Àtravers l’histoire d’Annie, ouvrière dans une usine de matelas qui, après un premier avortement clandestin à l’aiguille à tricoter, trouve au sein d’un groupe de militantes pratiquant des avortements illégaux, une aide bienveillante et une voie d’émancipation, la réalisatrice montreuilloise Blandine Lenoir retrace l’histoire de la lutte du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) pour la légalisation de l’avortement, de 1973 au passage de la loi Veil en janvier 1975.
« Fabriquer des images manquantes »
La particularité la plus marquante du film est sans doute la visibilité qu’il donne à une lutte invisible, non seulement parce qu’elle a été effacée de l’histoire collective par la mise en scène du passage en force de la loi Veil, autour d’une mythologie de la « grande dame » comme avatar concédé au féminisme de la figure patriarcale du « grand homme », mais aussi parce que c’est une lutte qui se déroule dans l’intimité des corps, qui se saisit à travers des paroles d’arrière-boutique et des gestes pratiqués dans le secret des cuisines ou des chambres.
Crédit Photo© Aurora Films, Local Film
Par l’intermédiaire du personnage de l’ouvrière Annie, dont l’histoire est tirée de témoignages réels, le film propose une plongée au cœur de l’activité militante d’une cellule du MLAC dans une petite ville de province : les temps d’accueil et d’écoute des femmes qui viennent toquer discrètement à la porte de leurs locaux, en quête d’une solution d’avortement qui leur évite les « faiseuses d’anges » et les aiguilles à tricoter ; leur accompagnement bienveillant et solidaire avant, pendant et après l’avortement, pratiqué collectivement par l’équipe des militantes aidées de médecins bénévoles ; les chants, les sourires, mais aussi les discussions houleuses et stratégiques, les départs en car vers la Hollande pour femmes enceintes de plus de 8 semaines, les collages d’affiches, qui déclinent tous les gestes de leur combat pour rendre visibles ces avortements illégaux et forcer le gouvernement à légiférer.
« Le MLAC a contribué de manière décisive au changement de la loi sur l’avortement, mais il a été invisibilisé […] j’ai vu le magnifique documentaire “Regarde, elle a les yeux grands ouverts”, qui est un travail collectif des membres du MLAC d’Aix avec Yann Le Masson, et bien sûr “Histoires d’A”, de Charles Belmont et Marielle Issartel, qui était un film de propagande sorti en plein milieu de la lutte. Ces films sont extraordinaires mais ne racontent pas le fonctionnement du mouvement, ni toute l’histoire. J’ai eu envie de fabriquer ces images manquantes [1] » explique Blandine Lenoir. Elle poursuit : « Des femmes qui luttent ensemble, ce sont des images que j’ai rarement vues au cinéma ; je n’avais que rarement vu aussi des femmes bienveillantes entre elles… Le récit historique est un rapport de force, il y a un récit manquant, un récit à renouveler. L’histoire du MLAC fait partie de l’histoire politique de la France. Avec ce film, je veux rendre grâce à ces femmes qui ont lutté pour notre liberté, qu’on se souvienne que les lois s’arrachent de haute lutte ! Je voudrais que le MLAC fasse partie de la mémoire collective. »
Le propos du film acquiert d’autant plus de force politique que la réalisatrice prend le pari de filmer au plus près les gestes des militantes et de montrer comment ils composent un ensemble de pratiques cohérentes visant à l’émancipation des femmes par elles-mêmes : l’écoute, la parole qui accompagne et qui explique, le geste technique de l’avortement composent une pédagogie militante qui prend tout son sens politique par son caractère collectif et sa volonté de se rendre visible et partageable.
« Il faut qu’on ait envie d’être à la place de chaque femme qui avorte »
Le film met en scène six avortements : « plus que dans toute l’histoire du cinéma » précise Blandine Lenoir. Elle choisit un regard « du dedans », qui inclut littéralement les spectateurs et spectatrices dans les scènes d’avortement en montrant les gestes effectués, leur déroulement minutieux et leur effet libérateur, prenant le parti de montrer l’avortement comme un soulagement, un véritable moment de libération, joyeux, solidaire et collectif. Car les scènes d’avortement sont des scènes collectives : d’abord, parce que les femmes sont accueillies ensemble, invitées à livrer à l’écoute des autres, si elles le souhaitent, leur récit de femme, puis le matériel et la technique utilisés y sont patiemment montrés et manipulés collectivement ; ensuite, parce que les militantes du MLAC travaillent en binômes, accompagnées par un médecin, dans une répartition des tâches non hiérarchisée, se soutenant mutuellement dans leurs gestes et par leurs regards ; enfin, parce que les avortements des femmes accueillies en même temps sont pratiqués le même jour, dans l’appartement de l’une d’entre elles, pour finir autour d’un repas partagé.
« En opposition avec ce que j’ai pu voir jusque-là au cinéma : les scènes d’avortement sont presque toujours glauques et tragiques. Mon envie était de représenter l’avortement autrement, arrêter de stigmatiser les femmes qui avortent. Ici, l’avortement est un soulagement, pas un drame. Je voulais absolument montrer la tendresse qui existait pendant ces avortements – comment on se parle, comment on se regarde, comment on se touche dans un moment pareil. […] Je me suis beaucoup concentrée sur les visages, je voulais qu’on voie la surprise et le soulagement des femmes d’être enfin considérées, d’être écoutées. Parce que c’était fondamental dans la façon dont étaient pratiqués les avortements par le MLAC : on expliquait aux femmes ce qu’on leur faisait, pour qu’elles ne subissent pas, qu’elles se réapproprient leurs corps. Chaque étape de l’avortement est ainsi un moment d’émancipation et d’éducation – par exemple avec un miroir, on leur montre à quoi ressemble le col de l’utérus, etc. »
Les spectatrices et les spectateurs du film découvrent en même temps que les femmes venues avorter la méthode Karman et sa technique d’aspiration du contenu de l’utérus à l’aide d’une canule et d’une pompe à vélo. Rapide, simple, sans douleurs, sécurisée et peu coûteuse, en un mot « révolutionnaire », c’est l’outil de la lutte collective, qui inverse la domination, l’emprise sur le corps des femmes. À travers le geste technique, c’est un acte social et politique d’éducation et d’émancipation, qui s’accomplit.
Reprendre le pouvoir sur nos corps et nos vies
« Ce qui nous a captivées, explique Blandine Lenoir, c’était tous ces récits de femmes qui racontaient combien leur militantisme au MLAC les avait transformées, comment elles se sentaient capables de tout puisqu’elles avaient pu pratiquer des avortements. » C’est à la fois une inversion du regard porté sur l’avortement et une inversion de la honte des femmes qu’opère le film à travers la transformation du personnage d’Annie : au début du film, au moment où elle passe, dans la crainte et la honte, la porte du local du MLAC, elle rejette en haussant les épaules tout engagement politique ou syndical ; au fil de son intégration au groupe de militantes, elle devient une femme pleine d’assurance, qui finit par apprendre les gestes de la méthode Karman pour pratiquer les avortements elle-même, épaulée par son amie médecin, avant de s’inscrire en fac pour entamer des études d’infirmière. Annie saisit spontanément que cette lutte est d’abord une lutte de classe, « car l’avortement dans les années 70 était une injustice terrible : les aiguilles à tricoter pour les ouvrières et les grandes cliniques en Angleterre pour les bourgeoises » rappelle Blandine Lenoir.
Le film pose clairement la question de l’alliance possible entre bourgeoises et ouvrières à travers une lutte d’émancipation, en même temps que celle de l’autonomie de la lutte des femmes. Au cours d’une réunion des membres de la cellule MLAC d’Annie, les femmes du groupe, en particulier l’infirmière, revendiquent auprès des deux médecins bénévoles la possibilité d’être formées pour pratiquer elles-mêmes les avortements et répondre ainsi au besoin d’un nombre croissant de femmes. Devant leur refus de transmettre leur savoir et leur pratique à des femmes qui ne sont pas médecins, l’infirmière pointe la contradiction de ces jeunes militants, qui affirment lutter pour les droits et la santé des femmes contre l’autorité médicale et contre l’État, mais leur imposent leur autorité et leur pouvoir au sein de leur MLAC.
Dans la même veine, au détour d’une autre scène de discussion, le jeune médecin revendique son autorité d’expert de la révolution qui entend « politiser » les femmes de son MLAC, leur expliquant que leur lutte doit se mettre au service d’un objectif plus large et plus noble, la révolution prolétarienne : pour faire la démonstration publique que les travailleurs peuvent prendre le contrôle des moyens de production, il revendique les avortements médiatisés, aux yeux de tous, à l’hôpital, sous son autorité. Pour les femmes du groupe, la « vraie » révolution est déjà en route : elle est entre les mains des femmes qui reprennent le pouvoir sur leurs corps.
Au dénouement du film, le passage de la loi Veil referme la séquence émancipatrice en signant l’arrêt de mort des MLAC par une prise en charge hospitalière des avortements. La loi place le corps des femmes sous contrôle et leur retire l’exercice d’un savoir-faire acquis de haute lutte. Annie exprime ses craintes qu’un changement de gouvernement puisse un jour revenir sur la loi Veil : qui avortera nos filles si nous perdons notre expérience et notre pratique ? s’inquiète-t-elle. Le message final est clair : la loi Veil constitue paradoxalement une forme de régression, chaque femme avortée étant renvoyée à la solitude d’un parcours médicalisé qui la place en position de patiente, voire de cliente, rompant la solidarité construite dans la lutte ; c’est une loi de classe qui ne prévoit pas le remboursement de l’IVG, et fait peser à nouveau sur les femmes des classes populaires le risque de la solution du dernier recours, à coups d’aiguilles à tricoter. Il faut attendre 1982 en effet pour que l’avortement soit remboursé par la sécurité sociale.
« Finalement avec la loi Veil, commente Blandine Lenoir, il ne reste plus que l’aspect médico-juridique, l’objectif féministe de la prise en main des femmes de leurs corps a échoué. Le cadre convivial, la transmission des savoirs, le climat d’égalité et de tendresse, l’éducation avec le miroir, etc., tout cela a disparu. Je suis en colère contre les gynécologues qui donnent des contraceptifs aux femmes sans leur parler de leurs corps. Je suis en colère de voir qu’on demande toujours aux femmes de “faire silence”, d’être discrètes sur leurs règles, leurs fausses couches, leurs avortements. Je suis en colère contre l’État par rapport à la loi de 1974 sur l’éducation sexuelle : chaque élève en France est censéE recevoir trois séances d’une heure et demie par an, du CP à la terminale, et ce n’est toujours pas appliqué et donc ça reste un énorme échec. »
Au dénouement d’Annie colère, on pense au titre du documentaire de Jamila Jendari et Nicolas Beirnaert, autre film en ce moment à l’affiche, qui retrace les derniers moments de lutte des salariés de l’usine Ford à Blanquefort, jusqu’à l’arrêt définitif des chaînes de montage en 2020 : Il nous reste la colère. Oui, il nous reste, intacte, la colère des luttes passées pour nourrir les luttes à venir et rouvrir les possibilités de victoire.
Maya Lavault
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