Rio de Janeiro (Brésil).– Tout a commencé par une manifestation qui a débuté à 8 km de la place des Trois-Pouvoirs, le cœur de la démocratie brésilienne. À 13 heures, un contingent de plusieurs centaines de bolsonaristes quitte le campement installé devant le quartier général de l’armée, à Brasília. Les derniers présents de la fin 2022 ont été rejoints par une masse de sympathisants de Jair Bolsonaro. Environ 150 bus sont arrivés des quatre coins du pays ces derniers jours, selon les autorités locales, dont beaucoup financés par des membres de l’agro-industrie. La marche est encadrée par des policiers militaires, et un responsable assure dans un audio envoyé au gouverneur que « tout est sous contrôle. La manifestation est très pacifique ».
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Deux heures plus tard, c’est le chaos. La Chambre des députés, le Sénat, puis le Tribunal supérieur fédéral et le palais présidentiel sont saccagés. Œuvres d’art, mobilier, vitres, bureaux, rien n’échappe à la furie destructrice. Les armes entreposées par les services de sécurité du palais présidentiel sont volées. Au passage, six journalistes sont violemment agressés et dépouillés.
Heureusement, un dimanche et en pleines vacances d’été au Brésil, les bâtiments sont pratiquement vides et aucune victime n’est à déplorer. Après un après-midi de destruction incontrôlée, les autorités reprennent la main et expulsent les partisans d’extrême droite. Au lendemain du désastre, on compte environ 1 200 arrestations.
Autour de la place des Trois-Pouvoirs, à Brasilia, s’élèvent les bâtiments qui abritent les pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif du pays © OpenStreetMap contributors. Carte : Mediapart Créé avec Datawrapper. © Infographie Mediapart
Le Brésil est sous le choc. À peine une semaine après son investiture triomphale, Lula est rattrapé par l’ombre de Jair Bolsonaro et les mouvements anti-démocratiques qui le soutiennent. Le nouveau président se trouvait à São Paulo au moment des faits, en train de visiter une petite ville touchée par des inondations. Juste avant de prendre un avion en direction de la capitale, il semble vaguement hébété devant l’ampleur des événements.
« Ce qui s’est passé est sans précédent dans l’histoire du Brésil », répète-t-il à diverses reprises.D’abord un peu confus, il enchaîne sur un discours très ferme, parle de « fascistes fanatiques » et demande des punitions exemplaires. Il fustige aussi l’attitude de Jair Bolsonaro, qui a sapé, durant tout son mandat, la légitimité des institutions.
Surtout, il décrète une « intervention fédérale » dans le district fédéral (où se trouve Brasília) jusqu’au 31 janvier. Ce décret place l’ensemble des forces de l’ordre de la capitale sous l’autorité du gouvernement fédéral. Tout organe civil ou militaire peut désormais être employé dans le cadre du maintien de l’ordre. Le secrétaire exécutif du ministère de la justice, Ricardo Garcia Capelli, est nommé pour cette tâche, répondant directement au président.
Arrestation de partisans de Jair Bolsonaro par les forces de sécurité, après qu’elles ont repris le contrôle du palais présidentiel du Planalto à Brasilia, le 8 janvier 2023. © Photo Ton Molina / AFP
Il faut dire qu’Ibaneis Rocha, le gouverneur du district fédéral, fait l’objet de toutes les critiques. Allié de Jair Bolsonaro durant les élections, il a sous ses ordres plus de 10 000 policiers. Or nombre d’entre eux ont été jugés passifs, voire complices. On en a vu notamment certains se filmer avec des protestataires, sourire aux lèvres, pendant que le Congrès était vandalisé. Lula a ainsi dénoncé « de l’incompétence, de la mauvaise volonté ou de la mauvaise foi ».
Pendant la nuit, un juge du Tribunal suprême fédéral a destitué ce gouverneur pour « omission délibérée ». Le secrétaire à la sécurité du district fédéral et ancien ministre de la justice de Jair Bolsonaro, Anderson Torres, en vacances aux États-Unis, a également été démis de ses fonctions.
Lula se veut volontaire. À peine les démineurs à la recherche d’éventuels engins explosifs en finissent-ils avec leur ouvrage qu’il file sur place pour constater l’ampleur des ravages. Lundi 9 janvier, il s’est réuni avec la présidente du Tribunal suprême fédéral et rencontre à 18 heures (heure locale) les gouverneurs de l’ensemble des États, dont beaucoup ont proposé des policiers de leurs forces respectives en soutien. Ce sont toutes les bases de l’État qui sont à revoir en ce début de mandat.
Creomar de Souza, analyste politique à Brasília, se désole de l’inaction des pouvoirs pour anticiper la catastrophe. « Les campements devant les quartiers généraux présents depuis plusieurs semaines n’ont pas été démantelés. Cela montre qu’une partie des militaires, de l’active, de la réserve et de leurs familles ont cette idée d’incarner un parti politique qui ne dit pas son nom pour garder leur influence. Le pouvoir civil a toujours eu du mal à contrôler les militaires et c’est une chose oubliée dans les événements d’hier. Lula a pourtant tendu la main aux militaires en nommant à la défense le très conservateur José Mucio, très bien vu par ces derniers. »
Alors que les bolsonaristes détruisaient la place des Trois-Pouvoirs, Lula s’est irrité contre ce ministre qui, depuis sa prise de fonction, a cherché à éviter l’expulsion de ces campements. Pour autant, c’est avec lui que Lula a le plus discuté par téléphone, pour tenter d’en savoir davantage sur le positionnement des forces armées au pire moment de la crise. Si le modèle trumpiste de l’invasion du Capitole sert d’inspiration claire, la situation est bien différente au Brésil, avec cette influence diffuse d’une partie de l’armée.
Mais cette fois, les partisans du coup d’État sont peut-être allés trop loin, estime sur Twitter le professeur Christian Lynch, de l’université d’État de Rio de Janeiro. « Les événements de dimanche vont causer des dommages irréversibles au mouvement de Bolsonaro. La réponse de toutes les branches du gouvernement sera impitoyable. Cela écrasera la légitimité de l’extrême droite. »
Après plusieurs mois de connivence et de tergiversations, le campement en face du quartier général de Brasília a ainsi été démantelé lundi matin. D’autres devraient suivre, notamment à Rio de Janeiro ou São Paulo. Mais d’autres observateurs se montrent moins optimistes, et craignent que ces groupes relativement peu nombreux mais très radicalisés ne se sentent dorénavant renforcés, et tentent de déstabiliser la démocratie à d’autres occasions.
Pour Creomar de Souza, « cette situation critique forcera peut-être le système politique à s’attaquer au point faible de la nouvelle république : la sécurité publique et le rôle des policiers. De la police routière fédérale en passant par les polices militaires du district fédéral et de la police législative, tous ont simultanément failli ».
Une insurrection organisée
Malgré les diverses menaces réitérées depuis des mois et le climat de tension extrême du pays, personne n’a anticipé de telles violences. Pourtant, sur Telegram, les bolsonaristes ont organisé l’invasion depuis le 3 janvier, cherchant à amener, tous frais payés, des manifestants de tout le pays. Le plan était d’occuper la place des Trois-Pouvoirs, de bloquer les raffineries du pays et de provoquer le chaos pour pousser à une intervention militaire. Les messages prévoyaient des affrontements et demandaient la mobilisation d’ex-policiers, ex-militaires et de personnes disposant de permis de port d’armes.
Creomar de Souza estime que le choc généré par les événements donne plus de force et de capital politique à une réaction plus virulente des autorités. Si Lula a assuré que ceux qui ont financé et organisé ces attaques feraient face à la justice, l’analyste se demande cependant si la réaction du pouvoir sera à la hauteur pour « effectivement désarticuler ces mouvements. Notamment en allant chercher les mentors financiers et intellectuels de ces actions qui bouleversent la conjoncture politique de ces dernières années. Même si la majorité de la population rejette le radicalisme, l’impunité est, au final, l’un des vecteurs de ces mouvements ».
Le pays fait en tout cas bloc. Politiques et personnalités prennent position contre ce qui est décrit comme une tentative de coup d’État, y compris des adversaires féroces de Lula. De l’ancien juge Sérgio Moro, aujourd’hui sénateur, au chef du parti libéral de Jair Bolsonaro, la condamnation est presque unanime.
Pourtant, certains députés fédéraux comme Ricardo Barros, l’ex-leader du gouvernement sortant, a légitimé l’action des partisans de Bolsonaro, réitérant les soupçons contre la légitimité du scrutin électoral. Des leaders évangéliques ont aussi appuyé les protestataires, comme le très médiatique Silas Malafaia, qui a largement dédramatisé la gravité de l’événement, parlant de « manifestation du peuple » et s’indignant contre les critiques.
Jair Bolsonaro a quant à lui sèchement réagi depuis la Floride vers laquelle il s’est envolé fin décembre. En une série de brefs tweets, il a déclaré que « les manifestations pacifiques, conformes à la loi, font partie de la démocratie. Cependant, les pillages et invasions de bâtiments publics (…) sont contraires à la règle », avant de se dédouaner de toute responsabilité.
Dans au moins quatre États, des bolsonaristes bloquent encore des routes. En réaction, des manifestations en défense de la démocratie sont prévues dans tout le pays. Personne n’attendait d’état de grâce pour Lula, mais il doit dorénavant faire face à l’une des plus grandes crises qu’ait connue le Brésil.
Jean-Mathieu Albertini