Ya-Han Chuang – depuis que la Russie a envahi l’Ukraine en février dernier, un intérêt croissant se manifeste pour la relation entre Taiwan et la Chine. Ce parallèle entre les couples Ukraine/Russie et Taiwan/Chine est-il juste ?
Françoise Mengin – Il y a une possible analogie dans la mesure où Poutine considère que l’Ukraine fait partie du monde russe, comme Xi Jinping et ses prédécesseurs considèrent que Taiwan fait partie de la Chine. Ce dernier point ne peut être discuté en Chine : « Taiwan fait partie de la Chine : point ». On peut également faire d’autres parallèles, tels les durcissements des régimes russes et chinois au cours de la dernière décennie. Poutine n’a pas hésité à recourir à la force contre l’Ukraine et Xi Jinping n’exclut pas de recourir à la force pour réunifier Taiwan et la Chine. Mais sur ce point, une première différence apparaît dans la mesure où la position de Xi se situe dans la parfaite continuité de celle de tous les dirigeants chinois depuis 1949 : ni Mao, ni Deng Xiaoping ou Jiang Zemin et Hu Jintao n’avaient exclu le recours à la force.
Mais c’est surtout sur les différences entre les situations ukrainienne et taiwanaise qu’il convient d’insister. L’Ukraine est un pays indépendant dont la souveraineté est pleinement reconnue sur la scène internationale et qui est membre de l’ONU. Taiwan est un État pleinement indépendant de fait, mais dont la souveraineté n’est pas reconnue (excepté par 14 États sans poids sur la scène internationale), et qui n’est pas membre de l’ONU, du FMI ou de la Banque mondiale, ni d’aucune organisation internationale à vocation mondiale, hormis l’Organisation Mondiale du Commerce. Sur le plan bilatéral, la quasi-totalité des chancelleries ont non seulement établi des relations diplomatiques avec Pékin, mais elles ont également reconnu, souvent de manière explicite, la souveraineté de la Chine populaire sur Taiwan. Néanmoins, ces chancelleries n’en développent pas moins des relations bilatérales avec Taipei, mais ces relations restent officieuses. Par ailleurs, même si de nombreux parlementaires, européens, nord-américains ou japonais, apportent leur soutien à une participation ponctuelle de Taiwan aux travaux de certaines agences onusiennes – l’OMS en particulier – Taiwan ne peut prétendre en devenir membre à part entière puisque toute demande en ce sens se heurte à la non-reconnaissance de sa « qualité d’État » – statehood en anglais – prérequis exigé par l’ONU, et condition refusée à Taiwan par la quasi-totalité des chancelleries. Autrement dit, jusqu’à présent, celles-ci considèrent que la question de Taiwan est une question intérieure chinoise et que ce sont aux populations situées de part et d’autre du détroit de Formose de régler le différend entre Taipei et Pékin, quel que soit par ailleurs le capital de sympathie qu’accumulent progressivement les Taiwanais dans le monde.
Enfin, il y a une troisième spécificité forte de la question de Taiwan : il s’agit des modalités de repli, en 1949 à Taiwan, de la République de Chine fondée sur le continent en 1912. Lorsque Chiang Kai-shek et le gouvernement du Kuomintang – le Parti nationaliste (KMT) – ont été défaits sur le continent par les communistes de Mao Zedong, ils ne se sont pas contentés de se retrancher sur l’île de Taiwan, mais ils ont transformé l’île en siège provisoire de la République de Chine considérée encore comme souveraine non seulement sur cette île mais également sur l’ensemble du continent chinois, échappant toutefois à son contrôle effectif. Or, en raison de l’extension de la Guerre froide à l’Asie à partir de 1950, cette « fiction juridique » a été reconnue par la majorité des États, et donc par l’ONU où la République de Chine a continué de représenter la Chine. Ce n’est pas avant le 25 octobre 1971 qu’une majorité d’États s’est dégagée à l’Assemblée générale de l’ONU pour décider que la République de Chine populaire, et non plus la République de Chine, devait occuper le siège dévolu à la Chine, à l’Assemblée générale comme au Conseil de sécurité. Il convient de préciser que le Japon et les États-Unis, anticipant ce vote, avaient tenté de convaincre Chiang Kai-shek, tout à la fois, de renoncer à représenter l’ensemble de la Chine, de laisser le siège du Conseil de sécurité à Pékin, mais aussi d’accepter une représentation parallèle de Pékin et de Taipei à l’Assemblée générale en suivant le modèle dit de la double reconnaissance, comme dans les cas allemand puis coréen. Nul ne saura si Pékin aurait accepté cette solution, car Chiang s’est résolument opposé à renoncer au principe dit de l’unité de la Chine… quitte à ce que Taiwan soit rayé de la cartographie des organisations internationales.
Il n’en reste pas moins que Taiwan est un État pleinement indépendant. En outre, la démocratisation du régime au cours des années 1990 s’est traduite par la mise en place d’institutions ne prétendant plus représenter l’ensemble de la Chine – les mandats des parlementaires élus sur le continent avant 1949 avaient été gelés après le repli du régime sur l’île afin que toutes les provinces chinoises continuent d’être représentées à Taipei – mais seulement la population effectivement contrôlée, dans le cadre d’un régime multipartiste, obéissant au verdict d’élections libres et régulières au suffrage universel, et, plus généralement, répondant aux critères d’un État de droit respectueux des libertés publiques. Toutefois, le legs de Chiang Kai-shek – avoir prétendu que la République de Chine repliée à Taiwan était seule légitime pour représenter l’ensemble de la Chine – est essentiel pour comprendre, aujourd’hui encore, la question dite de Taiwan.
Ya-Han Chuang – pourriez-vous revenir plus précisément sur ce qui s’est passé entre 1949 et 1971 ?
Françoise Mengin – Au cours des six mois qui ont suivi la proclamation, le 1er octobre 1949, de la République populaire de Chine (RPC), celle-ci a aussitôt été reconnue par l’URSS et les pays du bloc soviétique, ainsi que par six États en Asie et huit en Europe occidentale, dont le Royaume Uni, membre permanent du Conseil de sécurité. Les États-Unis comme la France s’apprêtaient à le faire, bien que pour Paris la question du soutien apporté par les communistes chinois au Vietminh, puis au FLN, ait retardé le processus. Mais le mouvement de reconnaissance de la RPC a été brusquement freiné par l’éclatement de la Guerre de Corée et donc l’extension de la Guerre froide à l’Asie. Il a par la suite repris au fur et à mesure des décolonisations en Asie comme en Afrique, augmentant par là même le nombre de voix en faveur de Pékin lorsque la question de la représentation de la Chine se posait chaque année à l’Assemblée générale de l’ONU. Et finalement, concomitamment aux premiers signes d’une normalisation sino-américaine en 1971, une majorité au profit de Pékin s’est dégagée le 25 octobre de cette année-là.
Cette résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 octobre 1971, et plus exactement la lecture qui en est faite, est cruciale. Cette résolution est rédigée dans le langage des années 1950, puisque la question de la représentation de la Chine était posée chaque année depuis cette époque-là, et elle reflète le point de vue alors concordant de Mao et de Chiang sur le principe de l’unité de la Chine dont Taiwan ferait partie. Cette résolution se borne à décider que les représentants du gouvernement de la République populaire de Chine sont les seuls représentants légitimes de la Chine à l’ONU, d’une part, et elle décide, d’autre part, « l’expulsion immédiate des représentants de Tchang Kaï-chek du siège qu’ils occupent illégalement » à l’ONU. Il n’y ait donc pas question de Taiwan : ni Taiwan, ni même la République de Chine ne sont mentionnés dans la résolution. Or, par la suite et jusqu’à aujourd’hui, dans les milieux politiques et diplomatiques, comme souvent dans les médias, il est couramment admis que cette résolution reconnaît la souveraineté de la Chine populaire sur Taiwan, ce qui est faux, quelles qu’aient été les arrière-pensées des chancelleries qui ont voté « pour » ce jour-là.
Ya-Han Chuang – Taiwan a pourtant continué d’avoir une existence autonome ?
Françoise Mengin – Tout à fait, bien que ce soit un État non officiellement reconnu. L’entrée de la RPC à l’ONU a accéléré le processus dit de dé-reconnaissance de la République de Chine au profit de la RPC, les défections les plus significatives étant celles du Japon en 1972 et des États-Unis en 1979. Principaux partenaires commerciaux de l’île à l’époque, ils ont transféré à des associations privées la gestion de leurs relations bilatérales avec Taiwan. Autrement dit, ils ont reconstitué des ambassades et consulats officieux assurant toutes les fonctions diplomatiques et consulaires sauf, bien entendu, la représentation de l’État. De la même manière, les ambassades de la République de Chine à Tokyo et à Washington ont été remplacées par des bureaux de représentations taiwanais officieux dans ces capitales. Avec l’insertion croissante de Taiwan dans les échanges internationaux, la majorité des États se sont progressivement alignés sur ce modèle. Ce sont d’abord des hommes d’affaires, des chambres de commerce qui ont implanté des structures embryonnaires à Taipei qui ont ensuite été prises en charge par les ministères des Affaires étrangères. Par exemple, le Bureau français de Taipei est en termes d’effectifs comparable aux ambassades de France dans des pays d’importance similaire et il est dirigé par des diplomates de carrière, même s’il demeure une structure non diplomatique. Autrement dit, il y a eu mise en place de relations bilatérales substitutives à des relations diplomatiques et consulaires, mais sans reconnaissance d’État.
Ya-Han Chuang – En ce sens, que pensez-vous de l’argument de Jean-Luc Mélenchon selon lequel pour la France depuis 1965 il n’y a qu’une seule Chine, celle qui siège au Conseil de sécurité et que Taiwan est une composante à part entière de la Chine ?
Françoise Mengin –Quand on dit que pour la France, il n’y a qu’une seule Chine c’est à la fois juste et faux. Lorsque le 27 janvier 1964 (et non 1965) la France et la Chine populaire ont établi des relations diplomatiques, la position du général De Gaulle – à l’initiative de cette décision – était ambiguë. Jusqu’à cette date, la France avait continué de reconnaître la République de Chine, et le général De Gaulle avait refusé, à la faveur de l’établissement de relations diplomatiques avec Pékin, de statuer sur la question de Taiwan, et même de prendre l’initiative d’une rupture avec Taipei, laissant Chiang Kai-shek le faire quelques jours plus tard. Ce n’est pas avant 1994, que la partie française s’est explicitement engagée, à la faveur d’un communiqué conjoint franco-chinois, à reconnaître Taiwan comme étant partie intégrante du territoire chinois.
Or, Taiwan est un État indépendant de fait, souverain sur le plan intérieur, ayant sa propre monnaie, contrôlant ses frontières, pleinement intégré dans les échanges internationaux. Il n’est pas inutile de souligner le paradoxe du régime de mobilité des détenteurs d’un passeport taiwanais. Bien que ressortissants d’un État non reconnu, les Taiwanais, sur présentation de leur passeport, sont dispensés de visa de court séjour dans plus de 160 pays. Pourquoi ? Parce que les Taiwanais ne sont pas suspectés de trafic illégaux ou d’immigration illégale. Les détenteurs d’un passeport chinois ont beaucoup plus de difficultés pour obtenir un visa, même de court séjour.
Ya-Han Chuang – Quid de la politique domestique à Taiwan ? Il semble que les deux principaux partis politiques aient en commun de défendre le statu quo, même si c’est très fragile.
Françoise Mengin– Depuis 2000, il y a effectivement eu alternance au pouvoir entre le Kuomintang (Parti nationaliste héritier de Chiang Kai-shek) et le Parti démocrate progressiste (DPP), actuellement au pouvoir. Lorsque ces deux partis évoquent le statu quo, ils ne le font pas nécessairement avec le même projet politique en tête.
A partir de la fin du régime de parti unique en 1987, le spectre partisan taiwanais ne s’est pas construit selon les clivages usuels – État/Eglise, centre/périphérie, propriétaires/ouvriers, droite/gauche – mais autour du binôme réunification/indépendance. Et là, il convient d’être beaucoup plus précis : pour ce qui concerne les deux partis de gouvernement, ce binôme recouvre un refus, pour le KMT, de renoncer à la réunification avec la Chine à condition que son régime devienne démocratique, et un refus, pour le DPP, de renoncer à proclamer l’indépendance de jure de Taiwan à condition que la Chine renonce à recourir à la force pour s’y opposer. Dès lors, il est impératif pour chacun des deux partis, lorsqu’ils accèdent au pouvoir, de maintenir le statu quo. Pour autant, leur stratégie a été différente. Le KMT, notamment sous la présidence de Ma Ying-jeou de 2008 à 2016, a donné la priorité à une coopération accrue avec la Chine dans les domaines économique, culturel, sanitaire, etc. Lorsque le DPP est revenu au pouvoir en 2016, le refus de la présidente Tsai Ing-wen de reconnaître le principe de l’unité de la Chine a conduit Pékin à se désengager de toute coopération avec Taipei. Il convient donc de mesurer la portée du qualificatif « indépendantiste » lorsque l’on parle du DPP, comme de l’actuelle présidente : indépendantiste dans le sens de la défense de l’indépendance de facto de Taiwan, mais pas indépendantiste au point de proclamer ex abrupto la République de Taiwan.
Ya-Han Chuang – On entend souvent parler du « consensus de 1992 » entre la Chine et Taiwan : de quoi s’agit-il ?
Françoise Mengin – Ce consensus est une invention a posteriori du KMT lorsqu’il a perdu l’élection présidentielle en 2000. Il reprend un principe fonctionnaliste – laisser de côté les différends pour se focaliser sur des questions censées être purement techniques – qui a présidé à partir de 1992 aux premiers contacts entre délégations mandatées par Pékin et Taipei pour gérer des questions triviales liées à la reprise des échanges, tel le courrier égaré. Mais il a été reformulé par le KMT : « une Chine, différentes interprétations », la partie chinoise pour sa part ne mentionnant souvent que la première partie de cet énoncé.
C’est sur la base de ce consensus, que le KMT est parvenu à négocier avec le Parti communiste chinois, entre 2008 et 2014, une vingtaine d’accords de coopération, sans valeur toutefois en droit international. Cette coopération fonctionnaliste a été suspendue après le retour du DPP au pouvoir en 2016, puisque ce dernier a refusé de reconnaître ce consensus.
Ya-Han Chuang – Ces échanges économiques et la place qu’occupe Taiwan dans la chaîne de production internationale sont-ils suffisamment importants pour désamorcer la menace militaire chinoise ?
Françoise Mengin – Il faut rappeler que jusqu’au milieu des années 1980, il n’y avait aucun échange entre Taiwan et la Chine, même pas de contrebande. Ce n’est qu’en 1987, après la levée de la loi martiale à Taiwan, que le gouvernement taïwanais a commencé à autoriser les premières visites familiales et les premiers échanges économiques à condition que tous les flux transitent par un pays ou un territoire tiers, Hong Kong en général. Mais ce début d’ouverture a généré un vaste mouvement de délocalisation de toute l’industrie taïwanaise en Chine, hormis les activités à très forte valeur ajoutée et celles liées à la recherche et au développement. Cette vague de délocalisation a entraîné l’installation de plusieurs millions de Taïwanais sur le continent. Pour autant, rares sont ceux qui ont renoncé à leur nationalité taïwanaise afin de pouvoir continuer de voter sur l’île, de bénéficier de son régime de sécurité sociale, comme d’y faire fructifier la part la plus concurrentielle de leurs activités à l’abri d’un régime protecteur de la propriété intellectuelle.
Cette vague de délocalisation a commencé à décroître à partir de 2007, à la veille du retour du KMT au pouvoir et donc de l’établissement de relations aériennes et maritimes directes. Pourquoi ? Parce que les entreprises taïwanaises font de plus en plus face à la concurrence des entreprises chinoises et à une législation plus contraignante sur les plans social et environnemental. Les industries taïwanaises ont donc commencé à relocaliser tout ou partie de leurs activités en Asie du Sud et du Sud-Est.
Aujourd’hui le gros enjeu pour la Chine comme pour Taiwan est de pouvoir continuer à commercer en dépit des sanctions américaines contre la Chine, notamment en ce qui concerne les semi-conducteurs. Dans ce domaine, l’industrie taïwanaise est un leader mondial et la Chine est l’un de ses principaux débouchés. Ce secteur est également l’un des enjeux d’une hypothétique conquête militaire en bonne et due forme de Taiwan : contrôler l’île sans détruire ses infrastructures.
Ya-Han Chuang – Quel bilan faites-vous de la visite de Nancy Pelosi à Taiwan en août dernier ?
Françoise Mengin – Nous avons parlé de la constitution de relations officieuses entre Taiwan et ses partenaires non diplomatiques qui a conduit à l’institution de missions de représentations calquées sur le modèle des ambassades et consulats, mais sans représentation de l’État. Or, du fait de la séparation des pouvoirs, il y a toujours eu des visites de parlementaires étrangers à Taiwan et taïwanais à l’étranger y compris dans les pays n’ayant pas de relations diplomatiques avec Taiwan. Pour compenser l’absence de relations officielles entre exécutifs, le gouvernement taïwanais a toujours maintenu un programme substantiel d’invitation de délégations parlementaires. C’est avec Israël et l’Arabie Saoudite, un des pays qui invite le plus de parlementaires.
Dans le passé, ce type de visites n’a pas été sans susciter, parfois, des démarches de diplomates chinois auprès des chancelleries qui, en retour, se sont aussitôt retranchées derrière le principe de la séparation des pouvoirs. La réaction de Pékin à la visite de Nancy Pelosi a été d’une toute autre ampleur. Il faut dire que Nancy Pelosi est présidente de la Chambre des représentants et, à ce titre, le troisième personnage de l’État américain. Si nombre de membres du Congrès se sont rendus à Taiwan avant cette visite de Pelosi et continuent de le faire depuis, un seul Speaker avait fait le déplacement en 1997. La visite de Mme Pelosi avait donc une portée symbolique forte et il semble d’ailleurs que le Président Biden n’y est pas été favorable. Quoi qu’il en soit, la Chine a saisi cette opportunité pour lancer, au mois d’août, des manœuvres militaires sans précédent autour de Taiwan.
Ya-Han Chuang – En quoi ces manœuvres marquent-elles un tournant ?
Françoise Mengin – Il faut d’abord insister sur la très grande continuité de la politique taïwanaise de Pékin depuis 1949, qui n’a fait l’objet que de quelques infléchissements. En 1979, concomitamment à la normalisation sino-américaine, Deng Xiaoping annonçait, d’une part, un cessez-le-feu dans le détroit, mettant fin aux bombardements, certes symboliques, des petits archipels situés à quelques encablures du continent encore aujourd’hui contrôlés par Taipei ; d’autre part, Deng proposait la reprise des échanges avec Taiwan, mais sans toutefois renoncer à l’usage éventuel de la force pour réunifier l’île et le continent. Comme on l’a vu, ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que le gouvernement de Taipei a autorisé la population insulaire à se rendre sur le continent, puis à y investir, ce qui a généré ce vaste mouvement de délocalisation de l’industrie taïwanaise dont je parlais avant. Mais un éventuel recours à la force contre Taiwan a été réaffirmé par tous les successeurs de Deng. Ainsi, la loi dite anti-sécession adoptée par l’Assemblée nationale populaire en 2005 a légalisé ce recours si toutes les possibilités d’une réunification pacifique sont épuisées. De surcroît, les menaces de l’Armée populaire de libération n’ont cessé de s’amplifier depuis les années 2000 et sont allées de pair avec une modernisation de celle-ci : il s’agit, en particulier, de l’accroissement constant du nombre de missiles balistiques à courte portée pointés vers l’île ou de l’incursion d’avions militaires dans sa zone d’identification de défense aérienne, en particulier.
En août dernier, les exercices militaires conduits par la Chine ont consisté, entre autres, en un survol de l’île par un missile à plus de 200 kilomètres d’altitude, soit bien au-delà de l’espace aérien taïwanais ; mais ce qui retient surtout l’attention, c’est le franchissement de la ligne médiane du détroit par des chasseurs chinois. Or, depuis 1949, cette ligne médiane était tacitement respectée par les deux parties. Il faut donc replacer ce déplacement de la « ligne rouge » dans le contexte des options laissées à la défense taïwanaise, d’une part, et de l’hypothétique engagement militaire de la part de Washington en cas d’attaque chinoise, d’autre part. Si, lors de la normalisation sino-américaine, les États-Unis ont clairement indiqué qu’ils ne soutiendraient pas une proclamation unilatérale d’indépendance de la part de Taiwan, ils se sont également engagés à s’opposer à une réunification par la force de l’île à la Chine. Avec le franchissement de la ligne médiane du détroit par des chasseurs chinois, faut-il considérer que le statu quo ante a été remis en cause ? A cet égard, les forces taïwanaises se doivent d’être doublement vigilantes : être sans cesse sur le qui-vive, prêtes à défendre l’île en cas de conflit ouvert, mais se garder de réagir aux manœuvres chinoises pour ne pas être responsables du déclenchement des hostilités.