Celles et ceux qui ont connu Louis Joinet se souviennent de sa discrétion qui tranchait avec sa forte présence. On découvrait tous les jours de nouvelles facettes de ses talents et de ses activités. C’est quand on le sollicitait pour une cause, contre des injustices, que l’on découvrait alors tout ce qu’il apportait. Et que l’on appréciait sa capacité d’écoute, de compréhension et d’invention ; sa capacité extraordinaire, intuitive, de comprendre les situations, de trouver les failles qui permettent de sortir des ornières. Il comprenait les raisons de se révolter et explorait les chemins de traverse qui permettent de sortir par le haut des situations les plus désespérées, de trouver des solutions qui permettent d’agir, de respecter les principes, de sauvegarder et de faire avancer les droits. Il savait prendre de la distance et se regarder agir. Et il savait garder son sens de l’humour ; le sérieux de ses engagements allait de pair avec son sens de l‘humour.
Louis est de la génération de mai 1968. Toutes celles et tous ceux qui l’ont vécu en ont été profondément transformés. Vivre un moment révolutionnaire change la vision du monde. Il est donc possible de changer le monde et on commence par changer soi-même. Même si ce n’est qu’un début et que la transformation n’est pas achevée, on découvre qu’il est possible de faire autrement, que c’est enthousiasmant et passionnant.
Louis va être, avec Philippe Texier et quelques autres, à l’initiative d’une création extraordinaire, en 1968, celle du syndicat de la magistrature, cette liaison entre le mouvement syndical radical et un corps du pouvoir d’état. Cette contradiction vivante et positive renouvellera en profondeur la conception de la justice et sa perception par les couches sociales populaires et par les magistrats eux-mêmes.
Louis va vivre une expérience enthousiasmante avec la lutte des 103 paysans du Larzac qui refusent l’extension sur leurs terres du camp militaire. Il participe à ce moment à l’émergence et à la force d’un mouvement social. Il entendra Bernard Lambert sur le causse du Larzac affirmer nous sommes 103000, les paysans ne seront plus jamais des versaillais. Louis va démontrer son inventivité en mettant sa connaissance du droit au service d’une lutte et d’un mouvement. Il renforce juridiquement le mouvement d’insoumission de renvoi par les paysans des livrets militaires. Il imagine de rendre impossible les expropriations en faisant acheter par des milliers de personnes des terrains de 1m2 et en créant des groupements fonciers agricoles. Il aura la satisfaction quelques années plus tard, en tant que conseiller à Matignon, de conclure cette mobilisation par une victoire, celle du rejet de l’extension du camp.
Louis soutient les mouvements et s’enthousiasme pour leurs luttes et leurs mobilisations. Il sait que les mouvements ne cultivent pas l’archaïsme et qu’ils sont porteurs de progrès et de modernité. Louis s’intéresse au rapport entre le droit et les nouvelles technologies. Il participera aux travaux qui vont déboucher sur la loi informatique et libertés et à la création de la Commission nationale informatique et libertés dont il sera le premier directeur juridique. Il défend une idée simple : les libertés priment sur l’informatique. C’est même pour lui une condition pour permettre un développement de l’informatique et pour qu’elle contribue à l’intérêt général. Cette conviction lui vaudra d’être remercié en 1980, quelques mois avant de devenir le conseiller juridique des cinq premiers ministres des gouvernements de gauche.
Louis avait une réelle réflexion sur le pouvoir. Il a pu le vivre et l’expérimenter dans les cabinets ministériels. Il appréciait les possibilités d’action que donne le pouvoir politique. Il se méfiait aussi du pouvoir. Il n’a jamais utilisé ce pouvoir à son profit. Il était membre de l’Association des magistrats qui n’ont reçu aucune décoration. Il pensait qu’il était là pour être au service des mouvements sociaux et des idées de justice. Il acceptait les tâches difficiles quand il pensait qu’elles pouvaient servir à faire avancer des propositions compatibles avec la justice et les droits. Je me souviens d’un débat passionné avec Georges Cazalis, à une réunion de la Ligue pour les droits et la libération des peuples, sur l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction.
Les mouvements sociaux et les mouvements de libération nationale savaient qu’ils pouvaient voir Louis, et ils ne s’en privaient pas. A Matignon, dans les bureaux du premier ministre, il y avait une disposition particulière. Quand on avait rendez-vous avec Louis Joinet, on ne vérifiait pas votre identité. On se présentait à l’accueil, la garde appelait le secrétariat et quelqu’un venait vous chercher à l’accueil. Louis était très engagé dans les négociations pour la fin des conflits armés et savait faire progresser la paix par les négociations, l’accueil et l’asile. A la fin des années de plomb, Il avait défini les règles de l’accueil des réfugiés italiens. Face aux très nombreuses critiques, il avait été fortement soutenu par l’Abbé Pierre.
La scène internationale était une des passions de Louis. Il y a déployé une activité très diverse et très continue. Il était passionné pour le droit international et en deviendra une des références. Il avait commencé avec la FIDH dès 1973, avec les disparus en Uruguay et en Argentine. La rencontre avec Lelio Basso sera un tournant. Lelio, avocat et sénateur italien, organisateur avec Bertrand Russell et Jean Paul Sartre du Tribunal Russell sur le Vietnam, en 1966. Lelio à partir de la Déclaration universelle des droits des peuples adoptée à Alger en 1976 va créer la Ligue Internationale pour les droits et la libération des peuples et le Tribunal Permanent des Peuples, un tribunal d’opinion international, aujourd’hui présidé par Philippe Texier, et animé par son infatigable secrétaire général, Gianni Tognoni. La fraternité entre Lelio et Louis, sans oublier Léo Matarasso, sera permanente.
Louis va s’investir dans les Nations Unies. Il est conscient des faiblesses et des limites du système des Nations Unies, mais il comprend les formidables possibilités que permettent les institutions de l’ONU et de ses agences. Le droit international offre d’énormes possibilités pour faire avancer le système international à partir du droit. Et les institutions internationales, pour exister, doivent faire progresser le droit international.
Louis va commencer à participer au système des Nations Unies dès 1978, avec l’appui de Stéphane Hessel, représentant de la France à Genève. Louis siègera pendant 24 ans à la sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités. Le syndicat de la magistrature sera à l’honneur à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies à Genève avec le tandem Joinet – Texier. Louis Joinet sera pendant des années un des animateurs de la sous-commission des droits de l’homme et Philippe Texier un des animateurs de la sous-commission des droits économiques, sociaux et culturels.
Louis va se passionner pour la justice transitionnelle qui assure la transition entre un état de conflit ou de répression et un état de paix. Il s’agit d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation, d’éviter de créer les conditions pour un nouvel affrontement, pour une revanche. Louis a défini, dans le cadre du Haut-Commissariat des Nations Unies, des principes contre l’impunité qui sont encore appelés les « principes Joinet ». Elles comprennent vingt propositions organisées autour de trois piliers : le droit de savoir la vérité pour les victimes de violations, le droit à la justice et le droit à réparations pour les victimes.
J’ai eu la chance de travailler avec Louis sur cette question. Il m’a aidé à préparer ma participation au séminaire international Kigali-Rwanda en octobre 1994 à Kigali. Ce séminaire, organisé avec le soutien de la Fondation pour le Progrès de l’Homme, a réuni des représentants du Chili, du Cambodge, de la Colombie, de la Palestine et du Liban. Il s’agissait de concilier la justice avec la réconciliation ; d’éviter tout ce qui pourrait alimenter le retour d’un autre génocide. Louis proposait : il faut punir très sévèrement les principaux responsables et il faut un programme massif pour informer et former les très nombreux citoyens qui se sont laissés entraîner. En revenant de Kigali je lui avais raconté une discussion qui m’avait beaucoup marqué avec le ministre de la justice du nouveau gouvernement rwandais, Alphonse-Marie Nkubito. Il m’avait dit, « je reste contre la peine de mort, même après un génocide, même si c’est très difficile à expliquer et si je suis très isolé sur cette question ».
En 2002, Louis s’est lancé à la demande de Suzanne Humberset, animatrice du Cedidelp, centre de documentation du Centre International de Culture Populaire (CICP) dans la rédaction d’un livre de poche aux Editions La Découverte, « Lutter contre l’impunité ». C’est pour aider les militants des droits de l’homme à maîtriser les outils du droit international qu’il a cherché à formuler des réponses claires à dix questions essentielles. De longues discussions avaient permis de définir les questions à mettre en avant ; elles forment un programme : 1. Que signifie la lutte contre l’impunité ? - 2. Quels en sont les objectifs fondamentaux ? - 3. Quel sont les moyens du droit international ? - 4. Les responsables de violations des droits de l’homme doivent-ils être jugés dans leur pays ? - 5. Quel peut être le rôle des commissions d’enquête non judiciaires ? - 6. Quel rôle peut jouer un « tribunal pénal international » ? - 7. Qu’est-ce que la « compétence universelle » de tribunaux nationaux ? - 8. À quels obstacles se heurtent ceux qui luttent contre l’impunité ? - 9. Quel rôle peut jouer la société civile ? - 10. Quelles perspectives pour la lutte contre l’impunité ?
Louis sera infatigable pour la défense des droits de l’Homme. Il s’intéresse aux conditions de détention, il va visiter 174 lieux de détention dans le monde pour rappeler aux prisonniers qu’ils ne sont pas oubliés. Voici la réponse de Louis dans une remarquable interview de Siné mensuel. A la question de Catherine Sinet vous avez rencontré bon nombre de militants persécutés ou prisonniers qui ont fini par prendre le pouvoir ? Louis répond Je dirais plutôt qu’ils ont « accédé au pouvoir ». « Prise de pouvoir », ça a un côté « coup d’État » auquel je suis allergique. Quand elle tourne, la roue de l’Histoire réserve d’étonnantes surprises. Tel militant, qualifié d’ennemi public n°1 ou de terroriste parce qu’il résistait à l’oppression, se voit quelques années plus tard dérouler le tapis rouge de réception des chefs d’État. J’ai connu Levon Ter-Petrossian, emprisonné sous l’URSS, que j’ai retrouvé président de l’Arménie, Xanana Gusmão, que j’ai visité en prison à Djakarta sous la dictature indonésienne, devenu le premier président de la République du Timor ou encore l’ex-Tupamaro José Mujica, dit « El Pepe », élu président de l’Uruguay après avoir été emprisonné pendant quinze ans sous la dictature dans la tristement célèbre prison dénommée, ça ne s’invente pas, Penal Libertad. En 1990, quand Louis visitera l’Arménie, avec Germaine, il y avait un arc de triomphe de fleurs à son nom !
Louis a accompagné la création et la vie du Centre International de Culture Populaire, le CICP. Il s’y retrouvait avec plaisir ; il participait aux fêtes en jouant de son bandonéon. Il venait dîner à la Parilla, le restaurant créé en soutien aux Tupamaros d’Uruguay et prolongé par l’association Donde Estan ? Où sont-ils ? , en référence aux disparus des années de la dictature en Uruguay. Il y rejoignait Germaine, sa femme, qui avait été une grande présidente de la maison, de 1980 à 1985. Le président d’Urugay Pepe Mujica avait tenu à se rendre au CICP, à la Parillada, lors d’une de ses visites à Paris.
Le CICP, rue de Nanteuil d’abord, puis rue Voltaire, c’était un refuge internationalement reconnu pour les exilés, les réfugiés, les militants. Que d’associations y sont passées ! Des associations de toutes les régions du monde, et aussi dans leurs moments difficiles, des associations luttant en France, du syndicat des psychiatres au Mouvement d’action judiciaire. Mais c’était surtout la maison des immigrés, des sans-papiers, des double-peine, des exclus, des rejetés, de tous ceux qui démontrent tous les jours que la question des droits de l’homme se pose aussi en France et qu’on ne peut pas soutenir les droits dans le monde si on ne se bat pas, sans concessions, pour la dignité et l’égalité des droits en France.
Car la solidarité ne se réduit pas à une aide ou à un soutien aux autres. On ne peut qu’y être totalement impliqué. Louis et Germaine savaient qu’un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre ; que comme l’avait dit si bien Aimé Césaire, la colonisation avilit le colonisateur et que l’oppression avilit l’oppresseur. Ils savaient aussi que la lutte pour les libertés et les droits n’est pas une lutte facile et qu’elle demande une vigilance de tous les instants. Toute révolte contre l’injustice contient une parcelle de liberté. Mais cette bataille n’est jamais gagnée. Cette liberté est fragile et récupérable, elle peut être porteuse elle-même de dérives parfois sanglantes. L’opprimé n’est porteur de liberté que s’il respecte la dignité des autres.
Louis et Germaine avaient participé à la genèse du projet du CICP, dès 1976, dans la suite des comités Chili, de leur vrai nom les comités de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien. Ils avaient été attaqués quand la rue de Nanteuil était ciblée, quand Minute et le Figaro titraient contre « le centre international du terrorisme », quand Paris Match publiait en couverture les photos du siège du CICP, rue de Nanteuil, et expliquait dans son article l’influence néfaste de Germaine sur son époux, Louis Joinet.
On ne peut pas comprendre Louis en dehors de Germaine. Elle était sa passion, son complice et son garde-fou. Louis expliquait que s’il arrivait à résister au pouvoir, c’était grâce à Germaine. Confronté à certaines propositions ou sollicitations, il disait : je ne peux pas faire ça, Germaine ne le comprendrait pas ! Le syndicat de la magistrature avait commencé en se réunissant dans leur cuisine. Et, cette cuisine avait vu naître un nombre considérable d’associations. Louis et Germaine étaient inséparables et fiers de leurs cinq enfants et des proches de leurs enfants ; c’était la magnifique tribu Joinet.
Louis aimait la rue et la préférait aux sombres bureaux. Louis et Germaine habitaient tout près de la place de la République et Louis s’y rendait dès qu’il y avait du mouvement. Quand le DAL, Droit au Logement, occupait la place, on voyait Louis y passer pour voir si tout allait bien. Il n’oubliait pas qu’il avait commencé comme éducateur de rue avant de suivre l’école nationale de la magistrature. Et une des situations dont il était fier et qui l’a beaucoup occupé dans ses dernières années c’était celle de président du théâtre de rues, du festival des arts de rue ; il y retrouvait plusieurs des enfants joinet qui travaillaient dans les spectacles des arts de rue. Il aimait la chaleur humaine des manifestations et il savait, comme il l’avait vécu en mai 68, que, quelque-soit tout ce qu’on peut imaginer et faire progresser dans les bureaux, c’est dans la rue que se construit l’avenir des sociétés.
Gustave Massiah, 25 octobre 2022