d’autres, il devient évident que pratiquement toute publication véridique sur Boutcha ou même simplement une déclaration sur les enfants tués en Ukraine peut vous faire atterrir dans un centre de détention et vous valoir sept ans de prison.
Je pense qu’il est important de transmettre cette simple information aux Occidentaux. Quand on pense qu’on peut éduquer les Russes et dire qu’ils n’ont pas encore suffisamment assimilé les valeurs démocratiques, il faut prendre en compte le coût de leurs choix politiques. Sinon, il apparaît que si vous êtes prêt à aller en prison pendant sept ans pour vos paroles, vous pouvez compter sur le respect de la communauté internationale, mais que si vous n’êtes pas prêt à vous sacrifier et à sacrifier votre liberté, vous ne méritez aucun respect.
Pouvez-vous commenter l’application de la loi sur le discrédit de l’armée ?
Varya Mikhailova : Selon la loi, toute déclaration publique condamnant l’« opération spéciale » peut relever de la notion de « discrédit de l’armée russe ». En même temps, si la première apparition avec une pancarte « Non à la guerre ! » vous coûtera 30 000 à 50 000 roubles [492 à 821€] d’amendes administratives, le deuxième piquet de ce type peut déjà se transformer en une affaire pénale et en une peine de prison de trois ans.
Dans ces circonstances, nous commençons même à regretter la « liberté d’expression » que nous avions avant l’invasion de toute l’Ukraine. Bien sûr, même avant le 24 février, nous avons été contraints de limiter nos déclarations : l’annonce d’un rassemblement pouvait conduire à une arrestation pour organisation illégale, une tentative de provoquer la violence contre des représentants du gouvernement ou des appels au « séparatisme » (en réalité, dès qu’on se posait une question sur l’auto-détermination future d’un territoire faisant partie de la Russie) pouvaient conduire à des poursuites pénales. Ce sont les cas les plus évidents où l’on pouvait avoir des problèmes pour avoir publié sur les réseaux sociaux. La situation a maintenant changé. Si vous vous trouvez en Russie, il ne suffit pas d’éviter tout appel ou de parler de ce qui se passe en s’inspirant d’Ésope, mais par principe vous ne devez pas aborder certains sujets si vous voulez être sûr d’être en sécurité. Selon une jurisprudence récente, une personne a été poursuivie en vertu d’un article sur le discrédit de l’armée pour avoir été triste devant la thématique de la guerre. Toute déclaration sur la paix, la guerre ou l’Ukraine peut faire l’objet de poursuites, en particulier si c’est fait sur les réseaux sociaux. Dans le passé, les histoires les plus absurdes étaient des arrestations administratives pour les symboles de Navalny – par exemple, pour les textes stockés par quelqu’un marqués d’un petit point d’exclamation [symbole de Navalny]. Aujourd’hui, il existe des centaines d’exemples aussi absurdes : le slogan « *** ****** » [Нет войне, non à la guerre en russe, sans le dire], un sermon anti-guerre et même une citation de Poutine deviennent un discrédit de l’armée. Pour rappel, des actions répétées de ce type constituent un risque de condamnation réelle.
Le grand nombre de poursuites pour des messages sur les réseaux sociaux est lié, tout d’abord, à une certaine paresse des agents chargés de l’application de la loi : il leur est plus facile d’examiner des messages sur VKontakte que de se déplacer. Ils ont tout en ligne, tout est prêt pour poursuivre pénalement ou administrativement l’infraction, s’ils le souhaitent. Deuxièmement, le harcèlement pour des messages sur les réseaux sociaux est une méthode d’intimidation bon marché et efficace. Tout le monde ne peut pas prononcer un discours anti-guerre hors ligne, mais tout le monde peut le liker ou le rediffuser. Cela crée un sentiment d’insécurité car toute personne qui aime ou reposte est donc menacée et peut être associée à toute personne utilisant aussi les réseaux sociaux.
Nous avons récemment publié un article soutenant que la logique de la répression en Russie est impossible à déterminer à l’avance (l’auteur appelle cette logique « aléatoire »). Car si de nombreuses personnes écrivent sur les réseaux sociaux à propos des crimes commis par les forces russes en Ukraine, seules certaines sont poursuivies. Quelle est la raison du choix des forces de l’ordre ?
Varya Mikhailova : L’État agit très intelligemment pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés. Si le paquet de lois politiques n’est appliqué qu’aux leaders de l’opposition, il n’effraiera pas le « citoyen ordinaire ». Quand Alexei Navalny, Ilya Yashin et Vladimir Kara-Murza sont emprisonnés, cela fait partie d’une sorte de « contrat autoritaire » qui a existé en Russie à partir du milieu des années 2010. Il consistait dans le fait que la population ne se mêlait pas de politique et que l’État ne s’immisçait pas dans nos vies. Les citoyens étaient autorisés à écrire et à dire presque tout ce qu’ils voulaient, mais en contrepartie, ils n’étaient pas censés participer à la politique ou revendiquer le pouvoir. La répression fondée sur le non-respect de ce « pacte autoritaire » tacite est caractéristique de la page précédente de notre histoire. La tâche à laquelle l’État est confronté aujourd’hui est totalement différente. Il ne s’agit plus de décourager les gens de participer aux élections.
Je peux distinguer trois volets de répression politique sur lesquels les autorités travaillent actuellement. Tout d’abord, il s’agit de dirigeants de l’opposition : ils sont soit emprisonnés, soit contraints de quitter la Russie. Deuxièmement, il s’agit de personnalités médiatiques qui n’ont rien à voir avec la politique. Ils sont persécutés afin que la culture et le style de vie ne soient pas infiltrés par la politique (un exemple est Nika Belotserkovskaya, l’éditrice du magazine Soba, qui a été l’une des premières personnes à être poursuivie en vertu de l’article 207.3 du code pénal). Troisièmement, il s’agit de personnes qui doivent paraître totalement aléatoires pour que tout citoyen se sente en danger. Cette tactique libère l’État de la nécessité d’une répression de masse dans l’esprit de la Grande Terreur. Il suffit de créer une image de la vulnérabilité absolue des citoyens par le biais d’affaires criminelles sciemment absurdes. Le gouvernement n’essaie pas (comme il le faisait parfois auparavant) de rechercher une personne qui serait d’une manière ou d’une autre incomprise ou désagréable au spectateur, ou qui accomplirait des actions socialement répréhensibles. Au contraire, ils peuvent choisir quelqu’un qui suscite la sympathie et l’empathie, ou même quelqu’un qui passe inaperçu, afin de créer l’impression que personne ne peut se cacher. Des exemples récents sont les personnes poursuivies pour « fake news » à Saint-Pétersbourg : Sasha Skochilenko, Boris Romanov, Victoria Petrova. Ce n’est pas un hasard si l’État fait preuve d’une cruauté particulière dans ces cas en imposant la mesure de contrainte la plus sévère (centre de détention) et en qualifiant leurs actes de « motivés par la haine politique ».
N’était-ce pas le cas avant le déclenchement de la guerre à grande échelle ? Après tout, des représailles contre des personnes aléatoires avaient déjà eu lieu auparavant.
Varya Mikhailova : Il me semble que la principale différence réside dans le fait que, pendant la plupart des dizaines d’années, les autorités ont obstinément prétendu que les affaires politiques étaient apolitiques. Par exemple, ils ont essayé d’emprisonner non pas pour participation à des rassemblements, mais pour « violence » contre des policiers. Bien entendu, tous ces cas ne visaient pas vraiment à protéger les policiers contre une quelconque violence horrible de la part des manifestants, puisque les rassemblements en Russie sont traditionnellement pacifiques. L’objectif était de démontrer aux citoyens que toute manifestation peut se transformer en affaire pénale, même si vous touchez accidentellement un agent de police. Mais les autorités ont tenté de nier la nature politique de ces affaires, prétendant qu’elles n’arrêtaient pas pour le fait de manifester. La même chose est clairement visible dans les premiers procès d’Alexei Navalny : les autorités ont essayé de montrer qu’elles le mettaient en prison non pas parce qu’il était un homme politique de l’opposition, mais parce qu’il avait volé la forêt de Kirov.
Pour moi, le seuil à partir duquel la répression est devenue ouvertement politique est l’affaire Andrei Pivovarov. Il a été accusé de diriger une organisation indésirable (Russie ouverte). C’était l’une des premières affaires criminelles ouvertement politiques.
Nous sommes maintenant dans une réalité où personne ne prétend qu’il n’y a pas de prisonniers politiques, et le but de l’État est de montrer que n’importe qui peut devenir prisonnier politique.
En tant qu’avocate, à quoi devez-vous faire face dans cette nouvelle réalité post-24 février 2022 ? Qu’est-ce que la défense des droits humains dans le contexte de mesures extraordinaires d’application de la loi ?
Varya Mikhailova : La stratégie de plaidoyer elle-même n’a pas beaucoup changé. Après tout, peu importe à quel point l’État prétendait que les articles politiques n’existaient pas, mes collègues juristes et moi-même avions toujours considéré que notre pratique des droits humains consistait à traiter des affaires politiques, et les victoires dans ces affaires ont toujours été plutôt l’exception. Les affaires d’infraction administrative sur lesquelles je travaille sont généralement gagnées « pour des raisons de procédure » : par exemple, lorsqu’un rapport est rédigé avec des erreurs, qu’un disque vidéo est endommagé par une agrafeuse, ou que le même officier de police est appelé Golovotyapov sur une page du dossier et Golovorezov sur une autre. Lorsque les médias rapportent que « l’affaire a été classée faute de preuves d’une infraction », il s’agit d’une formulation tout à fait correcte, mais le lecteur est amené à croire que le tribunal a accepté nos belles paroles concernant la primauté d’un droit fondamental – par exemple, le droit de manifester. Mais de l’intérieur d’un tel processus, on peut voir que l’affaire a été abandonnée simplement parce que l’officier de police a fait une erreur en rédigeant le rapport.
Cependant, de telles plaidoiries ont également moins de chances d’être gagnées maintenant, car le fait de signaler certaines erreurs dans le dossier n’a plus le même effet.
La pratique des droits humains a également changé en raison des nouveaux articles adoptés au printemps 2022. Cela se voit dans la nature du travail des organisations avec lesquelles je coopère et dans la forte augmentation du nombre d’affaires pénales. Tout au long du printemps, nous avons été inondés de cas d’infractions administratives : rien qu’en mars, par exemple, j’ai eu 70 nouveaux cas en vertu du Code des infractions administratives. Au milieu du printemps, cependant, beaucoup de mes collègues ont été obligés de prendre en premier lieu des affaires pénales politiques.
Une autre caractéristique est la pression accrue sur les défenseurs des droits humains et la communauté juridique. La manière dont la loi sur les agents étrangers est appliquée ou, par exemple, le cas de l’avocat Dmitriy Talantov, qui a été envoyé en détention provisoire pour avoir « diffusé des fake news » sur Kharkiv, Marioupol, Irpin et Butcha, sont révélateurs. Cette affaire est perçue dans la communauté juridique comme un sérieux avertissement à tous les avocats. Au centre de détention provisoire, Talantov a été placé dans des conditions indignes : la communauté juridique s’est littéralement battue pour qu’on lui donne au moins un lit. On nous signifie de cette manière que les avocats impliqués dans des affaires politiques et s’exprimant sur des questions politiques ne sont plus intouchables. Le statut d’avocat est une position particulière dans notre système juridique et dans le passé, à l’exception de cas isolés, ils s’efforçaient d’éviter de s’en prendre aux avocats. À mon avis, la première hirondelle de la nouvelle répression a été l’histoire d’Ivan Pavlov et de « l’Équipe 29 ». Le fait que l’organisation ait été détruite, dans une situation de lutte constante entre l’État et les ONG de défense des droits humains, n’était pas inattendu, mais ils s’en sont pris à l’avocat Pavlov personnellement – ce qui était déjà révélateur. L’avocate Valeria Vetoshkina a également pâti de la situation de Pavlov et a été déclarée agent étranger.
Les hommes et les femmes sont-ils représentés de manière égale dans les dossiers que vous traitez ? Pouvez-vous dire que la protestation contre la guerre ou la répression des affaires militaires a un visage féminin ?
Varya Mikhailova : Il s’agit d’une question complexe. Début mai, le magazine étudiant Doxa a publié des statistiques montrant que les femmes avaient 2,2 fois plus de chances d’être poursuivies pour résistance anti-guerre que pour d’autres affaires pénales politiques. En effet, avant la guerre, il y avait une nette prépondérance d’hommes parmi les personnes détenues dans des affaires politiques. Après le début de la guerre, les femmes n’étaient pas plus nombreuses que les hommes, mais elles étaient beaucoup plus nombreuses. Si vous examinez les cas que j’ai traités, vous pouvez constater que les manifestations pro-Navalny étaient plus « masculines » que les manifestations anti-guerre. Parmi les militants anti-guerre poursuivis, d’après mon expérience, le nombre d’hommes et de femmes détenus est presque égal. Mais mes données ne sont, bien sûr, pas représentatives. À mon avis, il serait plus juste de considérer la participation des femmes à la résistance anti-guerre non pas en chiffres absolus (par exemple, 40 % de femmes et 60 % d’hommes), mais en dynamique, c’est-à-dire d’évaluer comment et par rapport à quoi l’intérêt pour la politique se renforce parmi les femmes.
La guerre réduit également à néant de nombreux acquis de la lutte pour l’égalité des genres, car elle exacerbe autant que possible les rôles de ces derniers. Cependant, il est particulièrement difficile pour une femme de protester et de risquer sa liberté, car il lui incombe généralement de s’occuper des parents âgés et des enfants – en particulier s’ils ont plus de 14 ans (si les enfants ont moins de 14 ans, une femme ne peut pas être placée en détention administrative). Si elle est arrêtée, les enfants et les personnes âgées risquent de se retrouver sans aucune aide.
À Saint-Pétersbourg, les premières affaires pénales concernant des « fakes » étaient exclusivement féminines : Sasha Skochilenko, Victoria Petrova, Olga Smirnova, Maria Ponomarenko. Ce n’est que plus tard que des hommes ont commencé à émerger parmi les accusés.
Il est également important de noter les initiatives militantes anti-guerre dans lesquelles les femmes sont impliquées. La résistance féministe contre la guerre est devenue l’un des porte-parole du mouvement anti-guerre en Russie et au-delà. Ce n’est certainement pas la seule association anti-guerre, mais elle est significative.
En raison de l’impossibilité de manifester dans les rues, les gens cherchent d’autres moyens d’exprimer leur position, par exemple en aidant les Ukrainiens qui ont été déplacés de force en Russie à retrouver leurs biens ou à partir pour l’Europe. Et cette aide est principalement fournie par les femmes. En même temps, ce type d’activisme est souvent anonyme : les gens ont peur d’en parler publiquement, car désormais, même le travail purement humanitaire est assorti de risques de persécution.
Comment les gens réagissent-ils aux détentions et que leur arrive-t-il ?
Varya Mikhailova : Cela varie et dépend des conséquences. Mais il est important de réaliser que même quelques jours d’arrestation peuvent entraîner, par exemple, la perte d’un emploi et de tout revenu. Les problèmes psychologiques et de santé des détenus sont souvent exacerbés. Il arrive qu’un ressortissant étranger soit détenu et que personne ne soit en mesure de lui donner les produits d’hygiène ou la nourriture nécessaires. Il existe également d’autres difficultés. Par exemple, le cas de Sasha Skochilenko est important non seulement parce qu’il est intentionnellement absurde, mais aussi parce qu’il révèle de nombreux problèmes de notre système pénitentiaire. Sasha est une lesbienne affirmée, mais pour l’État, sa partenaire permanente n’est pas un « proche parent » et elle devra constamment se battre pour avoir le droit de communiquer avec Sasha. En outre, en raison de sa maladie congénitale, intolérance au gluten, la détention provisoire constitue une menace directe pour sa vie et une famine constante. Le système ne sait pas comment gérer de telles maladies, mais il refuse également de laisser partir Sasha. Cette histoire nous aide à comprendre qu’une position anti-guerre en Russie peut conduire non seulement à l’emprisonnement, mais aussi à la perte de contact avec la personne la plus proche de vous et à un risque direct pour votre vie.
Quelle est, selon vous, la tâche des défenseurs des droits humains dans les circonstances actuelles ?
Varya Mikhailova : Pour une avocate ou un avocat, l’expression de la citoyenneté est, avant tout, son activité professionnelle. Aujourd’hui plus que jamais, il est important que les avocats soient en sécurité et puissent travailler en toute tranquillité – dans la mesure du possible. Nous comprenons que la plupart des affaires ne se terminent pas par une victoire, mais il est important d’être aux côtés de l’accusé et de se battre jusqu’au bout, quoi qu’il arrive. De même, la capacité de l’avocat à transmettre simplement des informations entre la salle d’audience et le public qui n’est pas autorisé à entrer, entre le prisonnier et ses proches, a pris une importance énorme. Les défenseurs russes des droits humains ont également souffert cette année du retrait de la Russie de la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a été pendant de nombreuses années le dernier espoir de tous les Russes injustement condamnés [à noter que la Russie a été expulsée du Conseil de l’Europe le 16 mars 2022 et a quitté la juridiction de la CEDH le 16 septembre]. Pour l’instant, nous avons encore la possibilité de faire appel à la CEDH, et nous espérons qu’un jour les choses changeront en Russie, que nous reviendrons au Conseil de l’Europe et que les arrêts de la CEDH seront exécutés. Mais il n’y a aucune garantie, car nous pourrions être confrontés à des décennies d’isolement et de répression. Peut-être que la prochaine fois que la Russie officielle se souviendra des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, ce ne sera qu’au XXIIe siècle.
En disposant d’un éventail de cas d’anti-guerre, nous pouvons transmettre au moins une partie de la réalité de la protestation russe au monde entier, afin de disposer d’une base documentaire prouvant que la protestation contre la guerre existe quoi qu’il arrive. Bien sûr, il y a énormément de gens en Russie qui soutiennent la guerre : je ne me fais aucune illusion à ce sujet. Néanmoins, je pense que nous devrions considérer les milliers d’hypothétiques cas « anti-guerre » non pas comme une petite quantité par rapport à la population totale du pays, mais comme des milliers de personnes réelles qui savaient qu’elles risquaient une peine de prison, mais qui ont quand même manifesté. Aider ces personnes et diffuser des informations à leur sujet est ce que je considère comme un grand enjeu de notre travail actuel.
Varya Mikhailova avocate et féministe, est une défenseuse des droits humains.
После (« après » en russe, prononcer « poslié ») est une nouvelle revue anti-guerre russe en ligne.
Posle
Cet entretien a été publié le 13 août 2022 par le site web de После : https://posle.media/antivoennyj-protest-est-nesmotrya-ni-na-chto/
(Traduit du russe par JM).
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