L’invasion de l’Ukraine décidée par Poutine le 24 février a produit l’inverse de tous ses objectifs. La résistance à cette agression révèle ce qu’il en est d’une Ukraine supposée appartenir « à un seul peuple » russe et être marquée depuis la crise de 2013-2014 par un « coup d’état nazi » soutenu par l’Occident et menaçant de génocide les populations russophones.
Je partage la critique de cette thèse faite par des autrices et auteurs ukrainiens de gauche qui ont une indépendance critique vis à vis de tous les impérialismes et de toutes les propagandes d’Etat (y compris celles de Zelensky) [1]. Ces critiques n’impliquent évidemment pas de négliger l’importance (en Ukraine comme en Russie, en France et ailleurs dans le monde) de forces d’extrême-droite, leur évolution et différentiation idéologique et leurs rapports aux institutions et à la violence, leurs moyens [2]. l’issue de la guerre pèsera aussi sur ces facteurs. Sous l’angle des dérives totalitaires de l’appareil d’Etat, l’Ukraine soutient de loin en sa faveur une comparaison avec l’Etat de la Fédération de Russie et son contrôle des oligarques face au « pluralisme oligarchique » de l’Ukraine et à ses plus grandes marges de libertés [3].
Une société mobilisée pour sa dignité - dans la paix comme dans la guerre
Ce sont précisément de telles marges inexistantes en Russie qui permirent à plusieurs reprises la remise en cause par les urnes et dans la rue des autocrates en place. Ce fut le cas de la « Révolution Orange » de 2004 catalysée par le rejet de la corruption et des fraudes électorales et marquée par l’espoir populaire envers de nouveaux partis supposés démocratiques qui se disaient « pro-européens ». Les désillusions envers ces partis, eux même gangrénés par la corruption, expliquent la victoire de Yanoukovitch (dit pro-russe ») aux élections de 2010 dans une politique qui se voulait d’équilibre entre Russie et UE. Mais le processus de test des promesses faites à l’épreuve du pouvoir s’est poursuivi face aux pratiques du nouveau président oligarque, à ses décisions verticalistes, à l’enrichissement de sa famille, à la violence de ses forces répressives. Telles furent, en 2014, les sources profondes de son discrédit y compris dans sa propre région d’implantation - d’où sa fuite en Russie. Ainsi, au-delà des épisodes violents et confus, certainement marqués à la fois par les soutiens occidentaux et le service d’ordre musclé de l’extrême-droite protégeant les manifestants en 2014, la chute de Yanoukovitch (entérinée par le parlement) fut d’abord et avant tout due à un nouveau « dégagisme » populaire, quel que soit son instrumentalisation par divers droites.
Les confusions de ces soulèvements ressemblent à celles des Gilets Jaunes et de tant d’autres mouvements de masse dans des contextes politiques et sociaux brouillés. Les limites de cette « révolution » sont également évidentes : le régime oligarchique n’a aucunement été supprimé. Mais l’appellation « révolution » exprime l’accumulation d’expériences donnant une force durable et profonde aux mobilisations périodiques d’une société en quête de justice sociale.
C’est ce soulèvement de masse de 2014 qui a été appelé « révolution de la dignité » évoquant les centaines de milliers de manifestant s’organisant pour occuper la Place de l’Indépendance (Maidan) tout en y exprimant de multiples revendications. Il fut aussi appelé de façon moins convaincante l’« Euro-Maïdan » - ce qui tendait à ramener à tort le mouvement à un soulèvement « pro-européen ». Mais il fut assimilé, à Moscou et par une partie de la gauche, à une « révolution de couleur » (comme 2004) réduite à être un pion instrumentalisé par les puissances de l’OTAN. On retrouve cette approche (ou plutôt ignorance) de la société dans l’actuelle guerre. Une autre partie de la gauche a fait à l‘époque le choix de s’insérer dans Maïdan en luttant, sur plusieurs fronts [4].
Or ces aspirations populaires et cette autonomie critique de la société vis-à-vis des partis institutionnels ont continué à se manifester, après le supposé « coup d’Etat nazi », pendant le quinquennat du nouveau président et oligarque Petro Porochenko élu en 2014 : en ont témoigné l’absence de stabilisation du nouveau pouvoir et sa chute finale en 2019. Après l’annexion de la Crimée et le déclenchement de la guerre hybride dans le Donbass (faisant quelque 15 000 morts), le pays vécut des crises gouvernementales et des scandales financiers affectant le président. Celui-ci ne prit guère de mesures sociales pour aider les milliers de personnes fuyant les conflits du Donbass et ne put surmonter les impasses des Accords de Minsk [5]. L’autonomie de choix de la population se manifesta à nouveau, cinq ans après le dit « coup d’état » supposé contrôlé par l’Occident , par l’élection surprise d’un acteur juif extérieur aux partis politiques existants dont la langue maternelle était le russe. C’est une campagne promettant de régler pacifiquement le conflit du Donbass et de s’attaquer à la corruption qui lui a assuré une majorité écrasante sans précédent, dans tout le pays (fort éloignée des thématiques de l’extrême-droite qu’avait en partie repris Porochenko) [6].
La mobilisation populaire contre l’invasion et celle du gouvernement Zelensky prenant sa tête - également imprévues par les forces de l’OTAN - ont consolidé la popularité de Zelensky, toutes composantes politiques confondues, dans toute l’Ukraine. C’était en pratique un choix populaire de souveraineté ukrainienne. Ceci est notamment vrai parmi la grande masse de la population de l’est et du sud russophone du pays - censée être sauvée d’un « génocide nazi ». Les forces russes sont très loin de contrôler le territoire des régions annexées après de pseudo-référendums et elles peinent à trouver des maires prêts à en gérer les villes.
Contre les interprétations (et citations multiples) selon lesquelles l’OTAN pousse l’Ukraine à une guerre sans fin pour faire tomber la Russie, c’est plutôt en sens inverse des pressions pour tempérer l’offensive ukrainienne à laquelle on a assisté en ce début novembre. Ce sont d’ailleurs encore les Etats-majors de l’OTAN qui ont modéré les dénonciations de Zelensky attribuant à la Russie les frappes faisant deux morts en Pologne. En vérité, s’il est vrai bien sûr que sans les armes et l’aide logistique évidente fournie à l’armée ukrainienne celle-ci aurait été en position de faiblesse poussant à la capitulation rapide, la force de la résistance et les victoires remportées sont - derrière les armes - dues à la détermination d’une population résistant à une agression vécue pour ce qu’elle est - néo-coloniale, impériale.
Quelle gauche appelait les Vietnamiens à négocier - plutôt qu’à vaincre ?
La gauche douterait elle de la réalité d’une résistance relevant d’une lutte de libération nationale si l’ « opération militaire » avait été lancée par la France contre « l’Algérie française ». La forme prise par la colonisation russe, puis la politique stalinienne, pèsent lourd. C’est un fait que souligne bien l’écrivaine et chercheuse féministe et décoloniale du Sri Lanka, vivant en Inde, Rohini Hensman :
Alors que les colonies des puissances impérialistes d’Europe occidentale étaient principalement situées outre-mer, les empires mongol, est-européen et ottoman colonisaient des pays attenants, de sorte qu’il était facile de commettre l’erreur de brouiller la distinction entre l’empire et l’État. Si personne ne penserait que l’Inde fait partie de l’État britannique, lorsque Poutine considère l’Ukraine comme faisant partie de l’État russe, il n’est pas le seul, et ce n’est pas la première fois qu’il le fait [7].
Mais elle souligne aussi, comme le fait très clairement Bernard Dréano (rapprochant lui aussi l’Ukraine et l’Irlande) [8] des désaccords divisant notamment les marxistes (et les bolcheviks sur les questions nationales [9].
L’ignorance, l’occultation ou le dénigrement de l’Ukraine comme acteur déterminant à la fois dans les finalités de Poutine et dans la résistance à son agression sont à la racine d’une assimilation erronée de la guerre en cours à une guerre mondiale inter-impérialiste - comme le fut la Première Guerre mondiale. Une telle présentation justifie évidemment la reprise des grands slogans de pacifisme et défaitisme révolutionnaire de l‘époque et l’appel à se retourner partout contre un « ennemi » qui est « dans son propre pays ». Je me suis dissociée de cette interprétation de la guerre en cours dès mon refus de signer l’appel féministe pacifiste international [10] qui - à juste titre - se solidarisait avec les féministes pacifistes russes mais omettait de reconnaître aux féministes ukrainiennes « le droit de résister » [11]. De nombreux textes (de femmes et hommes de gauche en Ukraine défendant ce droit - et celui de se protéger, dans l’immédiat et pour l’avenir, notamment avec des armes) explicitent ce débat dans un recueil qu’il faut lire et discuter [12].
Ce droit de résister à la domination russe a évidemment des effets mondialisés. On y reviendra. Il est important de souligner un impact spécifique, essentiel pour l’avenir et l’issue de cette guerre, dans les anciennes républiques soviétiques qui s situent dans l’environnement proche de la Russie. C’est ce qu’on se limitera ici à évoquer pour qu’on y prête attention. Il s’agira du Belarus [13] - associé à plusieurs projets de la Russie dont celui d’Union économique eurasiatique (UEE), d’une part ; puis du Kazakhstan essentiel à l’alliance militaire avec la Russie et plusieurs autres Etats (OTSC) qui est intervenue tout début 2022 suite aux émeutes sans précédent affectant ce pays en 2021.
Enjeux géopolitiques en Eurasie
Le Belarus entre union organique avec la Russie et UEE
La décision de Poutine n’a pas seulement été marquée par un jugement erroné sur la société ukrainienne. Elle se fondait aussi sur le bilan de l’annexion de la Crimée. Or si celle-ci avait été accueillie avec un enthousiasme populaire patriotique en Russie, elle avait produit de tout autres réactions parmi les autocrates des républiques post-soviétiques alliés.
Mais Poutine allait sous-estimer ce facteur en raison d’évolutions récentes au Belarus et au Kazakhstan.
Rappelons tout d’abord que l’annexion de la Crimée rompait avec le Protocole de Budapest signé en 1994 par la Russie avec l’Ukraine (et de façon similaire avec le Belarus et le Kazakhstan) avec le soutien des Etats-Unis : l’accord prévoyait que la Russie récupérait l’ensemble des armes nucléaires de l’époque soviétique mais devait en contre-partie respecter les frontières des nouveaux Etats indépendants. Si cette annexion fut populaire en Russie, elle fut perçue avec appréhensions par les oligarques du Belarus et du Kazakhstan attachés à leur souveraineté étatique.
C‘est pourquoi l’orientation de Poutine a joué pragmatiquement sur plusieurs scénarios et types d’unions. D’une part, il espérait que l’Ukraine et le Belarus se rapprocheraient de la Russie pour consolider un « pôle russe » dans la construction d’une Union économique eurasiatique (UEE). Celle-ci s’inspirait de l’Union européenne dans le partage de dimensions communautaires et séparées (respectant la souveraineté des Etats). Le projet visait à intégrer notamment tous les pays ex-soviétiques situés entre la Fédération de Russie et l’UE (dont la Georgie et l’Arménie, outre le Belarus et l’Ukraine) - exactement les mêmes pays qui étaient visés pour participer au projet de « partenariat oriental » lancé par l’Union européenne depuis 2009. C’est l’hésitation de Yanoukovitch et finalement son choix de ne pas signer l’accord de partenariat avec l’UE qui provoqua a crise de 2013 [14].
Suite à l’annexion de la Crimée, le président Loukachenko dirigeant du Belarus depuis quelque 25 ans, avait pris ses distances avec Poutine, se rapprochant de l’UE pour diversifier ses dépendances et échapper aux sanctions. L’autocrate préférait négocier avec un pouvoir russe affaibli du temps de Eltsine qu’avec un Poutine ayant rétabli son contrôle sur ses propres oligarques et aux ambitions manifestes. Mais il n’a pas hésité à se tourner vers ce dernier quand son propre pouvoir fut menacé en 2020-2021 par le soulèvement populaire contre les fraudes électorales.
Il s’est alors instauré entre les deux dirigeants un processus de négociation d’une étroite union impliquant des changements constitutionnels en Belarus : ceux-ci ont autorisè la présence de bases militaires russes (voire à portée nucléaire) ; mais ils ont réaffirmé la neutralité du pays et donc exclu (pour l’instant) toute entrée directe en guerre. Loukachenko s’est trouvé obligé de préciser que le pays n’a pas été « avalé » [15].
Mais cette évolution souligne - loin des interprétations fatalistes sur l’expansionnisme russe - que ces rapprochements récents sont allés à contre-courant des tensions visibles entre 2014 et 2022. Il s’est donc agi d’un contexte essentiel pour comprendre l’optimisme de Poutine fort du déploiement de ses troupes aux frontières de l’Ukraine, au Belarus, début 2022. Mais c’est aussi l’instabilité du pouvoir de Loukachenko dans sa propre société qui s’est révélée dans la recherche d’un tel rapprochement au sommet et au plan militaire. Et cela souligne qu’il s’agit là aussi d’une possible source de faiblesse pour l’aventure guerrière lancée par Poutine.
Les résistances rencontrées en Ukraine et donc la durée et la violence de la guerre impliquent certes en Russie comme au Belarus un cours répressif intérieur plus radical. Mais il est loin d’être sans failles. Et ces failles sont essentielles pour l’avenir. Dans les tout premiers jours de la guerre il y eut des expressions de solidarités syndicales contre cette invasion. Elles ont suscité (comme en Russie) très vite une répression radicale notamment contre des dirigeants du Congrès des syndicats démocratiques du Bélarus (BKDP) et de syndicats de la métallurgie (SPM) ou de la radio-électronique (REP). Cette répression a suscité des protestations syndicales de solidarité venant notamment de Russie (de la part de la KTR -Confédération du Travail de Russie fondée en 1995, elle-même menacée), et d’Ukraine – de la part de la Confédération des syndicats libres d’Ukraine la KVPU [16]. Les travailleurs des chemins de fer du Belarus ont entrepris de fait des actions de type « partisan » qui joueront sûrement un rôle essentiel dans / contre cette guerre – pour rendre difficile l’acheminement de renforts et ravitaillement des troupes russes en Ukraine.
Aucune nation au monde ne souhaite la guerre. Les peuples russe, ukrainien et bélarussien ne font pas exception. Peu de peuples dans le monde ont subi des pertes aussi terribles et sacrifié la vie de dizaines de millions de leurs citoyens dans leur histoire comme l’ont fait nos trois peuples, des peuples qui sont si proches les uns des autres. Et le fait que le gouvernement russe ait déclenché une guerre contre l’Ukraine aujourd’hui ne peut être compris, justifié ou pardonné. Le fait que l’agresseur ait envahi l’Ukraine depuis le territoire du Belarus avec le consentement des autorités bélarussiennes ne peut être ni justifié ni pardonné.
Des choses irréparables se sont produites, et leurs conséquences à long terme sur la vie de plusieurs générations empoisonneront les relations entre Russes, Ukrainiens et Biélorusses. Au nom des membres des syndicats indépendants du Bélarus, des travailleurs de notre pays, nous nous inclinons devant vous, nos frères et sœurs ukrainiens. Nous vous présentons nos excuses pour la honte, la honte que le gouvernement biélorusse a imposée à tous les Biélorusses, en étant devenu l’allié de l’agresseur et en lui ayant ouvert la frontière avec l’Ukraine.
Toutefois, nous tenons à vous assurer, chers Ukrainiens, que la grande majorité des Biélorusses, y compris les travailleurs, condamnent les actions irréfléchies du régime biélorusse actuel qui tolère l’agression russe contre l’Ukraine. Nous exigeons une cessation immédiate des hostilités et le retrait des troupes russes d’Ukraine, ainsi que du Bélarus. [17]
Les avancées de la résistance ukrainienne auront un impact direct spécifique sur toutes les sociétés post-soviétiques notamment celles (ouvertes à des relations vers Moscou mais aussi vers la Chine et l’occident) avec lesquelles Moscou veut stabiliser et étendre l’Union économique eurasiatique (UEE) [18]. Celle-ci est contrainte de respecter la souveraineté des Etats. La capacité d’exploitation par Moscou des conflits internes à chacune des sociétés placées dans son environnement particulier (comme l’Arménie dans ses conflits avec l’Azerbaïdjan) ne relève pas d’une pure relation de force. Qu’il s’agisse des pouvoirs autocratiques des sociétés post-soviétiques ou des sociétés aspirant à plus de démocratie et de justice sociale l’indépendance des nouveaux Etats est une donnée forte de la nouvelle phase historique post-soviétique.
Les dimensions néo-coloniales et brutales de l’intervention russe en Ukraine sont et seront des facteurs de déstabilisation et tensions dans les relations de Moscou avec ses voisins. Cela est vrai pour ce qu’il adviendra ; au-delà du Belarus, de l’UEE mais aussi de sa contrepartie militaire - l’Organisation du Traité de Sécurité Collective - OTSC [19].
L’OTSC - et le test du Kazakhstan avant et après l’invasion russe.
Cette alliance militaire regroupe avec la Russie cinq anciennes républiques soviétiques (Kazakhstan, Biélorussie, Arménie, Tadjikistan, Kirghizistan). Elle est née après l’échec de projets antérieurs beaucoup plus larges.
Copiant l’OTAN et visant à soit à contrebalancer son poids ou négocier des sphères d’influence, son article 4 est l’équivalent de l’article 5 de l’Alliance atlantique : en cas d’acte d’agression contre l’un des Etats membres, tous les autres doivent lui fournir l’assistance nécessaire, y compris militaire. Mais en pratique, cette alliance militaire n’était pas intervenue en tant que telle jusqu’à début 2022. Elle s’est dotée en 2019 d’une force d’intervention rapide de 20 000 hommes et d’une force de maintien de la paix de 3 600 membres reconnue par l’ONU. D’opaques enjeux de pouvoir se sont mêlés à des émeutes sociales sans précédent protestant contre des hausses de prix de gaz naturel liquéfié (où sont impliquées des firmes multinationales).
Fin 2021, le président du Kazakhstan a fait appel à l’OTSC en décrétant un « état d’urgence » supposé provoqué par « une intervention étrangère ». Le retour au calme a été facilité par des mesures sociales. Mais les forces sont de l’OTSC intervenues début janvier 2022 en se retirant au bout d’une semaine. Moscou comptait certainement tirer avantage de ce qui apparaît comme un succès pour d’autres tâches à venir face aux désordres mondiaux et à la débâcle de l’OTAN en Afghanistan.
En effet c’est la crainte d’interventions des Talibans venus d’Afghanistan qui a suscité, à la fin de l’opération de l’OTSC au Kazakhstan - et donc juste avant l’invasion de l’Ukraine - des propositions de consolidation et d’extension des interventions de cette Alliance militaire : la représentante russe au sein de l’Alliance évoqua ainsi l’objectif de “créer une ‘ceinture sécuritaire’ non seulement autour de l’Afghanistan, mais aussi sur le pourtour de l’OTSC [20].
Un tel scénario sans aucun doute souhaité par Poutine, entrait fort bien dans le panorama d’une recomposition des « sphères d’influence » négociée sur la base de rapports de force consolidé pour Moscou par l’union avec le Belarsus et le succès attribué à l’OTSC au Kazakhstan face à la crise de l’OTAN. On peut même avancer l’hypothèse que Poutine escomptait que son « opération politique » en Ukraine soit, comme celle de l’OTSC au Kazakhstan extrêmement courte et « efficace ».
La résistance ukrainienne a fait échouer ce scénario. Or le Kazakhstan, qui joue un rôle central dans l’OTSC et son avenir, ne soutient pas ouvertement ce qui s’est transformé en guerre. Et, comme l’allié chinois, il ne veut ni brûler toutes les cartes des rapports à l’Occident, ni soutenir un perdant, et encore moins accepter un non respect encore plus grave qu’en 2014 du protocole de Budapest selon lequel Moscou respectait les frontières de nouveaux Etats indépendantes en récupérant leurs armes nucléaires. Fait significatif d’un enjeu complexe pour Poutine, des manifestations de protestation populaire contre cette guerre se sont déroulées (sans répression…) au Kazakhstan et le pouvoir en place a affiché une neutralité et non pas un soutien clair face à la Russie [21].
Illustrant le même enjeu (pouvant susciter les mêmes inquiétudes pour Poutine), le dirigeant chinois, pourtant supposé son allié, s’est rendu en septembre.. au Kazakhstan. Xi Jinping a même explicitement souligné le premier jour de sa visite dans ce pays d’Asie centrale qu’il aidera le Kazakhstan à "sauvegarder son indépendance nationale, sa souveraineté et son intégrité territoriale » [22] - avant de se rendre en Ouzbékistan…
La guerre en Ukraine est donc en train d’affecter profondément le poids de la Russie dans son environnement, bien au-delà du Kazakhstan, comme l’analyse Vicken Cheterian :
« Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie » on assiste à « une vague de déstabilisation du Caucase à l’Asie centrale » [23]
La guerre en Ukraine reste intitulée de façon orwellienne « opération militaire » pour en minimiser la signification et évolution réelle. Une déclaration de guerre explicite (demandée par les faucons d’extrême-droite en Russie) serait dangereuse pour la stabilité interne de la Russie (comme on l’a découvert à l’occasion de la récente mobilisation « limitée ») ; mais comme on l’a souligné ici, elle poserait aussi problème chez les alliés les plus proches de la Russie.
Du maintien de l’ OTAN à la construction de l’UE
Il n’en demeure pas moins que pour tous les courants ou pays éloignés de la Russie - et souvent ignorants de l’histoire longue de ses rapports à l’Ukraine, ses discours contre l’extension de l’OTAN aux portes de la Russie et contre le suprémacisme étasunien ont du poids. C’est vrai même quand l’invasion de l’Ukraine est dénoncée : elle reste souvent présentée comme réactive ou défensive face à une Alliance atlantique construite contre la Russie et dans le contexte d’une évidente supériorité de l’impérialime étasunien au plan économique et militaire. D’où un néo-campisme (soutenant le camp de tout ennemi de l’ennemi principal) [24].
Sans épargner l’agression de la Russie, Tony Wood a cherché à mettre en évidence une « matrice de la guerre » [25] sur trois axes en interaction, Etats-Unis, Otan, Ukraine. Il distingue dans son introduction une « responsabilité immédiate » de la Russie poutinienne dans cette guerre qu’il condamne, et ce qu’il appelle une « responsabilité historique » - celle de l’OTAN. Mais cette responsabilité-là se précise mal. Elle se ramène soit à un « contexte » n’expliquant pas une vraie guerre, soit à désigner « les armes » (de l’OTAN) qui se battent contre la Russie - en omettant de souligner qu’il y a derrière les armes - et les rendant plus efficaces que celles des forces russes - le choix et les motivations du peuple ukrainien. Fallait-il ne pas résister à ce qui est bien décrit comme une agression - et sinon, avec quelles armes ?
De plus il faut discuter bien d’autres zones d’ombres et angles morts des analyses proposées si l’on veut cerner les enjeux d’une situation sans précédent historique.
D’une part, il faut parler d’une guerre concrète dans une situation concrète. Et c’est alors plutôt la crise ouverte et réelle de l’OTAN en 2021 - et non pas une menace de l’OTAN contre la Russie - qui explique l’aventurisme de l’offensive guerrière lancée par Poutine. S’y ajoutent, incitant également à l’offensive russe, les causes d’optimisme de Poutine évoquées plus haut concernant la fragilité de Zelensky, l’union avec le Belorus et le succès de l’OTSC au Kazakhstan. Il n’y avait là aucune menace contre la Russie.
Par ailleurs, on ne peut comprendre la cible et victime de cette offensive - et la résistance qu’elle a rencontrée - qu’à partit de ce contenu néo-colonial impérial russe niant le droit d’autodétermination de l’Ukraine. Le passage à une offensive concrétisant un tel rapport est permis par le contexte de court terme perçu comme favorable par Poutine, mais il relève (comme il l’a lui-même explicité) d’une légitimation qui se veut historique en y incluant la contestation de la reconnaissance (Poutine dit la « création ») par Lénine de l’indépendance ukrainienne [26] ; il s’y ajoute un argument « anti-nazi » mobilisant le souvenir de la Seconde guerre mondiale. Il s’agit là encore d’un enjeu distinct de l’OTAN.
Mais l’analyse concrète de l’Alliance atlantique et de son évolution doit aussi être précisée. Poutine comme tout le monde savait que ses membres dominants ne voteraient pas l’adhésion de l’Ukraine - précisément pour ménager des intérêts partagés avec Poutine. Ce point n’est pas un détail. Son omission relève d’une vision à la fois dépassée et essentialisée d’une OTAN anti-Russe qui fusionne et obscurcit plusieurs contextes opaques que l’on ne peut qu’évoquer succinctement ici. D’une part la Russie n’est pas l’URSS (axe du mal « communiste »), ni sa continuité. Et c’est la Fédération de Russie avec à sa tête Eltsine qui a été un acteur clé (avec les représentants de l’Ukraine et de la Biélorussie) de la dissolution de l’Union combinée avec le démantèlement capitaliste de son système accueillie à bras ouverts par les Etats-Unis et le FMI. Il ne s’est pas agi d’une agression extérieure mais de choix ou pèsent des basculements historiques d’une partie essentielle de l’ancienne nomenklatura communiste. Les scénarios de l’insertion dans la globalisation capitaliste n’ont pas été les mêmes pour l’opaque unification allemande [27], la Russie de Eltsine ou la Chine - ni pour les différents pays issus de l’ex-URSS ou de l’Europe de l’Est [28]. La nouvelle Fédération de Russie fut soutenue à bras ouverts par les Etats-Unis - y compris ses sales guerres contre la Tchétchénie, dont celle menée par Poutine s’insérant dans l’idéologie du partenariat avec l’OTAN et ses nouvelles « guerres de civilisations » contre le terrorisme islamique remplaçant le communisme.
En effet, la (nouvelle) Russie n’était pas la cible du maintien de l’OTAN en 1991 puis des premiers infléchissements de ses fonctions (avec la première guerre offensive de l’OTAN à propos du Kosovo en 1999). Dans ces deux contextes il est plus crédible de souligner ce que fut la principale motivation de Washington : l’unification allemande et la construction (simultanée) d’une nouvelle Union européenne incorporant cette Allemagne unifiée [29].
Celle-ci fut un imprévu catalysé par la décision de l’unification monétaire après la chute du Mur de Berlin - une chute historique, sans répression du côté de la RDA, parce que soutenue par Gorbatchev venu négocier des crédits avec l’Allemagne fédérale. Le dirigeant de l’URSS escomptait construire une « Maison commune européenne » - non sans oreille attentive du côté de Mitterrand. Et alors que les Etats-Unis (et la GB) voulaient contrôler l’Allemagne unifiée en l’incorporant dans l’OTAN, la France négociait avec la nouvelle Allemagne la fin du DM et la construction d’une nouvelle Union européenne UE).
Et c’est contre la volonté d’autonomisation politique de cette UE et son extension vers l’Europe de l’Est que les Etats-Unis ont infléchi leur propre exploitation de l’OTAN. Celle-ci fut au bord de l’éclatement lors des premières « frappes » contre la Yougoslavie de Slobodan Milosevic [30]. Le scénario des trois mois de guerre au Kosovo est fort différent de celui de l’Ukraine. L’intervention offensive de l’OTAN (sans mandat de l’ONU) était censée se limiter à quelques « frappes ». Et pour éviter l’éclatement de l’Alliance et le pire des fiasco, il a fallu insérer rapidement le Conseil de sécurité de l’ONU (donc la Russie) dans le processus de négociation de la fin de la guerre. Sa résolution 1244 - dont s’est régulièrement revendiqué Milosevic (mais non pas les Albanais du Kosovo) - mit en place un protectorat international provisoire profondément instable et corrompant.
Il était possible de soutenir le droit d’autodétermination des Albanais du Kosovo - contre les rapports de domination que voulait imposer Milosevic - tout en critiquant radicalement le maintien et les impasses des fonctions nouvelles que les Etats-Unis attribuaient à l’OTAN [31], accompagnées de fake news pour les légitimer [32]. Rien de tout cela n’était une menace contre la Russie. Les choix provisoires d’alliance d’une partie des Albanais du Kosovo (l’UCK - Armée de libération du Kosovo) avec les Etats-Unis et l’OTAN ne remettaient pas en cause la racine profonde du conflit (historique et concret récent) avec Belgrade - et donc l’enjeu de l’autodétermination des Albanais du Kosovo. Celle-ci s’est exprimée dans des contextes évolutifs, jusqu’à la proclamation par le parlement du pays en 2008 de l’indépendance du pays - qui n’a jusqu’à ce jour toujours pas été été reconnue par Belgrade ni (donc) par une partie de l’ONU et de l’UE.
Comme en Ukraine, la population du Kosovo a jugé la corruption profonde et le désastre économique du pays, indépendamment des enjeux géopolitiques mondiaux. Et en 2021 un vote populaire massif sans précédent a marginalisé dans cette ancienne province de Serbie les partis « historiques » alliés avec les Etats-Unis en se portant vers le jeune parti de gauche, « Autodétermination » : celui-ci a mené campagne sur la base d’une critique radicale de la corruption et en défense d’un programme social substantiel - tout en tournant ses espoirs vers l’UE [33].
De même que l’Ukraine a demandé à y adhérer… Comment la gauche (critique de l’UE) doit-elle traiter une telle demande ?
Quels axes solidaires altermondialistes ?
La demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE, la militarisation des budgets associée à l’OTAN et les enjeux de la transition écologique associés à la guerre sont les trois « dossiers » qu’il faudrait ouvrir et gérer urgemment, mais de façon durable, à l’échelle européenne et au-delà dans une optique altermondialiste. L’ampleur des crises combinées que la guerre aggrave avec des effets mondialisés touchant en premier les populations les plus pauvres impose des réponses à la même échelle.
Il faut affronter la réalité des divergences et la complexité d’enjeux conflictuels dans ces divers dossiers dans une optique volontairement pluraliste pour tenter d’élargir les horizons (et les perceptions différentes des enjeux selon les régions, pays d’où l’on parle, histoires vécues), les connaissances nécessairement inégales d’un passé et d’un présent complexe, afin de rapprocher les critères de jugement et objectifs prioritaires - en s’efforçant de dégager ce qui permet d’agir en commun.
Je pense qu’il est possible et nécessaire d’intégrer les trois dossiers évoqués plus haut dans le cadre d’une approche générale dans/contre l’UE - qui pourrait trouver sa place dans la revitalisation d’un espace public et militant de débats européens comme aurait pu l’être l’Altersummit.
Décoloniser les approches de l’Europe
En premier lieu, il devrait y avoir prise de conscience des méfaits de l’ignorance de tout un « continent » - l’Europe de l’est, au sens large, vers l’Eurasie. La décolonisation des analyses et réponses passe notamment par un combat sémantique. Il implique de rejeter systématiquement l’assimilation de l’UE à « l’Europe » - comme les Etats-Unis se sont proclamés « l’Amérique ». Au point qu’on proposait aux populations d’Europe de l’Est de « rejoindre l’Europe », et que les premiers commentaires radiophoniques de la guerre en Ukraine la situait « aux portes de l’Europe ». On peut décortiquer plusieurs dimensions derrière un tel vocabulaire : comment pourrait-on critiquer « l’Europe » ? Sauf à devenir « nationaliste » ? Tel était le stigmate et choix généralement associés aux bouleversements politiques en Europe de l’Est. L’adhésion à « l’Europe » ne pouvait être qu’une évidence de progrès et de civilisation par comparaison à la « non-Europe » (de l’Est, ou communiste, ou balkanique…). J’ai critiqué un tel vocabulaire dans le cadre du Forum subversif de Zagreb en 2012 où Attac intervenait, en renversant l’éclairage nécessaire partant de la périphérie « balkanisée » pour critiquer les pratiques et vocabulaires « civilisateurs » de l’UE envers les Balkans et l’Europe de l’Est : « Le forum social des Balkans : une chance pour une autre Europe » [34].
Il est de notre responsabilité - à partager avec nos collègues et camarades de ces pays - de tirer sans complaisance le bilan des conditions dans lesquelles ces pays ont été exploités (dans le cadre du démantèlement de leur système et de la dictature du parti unique), par un dumping social et fiscal radical supposé les « moderniser » et démocratiser [35].
Le fait qu’un vocabulaire apologétique de ce type soit utilisé par Volodymyr Zelensky dans ses interventions devant le Parlement européen n’aide évidemment pas à convaincre les courants de gauche ayant déjà tendance à mettre l’Ukraine entre parenthèses dans leur approche de la guerre. Mais il faut à ce propos distinguer deux aspects : la dénonciation de la guerre néo-coloniale de la Russie et la reconnaissance du droit de légitime défense du pays agressé ne dépend pas de la nature de la direction de ce pays (et n’exige pas un pays « idéal ») ; mais nous sommes évidemment politiquement libres de décider de la façon dont nous exprimons notre solidarité.
De ce point de vue je m’inscris et propose de s’inscrire dans le cadre d’un Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine [36] qui est doté de la plateforme suivante :
Nous, collectifs de mouvements sociaux, syndicats, organisations et partis, d’Europe de l’Est et de l’Ouest, opposé-es (…) à la guerre et à tous les néo-colonialismes dans le monde, voulons construire un réseau par en bas, indépendant de tout gouvernement POUR :
- La défense d’une Ukraine indépendante et démocratique !
- Le retrait immédiat des troupes russes de tout le territoire ukrainien. L’arrêt de la menace nucléaire que constitue la mise en état d’alerte des armes nucléaires russes et le bombardement des centrales ukrainiennes !
- Le soutien à la résistance (armée et non armée) du peuple ukrainien dans sa diversité, en défense de son droit à l’autodétermination.
- L’annulation de la dette extérieure de l’Ukraine !
- L’accueil sans discrimination de tous les réfugié-e-s d’Ukraine et d’ailleurs !
- Le soutien au mouvement anti-guerre et démocratique en Russie et la garantie du statut de réfugié-e politique aux opposant-e-s à Poutine et aux soldats russes qui désertent !
- La saisie des biens des membres du gouvernement, des hauts fonctionnaires et des oligarques russes en Europe et dans le monde ; et l’application des sanctions financières et économiques en protégeant les populations défavorisées de leurs effets.
Au-delà, nous luttons aussi, en lien avec les courants qui partagent ces objectifs en Ukraine et en Russie :
- Pour un désarmement nucléaire global. Contre l’escalade militaire et la militarisation des esprits.
- Pour le démantèlement des blocs militaires.
- Pour que toute aide à l’Ukraine échappe à l’emprise et aux conditions d’austérité du FMI ou de l’UE.
- Contre le productivisme, le militarisme et la concurrence impérialiste pour la puissance et le profit qui détruisent notre environnement et nos droits sociaux et démocratiques.
Comme l’indique le début de la plateforme, le réseau intègre organiquement (dans ses réunions, ses campagnes, ses débats) des composantes (associations, syndicalistes, partis) d’Europe de l’Est. En pratique, la priorité a été donnée aux liens avec l’ONG socialiste Sotsianly Rukh [37], des syndicalistes du Belarus, et les composantes de la gauche russe (avec des campagnes solidaires envers ceux qui s’opposent à la guerre en Russie ou la fuient).
C’est dire que la lutte contre la guerre se combine avec plusieurs campagnes qu’il est possible de rejoindre : la demande d’annulation de la dette ukrainienne qui épargne les oligarques et permet au FMI d’exercer des pressions pour le démantèlement des services publics et la hausse des tarifs d’énergie ; mais aussi des campagnes syndicales contre les lois qui ont été proposées et finalement adoptées, exploitant le contexte de guerre pour démanteler les droits sociaux. On trouvera également sur le site l’analyse radicalement critique du projet « de reconstruction de l’Ukraine » préparés dans la conférence de Lugano en juillet 2022 tournée vers une exploitation de l’Ukraine désastreuse socialement et écologiquement subordonnée à la logique de profit [38].
« Est-ce que la gauche européenne devrait soutenir la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE ? » interroge un texte d’une activiste de Sotsialny Rukh [39] (SR). Elle répond positivement - y compris du point de vue collectif de son organisation - à cette question. Non sans analyse lucide de ce qu’est l’UE - et de ce qu’a été son effet dans ses périphéries de l’Est et du sud. Elle écrit à ce sujet :
Nous pouvons tirer des enseignements de l’expérience d’autres pays d’Europe de l’Est et du Sud. La Pologne, la Slovaquie et d’autres pays de l’UE ont connu une libéralisation dans divers domaines, directement encouragée ou tolérée par l’UE. Dans de nombreux pays d’Europe orientale, la part des contrats à durée déterminée a augmenté dans les années 2000, tandis que les contrats à durée indéterminée sont devenus plus rares. Dans le même temps, des réformes ont été mises en œuvre pour faciliter le licenciement de travailleurs, par exemple, avec l’argument que cela conduirait à la création de nouveaux emplois. Ces évolutions se sont produites, bien qu’inégalement, dans tous les pays d’Europe de l’Est et ont été accélérées par des crises telles que la crise financière de 2008, qui a conduit à un approfondissement des politiques néolibérales dans l’UE et dans le monde. Il convient également de mentionner le rôle de la Banque centrale européenne dans la promotion du conservatisme budgétaire et ses conséquences sur le bien-être de la population, que nous avons pu observer dans l’exemple de la Grèce. (Ma traduction.CS)
Dès lors pourquoi soutenir l’adhésion à l’UE ?
La question est en réalité dépassée, mais intéressante à discuter. Dépassée parce que la demande officielle d’adhésion a été déposée, et quatre mois plus tard - en juin dernier, les vingt-sept ont accepté que l’Ukraine et la Moldavie soit officiellement candidates. Mais la question demeure intéressante car le statut de « candidat » n’implique nullement l’adhésion réelle. Il ouvre un long processus de négociation - dont une partie des pays des Balkans ne sont toujours pas sortis depuis des années : de l’ancienne Yougoslavie, seule la Slovénie et la Croatie ont été intégrées. Toutes les autres républiques attendent l’achèvement du processus (et il est en partie sur une voie de garage pour la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo). Les représentants des Balkans de l’ouest verraient bien mal une intégration de l’Ukraine plus rapide que pour eux.
La question réelle est donc celle des conditions d’intégration - qu’est-ce qui est « négocié » ? Et la gauche a t-elle des campagnes solidaires à mener sur ce plan.
Qu’en dit notre camarade ukrainienne ?
D’une part elle souligne qu’il est possible d’exploiter la solidarité exprimée envers l’Ukraine face à la guerre pour légitimer avec forces des conditions spécifiques accordées au pays :
L’UE devrait admettre l’Ukraine dans des conditions qui garantissent la possibilité d’une reconstruction sociale et égalitaire et ne pas y créer d’obstacles. (…) Le droit européen de la concurrence et la restriction radicale des politiques protectionnistes créent des obstacles importants à une reconstruction sociale et progressive de l’Ukraine. Des exceptions à ces lois devraient donc être faites pour l’Ukraine. Ce ne serait pas le premier cas de ce genre. Des pays comme le Danemark ont même rejoint l’Union avec des conditions spéciales qui ont créé des exceptions à d’autres lois.
Elle souligne de plus que les politiques néo-libérales ont été promues en Ukraine sans l’adhésion à l’UE - et notamment dans le cadre du « Partenariat oriental ». L’adhésion confèrerait au moins des droits et ne serait pas pire que la périphérisation absolue sans droits.
Par ailleurs, dit-elle, pour le peuple ukrainien
l’adhésion à l’UE revêt une grande importance symbolique - c’est le principal objectif de la politique étrangère du pays depuis 2014. S’y opposer serait très impopulaire et nécessiterait des alternatives équivalentes claires qui n’existent pas actuellement.
Elle estime que les droits européens sont dans certains domaines plus progressistes que ceux de l’Ukraine, et donc que l’intégration à l’UE favorise le combat pour des avancées sociales. Mais surtout,
l’intégration peut faciliter la mise en réseau d’organisations locales comme Sotsialnyi Rukh avec d’autres acteurs de gauche et conduire au développement de relations à long terme - ce qui, à son tour, peut garantir que l’attention portée aux problèmes en Ukraine ne reste pas liée aux événements de la crise.
En réalité c’est bien ce que la gauche européenne devrait construire - des liens européens avec les pays de l’Europe de l’est et des Balkans pour des campagnes en faveur de droits et d’objectifs communs. Et pour une mise à plat des conditions d’adhésion. Ce faisant, ce qui s’impose est un questionnement des Traités existants, de leurs modifications en cours (sans processus constituant) et des politiques mises en œuvre face aux grandes crises imbriquées : environnementale, financière (depuis 2008 - quelles transformations et fragilités bancaires) et politiques (effets de la guerre en cours).
L’aide à l’Ukraine n’implique pas la militarisation des budgets : pour une soumission des politiques budgétaires et militaires de chaque pays au contrôle des sociétés
Il est essentiel de pouvoir à la fois défendre une politique solidaire avec la résistance (armée et non armée) de l’Ukraine face à une agression meurtrière néo-coloniale, et de garder un jugement indépendant et critique sur les politiques menées par nos gouvernements. J’ai cité explicitement la plateforme du Réseau européen solidarité Ukraine (RESU/ENSU). Je redis ses derniers points :
- Pour un désarmement nucléaire global. Contre l’escalade militaire et la militarisation des esprits.
- Pour le démantèlement des blocs militaires
- Pour que toute aide à l’Ukraine échappe à l’emprise et aux conditions d’austérité du FMI ou de l’UE.
- Contre le productivisme, le militarisme et la concurrence impérialiste pour la puissance et le profit qui détruisent notre environnement et nos droits sociaux et démocratiques.
Mais la façon de se battre sur ces objectifs impose de briser une approche « globalisante » et essentialiste de l’OTAN et des aides et de distinguer plusieurs enjeux qui devraient être débattus pour élaborer une plate-forme mondialisée « pour une paix juste et durable » :
- l’OTAN aurait du être dissoute avec le Pacte de Varsovie en 1991. Son maintien et l’évolution de ses fonctions (d’une alliance défensive vers une Alliance offensive et intervenant n’importe où) ont été des processus ni transparents ni démocratiques. Le bilan de ses interventions devrait être fait dans chaque pays impliqué. Mais il en va de même de tous les pactes militaires : nous devons nous opposer aux logiques de partage des sphères d’influence appuyées sur des pactes permanents camouflant mal des rapports de domination.
- Toutes les armées devraient retourner sur leur territoire d’origine et placées sous le contrôle des pays concernés. Ce qui permet d’ouvrir un processus concret de démilitarisation - et de jugement au cas par cas des aides militaires pour des causes jugées justes. Dans ce cadre, les forces armées d’un pays peuvent aussi être impliquées par un accord international dans une action de maintien de la paix, hors de leur territoire - sous contrôle de l’ONU ou des pays concernés.
- La guerre en Ukraine a été lancée par la Russie. L’aide à l’Ukraine ne transforme pas la guerre en guerre inter-impérialiste. L’aide pour la défense à l’Ukraine est légitime et devrait rester soumise au contrôle de la population ukrainienne et de ses choix quant aux conditions de négociation.
- Chaque population, dans chaque pays devrait pouvoir contrôler ce que sont les budgets alloués réellement à l’Ukraine et à d’autres objectifs et conflits : un mouvement progressiste anti-guerre mondialisé ne peut mettre sur le même plan guerre d’agression d’un pays dominant et guerre défensive d’un pays agressé. Une lutte juste - les armes à la main contre des agressions armées - doit être défendue, même si l’on reconnaît aussi l’objection de conscience et le choix possible de résistance non-violente. mais ce choix appartient aux personnes et aux peuples agressés.
La reconstitution d’un Etat et régime autocratique en Russie avec des dimensions interventionnistes militaires et impériales pose d’évidents problèmes de sécurité pour les pays proches de la Russie et les populations de la fédération susceptibles de se révolter contre des rapports de domination. - comme ce fut le cas en Tchétchénie. Le fait que les pays concernés perçoivent (à tort ou à raison) l’OTAN comme un cadre protecteur rend impossible pour la gauche de se mobiliser pour la dissolution de l’OTAN tant que cette situation de menace perdure venant de Russie. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire de critiquer les projets de l’OTAN et l’extension de ses budgets.
Des sanctions contre le régime poutinien aux politiques environnementales européennes.
L’urgence climatique et la solidarité contre cette guerre devraient être combinées à notre critique de l’UE : le régime poutinien nourrit ses politiques agressives de la rente tirée des énergies fossiles.. Les sanctions qui visent les importations russes doivent en même temps accélérer le processus de transition énergétique - et donc évidemment refuser l’augmentation de production d’énergies fossiles ailleurs, et en particulier le déploiement de production et distribution de Gaz Naturel Liquéfié.
Cette politique impose en même temps la protection des droits sociaux et des emplois - impliquant un vaste projet pan-européen de planification des reconversions et des investissements dans les énergies renouvelables. Cela pourrait être adressé aux populations de l’ensemble des pays européens - y inclus de Russie, à la condition que la guerre cesse.
Utopie ?
Transformons cela en « utopie concrète » - et « s’ils ne nous permettent pas de rêver, débrouillons nous pour les empêcher de dormir »…
Catherine Samary
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