Une remarque sur la mondialisation
Une analyse très répandue dans la gauche radicale marocaine tend à nier la particularité de l’étape historique que nous traversons. Selon eux, La mondialisation a toujours existé, elle ne fait que s’accélérer et prendre de nouvelles formes. L’essentiel est que le capitalisme reste le capitalisme, ses fondements restent les mêmes et l’opposition capital/ travail reste la contradiction fondamentale. Ce qui d’une certaine manière est vrai mais les problèmes posés sont plus complexes :
La mondialisation n’est pas qu’une manifestation de tendances anciennes du capitalisme, elle est aussi un processus de réorganisation globale du processus d’accumulation, de ses conditions matérielles, sociales et politiques qui affectent directement les rapports sociaux de classes. La libéralisation, la déréglementation, et plus généralement ce qu’on appelle le néolibéralisme génère un processus spécifique : la mise en concurrence directe d’économies à productivité inégale, ce qui aboutit non seulement à une accélération et extension de la recolonisation économique globale mais aussi à une profonde déstructuration/restructuration du système productif autour de la rentabilité financière immédiate avec, pour conséquence , l’éviction et le déclin de branches de la production qui ne s’adapte pas aux critères du marché mondial (service et entreprises publics, petite et moyenne entreprise, artisanat, agriculture paysanne…) ou qui ne rentre pas dans la stratégie des multinationales et des institutions internationales …
Dans un pays comme le Maroc, ce processus prend la forme d’un rétrécissement de l’activité industrielle (délocalisation, fermeture dans le secteur textile, crise des industrie de transformation des produits semi finis, déprotection des petites et moyennes entreprises..), d’une privatisation du secteur public, d’une crise de débouchés de l’agriculture d’exportation et un étranglement de l’agriculture paysanne. Mais aussi d’une extension des activités improductives (spéculation immobilière, tourisme, activités maffieuses…) faiblement productrices d’emplois. D’un autre côté, la privatisation du secteur public mais aussi l’alignement sur les critères de gestion du privé de la fonction publique, avec son lot d’austérité budgétaire fait que « les réserves d’emploi » se sont qualitativement rétrécies.
Que ce processus n’est pas, linéaire ni mécanique ne signifie pas son absence. L’essentiel est que la dynamique actuelle n’est pas celle d’une reproduction élargie du capital productif, ni d’un redéploiement de l’activité économique assurant massivement des emplois (privés et publics). Si ce processus est lié à l’adaptation à la mondialisation capitaliste, il prend une forme particulière compte tenu de la nature de la dépendance et des classes dominantes : le drainage de la plus value se fait sans contraintes entre les filiales des multinationales mais il est aussi réinvesti dans des circuits spéculatifs, financiers ou improductifs pour l’essentiel. Il en résulte une tendance au resserrement du l’activité économique autour d’activités rentables à court terme. Un nouveau « Maroc utile » pour reprendre la terminologie coloniale est entrain de se cristalliser au détriment de couches sociales et de régions entières.
Ce processus fait que la mondialisation ce n’est pas seulement l’aggravation de l’exploitation de la classe ouvrière, c’est aussi une transformation de sa physionomie sociale, sa structuration sociale et sa recomposition. Plus précisément, si il est vrai que les travailleurs comme classe objective d’hommes et de femmes n’ayant que leur force de travail s’est renforcée, en même temps jamais autant cette classe n’ a été aussi fragmentée, partagée dans des statuts différents : chômeur permanent, précaires, accroissement spécifique du travail des femmes avec son lot de discrimination, éclatement des modes d’organisation du travail et des conventions collectives qui les régissent, absence totale de droits ou droits très relatifs, licenciements de masse . La tendance générale est la configuration d’une classe ouvrière, déstructurée dans se bastions traditionnels et précarisée massivement et en permanence. Il y a une tendance majeure portée par la dynamique actuelle du capitalisme : celle d’utiliser une main d’œuvre uniquement flexible et jetable, celle d’exclure de pans entiers de la population de la production. Le poids social de la classe ouvrière effectivement employé non seulement se restreint mais le type même d’organisation de travail imposé par les logiques libérales de surexploitation affaiblit ses capacités de résistance.
La mondialisation capitaliste ce n’est pas seulement l’aggravation des conditions de travail, la remise en cause des conventions collectives et du code du travail, l’aggravation des licenciements etc.…C’est aussi la fin, non pas de l’Etat, mais d’une certaine forme de régulation sociale historiquement propre à l’Etat providence et l’Etat national même dépendant. Ce ne sont pas seulement la crise des souverainetés nationales réelles ou formelles, des acquis nationaux et démocratiques qui ont constitué un frein relatif à l’exploitation capitaliste ou impérialiste. C’est bien plus que cela : c’est la fin d’une forme de compromis social plus ou moins institutionnalisé assurant jusqu’à un certain point, au moins pour certaines catégories de la population, la reconnaissance d’un salaire social (même faible), d’un accès relativement non marchand aux services publics (éducation, santé, retraites…) même insatisfaisant, une politique monétaire et de prix qui régulait plus ou moins les hausses des produits de base. Autrement dit, ce n’est pas seulement la dévalorisation du statut du travailleur qui est en cause ou les conditions d’exploitation de la force de travail mais les éléments clefs de sa reproduction sociale, à travers la dérégulation des mécanismes redistributifs . Mais ce processus est bien plus large. Il ne s’agit pas seulement de la dégradation des conditions de vie parce qu’il y a une dégradation des conditions de travail mais d’un processus simultané qui tient à la dynamique actuelle du capitalisme : le sacrifice des droits et besoins sociaux « non solvables » et la marchandisation de tous les activités sociales et humaines.
L’IMPACT SUR LES FORCES SOCIALES
Dans une certaine tradition marxiste, la classe ouvrière constitue une force homogène unifiée par ses conditions de travail et son statut de classe exploitée dans les rapports de production. Cette approche est erronée parce que unilatérale. En réalité la classe ouvrière est une force sociale très hétérogène, traversée de contradictions internes et son unité n’est pas donnée uniquement en raison de sa place dans les rapports de production mais de sa capacité à dépasser ses divisions internes en accédant à des luttes de masses et politiques où elle fait l’expérience de sa communauté d’intérêts et de sa force collective face au patronat et l’Etat. Les tendances marxistes locales tendent souvent aussi à oublier que ce sont les conditions sociales et matérielles globales de la reproduction de la force de travail qui sont le creuset réel de la lutte des classes au profit d’une vision économiste et réductrice de l’exploitation.
La crise sociale est bien plus que le fruit du simple antagonisme du rapport travail/capital sur les lieux de travail. Elle est le fruit complexe de différents processus sociaux qui alimentent le mode d’accumulation dominant pris dans sa globalité, de la production à la consommation, des conditions de travail aux conditions de vie. La crise sociale est la résultante d’une dynamique combinée d’affaiblissement social, syndical et politique de la classe ouvrière, de dégradation des conditions de travail et de lutte sur les lieux de travail et d’une marginalisation croissante dans l’accès aux droits fondamentaux de secteurs de plus en plus large de la population dont fait partie évidemment la classe ouvrière. Autrement dit la question sociale ne se réduit pas à la question de l’exploitation et la contradiction fondamentale doit être envisagée d’une manière plus large. Le moteur aujourd’hui des différentes expressions de la lutte des classes trouve sa racine dans l’incapacité fondamentale du capitalisme mondialisé et de ses relais locaux à assurer la satisfaction des besoins élémentaires des majorités populaires. Ou si l’on veut l’aspect principal de la contradiction fondamentale ne se fixe pas mécaniquement et dans l’absolu, quelque soit la période, sur les conflits syndicaux qui tourne autour des revendications classiques de conditions de travail, de salaires ou de contrats travail. Pour éviter un faux débat, nous ne disons pas que le conflit « traditionnel » capital/travail doit être relativiser ou va s’effacer, ni qu’il faut arrêter de faire du travail syndical mais que ce conflit aujourd’hui peut se déplacer sur différents terrains sociaux et se combiner d’une manière plus organique à une contradiction sociale plus vaste : la lutte contre la tendance irrépressible du capitalisme réellement existant d’imposer une régression sociale généralisée à tous les niveaux.
Mais cela veut dire aussi l’émergence et la cristallisation de résistances sociales qui ne sont pas classiques. Pour prendre des exemples, le mouvement des diplômés chômeurs, les luttes pour la gratuité de l’hôpital , pour l’accès aux services de bases, contre la vie chère etc.…traduisent l’expression de contradictions sociales qui concernent la logique globale du capitalisme sans se réduire directement à des conflits de travail. Or évidemment la classe ouvrière est aussi directement concernée par ces luttes qui sont tout aussi vitales pour elle.
RESISTANCES SOCIALES ET CRISE DU SYNDICALISME
En réalité, la dynamique du capitalisme mondialisé crée un processus contradictoire :
Elle affaiblit les formes d’organisations traditionnelles de classe ouvrière sur le terrain syndical et politique. Pas seulement en raison des défaites partielles accumulées et de la violence de l’offensive des classes dominantes. Pas seulement en raison des divisions, de dégénérescences bureaucratiques. Mais pour des raisons plus fondamentales : le syndicalisme historique est le fruit d’une période de la lutte des classes marqué par deux éléments majeurs : la formation d’Etats nationaux et la construction d’un rapport de forces social et politique qui permettait, selon des modalités variables d’institutionnaliser les acquis des luttes ouvrières dans une phase d’expansion. C’est toute la fonction sociale du syndicalisme dans ses modalités historiques qui est aujourd’hui profondément en crise : l’organisation de la défense quotidienne des intérêts immédiats (sans même parler des intérêts stratégiques) de la classe ouvrière. Et cela pour plusieurs raisons :
– La base matérielle des compromis sociaux qui avait structuré les rapports sociaux et politiques de classe pendant toute la période historique précédente, déjà sérieusement entamée depuis deux ou trois décennies, est entrain de s’évaporer. La dynamique d’accumulation est contradictoire avec une politique de paix sociale relative où l’expansion des profits se combinait au moins pour certaines catégories de salariés avec le maintien de certains acquis sociaux, mêmes relatifs. Cela est particulièrement vrai pour les salariés du secteur public qui ont constitué historiquement la colonne vertébrale du syndicalisme
– La base politique du syndicalisme est à son tour en crise : la recolonisation économique par le capital multinational financier appuyée par des pouvoirs complices et dépendants rend plus difficile la construction de rapports de forces à partir de luttes sectorielles, locales où parfois même nationales. Aucune négociation avec le pouvoir n’empêchera une multinationale de délocaliser et de licencier ou d’imposer sa loi. Pas seulement parce que les pouvoirs sont complices et dépendants mais parce que le capital international n’est dépendant d’aucun pouvoir même si il a besoin des structures étatiques pour imposer et reproduire son nouvel ordre social et économique. Le syndicalisme national est incapable de répondre à cette réalité.
– La base sociale du syndicalisme est en crise : la grande majorité des travailleurs restent à l’extérieur des structures syndicales et quand à ceux qui y sont, ils ne s’agit pas, à l’exception d’une minorité, d’une adhésion permanente et active. Le syndicalisme reste à l’extérieur des nouvelles réalités sociales de la majorité de la classe ouvrière (masse d’ouvriers non qualifiés dans le secteur informel, rotation rapide de la force de travail, précarité structurelle, division privé/public, féminisation accrue, extension de nouvelles couches de salariés dans les services…)
– La base revendicative du syndicalisme en crise : parce qu’il est extérieur aux revendications sociales urgentes des masses populaires qui touchent leurs quotidien, parce qu’il ne développe que des revendications catégorielles dont la satisfaction suppose par ailleurs un rapport de force qui lui n’est pas catégoriel, parce que les bureaucraties n’opèrent un dialogue social que pour entériner l’offensive contre les acquis.
Prendre la mesure de cette crise est urgent et nécessaire. Le syndicalisme réellement existant n’est pas adapté ne serait ce que pour organiser la résistance défensive.
On pourrait certes nous rétorquer deux arguments :
1) le premier serait de dire que les travailleurs, quelque soient leurs expériences négatives, sont amenés pour la défense de leurs besoins immédiats à s’organiser. Quelque soit la crise et les difficultés. C’est vrai mais une fois fait l’expérience que les syndicats ne permettent pas la défense de leurs besoins immédiats ? et le problème est plus large, la tendance générale est à l’approfondissement de la crise du syndicalisme, à son affaiblissement structurel du point de vue des capacités collectives et organisationnelles, à son non renouvellement, au rétrécissement de sa base sociale, à son déphasage revendicatif par rapport aux besoins de la lutte et aux préoccupations réelles, à la perte de confiance radicale dans les directions.
2) Le deuxième serait de dire que cette situation crée un espace potentiel à une alternative à une reconstruction de la pratique syndicale sur d’autres bases (indépendance, combativité, unité etc.…). Le problème est que la gauche outre son éparpillement n’a pas véritablement de stratégie alternative. Elle a adopté les formes de travail et d’organisation qui entérinent la division syndicale et l’organisation sectorielle et catégorielle de la classe ouvrière, celle là même qui sert d’appui à la mainmise de la bureaucratie. Elle réduit la lutte syndicale aux conflits de travail dans une dynamique qui reste corporatiste. Elle reste prisonnière d’un schéma national alors que l’adversaire lui n’est pas que national. Et surtout elle a une vision réductrice de la classe ouvrière perçue comme simple sujet de production et non pas comme sujet social affecté par l’ensemble de ses conditions d’existence. Elle n’a aucune réponse en termes de stratégies de construction d’expériences et objectifs de luttes, sociaux et syndicaux, qui permettraient d’avancer vers la mobilisation collective de l’ensemble des salariés. Quelle stratégie permettrait de recréer un syndicalisme de type nouveau capable de changer ou d’influer sur les rapports de forces ? Comment construire un rapport de force sur des questions qui concernent sous une forme ou une autre la grande majorité des travailleurs ? Par exemple sur la question des licenciements ? de la précarité ? des salaires ? Alors que les structures syndicales ne permettent aucune élaboration revendicative permettant de donner une expression commune aux salariés, ne permettent aucune activité d’extension de la lutte, à quelque niveau que ce soit ?
La question de savoir si la crise actuelle du syndicalisme est d’ordre conjoncturelle ou structurelle est ouverte. Ce qui est sûr est que pour le moment c’est plus un processus de décomposition qui domine qu’un processus de réorganisation.
Dans cette configuration, la capacité d’impulser un mouvement d’ensemble des exploités et opprimés contre cette société dépendra en grande partie de la perspective sociale que nous donnons aux différentes mobilisations au sens de défense générale des intérêts globaux , y compris immédiats des masses populaires. Les principaux courants de la gauche marxiste ont tendance à oublier que la classe ouvrière ne se réduit pas à ses bastions industriels et miniers (cette part même de la classe est fragilisée) mais concerne l’ensemble de ceux et celles qui n’ont que leur force de travail à vendre. Que les personnes qui la composent ont des identités multiples qui se croisent et se combinent : être femme ou homme, urbain ou rural, jeune ou non, arabophone ou amazigh etc.…On peut aussi être confronté à la précarité du travail, à la surexploitation, à des salaires très bas mais aussi confronté à des problèmes de santé, à l’échec scolaire, aux factures de loyers, à la violence domestique et harcèlement sexuel, au chômage de ses enfants la liste est longue… la question sociale est l’ensemble de ces déterminations qui affectent la vie sociale concrète des travailleurs et des masses populaires à la fois dans et hors la production.
En même temps, la mondialisation offre des points d’appui ; elle agit comme un puissant catalyseur dans l’extension des domaines de la lutte. Extension quantitative au sens où une série de situations créent des mobilisations mais aussi extension qualitative au sens où la critique du capitalisme n’est pas obligée de se cantonner à la critique des rapports de production. L’intérêt de la question sociale est qu’elle élargit et renouvelle le champ de la lutte des classes, au sens de confrontations collectives contre le patronat et le pouvoir avec au fond la même exigence classique : la nécessité une autre production et répartition des richesses pour subvenir aux besoins et droits sociaux de tous, la nécessité d’un contrôle démocratique à tous les niveaux de la société.
Marx avait une image curieuse de la lutte des classes. Il la comparaît comme une taupe qui creuse des tunnels dans les profondeurs de la société, souvent loin des chemins balisés par la théorie. Lénine et d’autres avaient cette intelligence politique et tactique de concevoir la lutte de classe comme un mouvement qui traverse l’ensemble de la société dans ses manifestations multiples, sans le réduire ni à la lutte économique, aux rapports étroits dans l’entreprise, ni en se contentant d’additionner dans une arithmétique mécanique les différents mouvements et luttes.
Il nous faut comprendre aujourd’hui que les expressions des contradictions se déplacent, s’élargissent. Quand la satisfaction des revendications ne débouche pas sur tel ou tel terrain, elle cherche d’autres moyens d’expressions et de lutte. Au fond la mobilisation récente contre la vie chère ou la lutte pour l’accès aux services de base renvoie toujours à la contradiction fondamentale : la lutte pour un salaire réel qui permette l’accès à un vrai pouvoir d’achat, la lutte pour un salaire social et une protection publique, c’est-à-dire l’affectation d’une partie de la richesse pour subvenir aux besoins sociaux fondamentaux des travailleurs comme classe (éducation, santé, retraite, logement.. ;). Elles s’appuient sur les maillons faibles du système pour apparaître là où on les attend pas. Nous disons maillons faibles parce que sur ces terrains, le contrôle des bureaucraties syndicales et des partis de la gauche libérale est qualitativement moindre en même temps que la mondialisation créée une base matérielle permanente de contestation sur ces terrains.
C’est à partir de là que s’ouvre la possibilité potentielle de nouvelles formes de lutte, de nouveaux mouvements sociaux et que se pose la question de la construction d’un syndicalisme de type nouveau qui ne peut retrouver une crédibilité et une efficacité que s’il met au cœur de son activité la lutte dans et hors des entreprises.
C’est aussi à partir de là que s’ouvre la question de l’existence d’instruments de défense organique des masses populaires mais aussi du terrain de leur construction. Il y la nécessité d’un double mouvement :
La construction d’un projet syndical qui articule les différentes équipes militantes autour d’une vision large de la question sociale impliquant une prise en compte sérieuse des revendications sociales qui émergent dans la société, non pas en termes de solidarité de principe ou de soutien mais en terme d’activité de lutte.
La construction d’un projet syndical qui aborde des modifications structurelles qui affectent l’organisation de la production et du marché du travail (précarité, flexibilité, licenciement, délocalisation …)
La construction de mouvements sociaux dans les quartiers populaires et les campagnes à partir de la défense générale de leurs besoins concrets et conditions de vie.
Nous devons considérer les entreprises et les quartiers comme l’espace organique de l’expression de la lutte des classes et de la réorganisation en profondeur du mouvement ouvrier et populaire. D’une certaine manière, nous devons lier le « sujet- producteur » au sujet social », articuler la lutte pour l’amélioration et la transformation des conditions de travail à la lutte pour l’amélioration et la transformation des conditions de vie. Il n’y a pas d’autres voies pour surmonter la fragmentation sociale des masses populaires et de la classe ouvrière. D’autant plus que dans notre formation sociale, il n’a jamais eu d’émergence d’une culture ouvrière spécifique, d’organisations indépendantes, d’expériences massives de lutte produisant une identité de classe spécifique, et qu’en terme de mode de vie, d’habitat, de lien social et familial, de problèmes concrets, il n’y a pas de frontières entre la classe ouvrière et les autres catégories populaires.
On peut aller plus loin : une certaine approche marxiste tend à considérer la classe ouvrière comme la classe révolutionnaire à la fois en raison de sa situation objective (classe productrice de plus value et au cœur de l’exploitation) et de ses dispositions propres (force de travail collective, solidarité objective. ;) si toutefois se construit son propre parti. Dans cette problématique, les autres forces sociales peuvent être des alliés de circonstance ou stratégiques mais n’ont pas en eux même de potentiel révolutionnaire. Elles peuvent participer à une lutte radicale mais dans la contradiction fondamentale leur position est ambiguë, aléatoire, fonction du rapport de force fondamental. Cette vision en partie juste est insuffisante aujourd’hui :
1) la classe ouvrière peut devenir une force révolutionnaire jusqu’au bout seulement si elle aborde collectivement et consciemment le terrain des luttes politiques comme force qui exprime les aspirations et revendication de l’ensemble des masses populaires. Or cette capacité là ne dépend pas abstraitement de l’existence d’un parti qui lui apporterait de l’extérieur la conscience de son rôle historique mais de sa capacité dans le mouvement réel à prendre en charge les revendications sociales et démocratiques de l’ensemble des exploités et opprimés. Ces revendications sociales et démocratiques qui sont au cœur de la question sociale ne sont pas extérieures à sa propre condition de classe, elles en sont un des éléments constitutifs et constituent le trait d’union entre toutes les couches populaires.
2) La classe ouvrière ne résume pas à elle seule le sujet révolutionnaire même si elle en est la colonne vertébrale. D’autres forces sociales peuvent lutter contre le système capitaliste et le pouvoir des classes dominante en raison même de leur situation objective dans les conditions concrètes d’aujourd’hui : c’est le cas de la jeunesse dont la grande majorité n’a aucun autre avenir que l’exclusion, c’est le cas des travailleurs du secteurs informel, du semi prolétariat, des paysans pauvres. C’est le cas des femmes qui voient leur oppression spécifique se combiner à une logique de survie.
CONVERGENCES ET RAPPORT DE FORCES
Se posent alors deux questions :
L’unité d’ensemble sur le plan revendicatif et des perspectives de lutte : les revendications spécifiques qui naissent dans ou hors les entreprises sont le point de départ de la lutte. Mais le rôle des courants anticapitalistes est d’articuler ce point de départ à un objectif plus large : la mise en avant de revendications communes à l’ensemble des travailleurs et des masses populaires et la construction d’outils de lutte qui permettent cette mise en avant : Ces revendications communes tournent autour du payement et de la hausse généralisée des salaires, l’interdiction des licenciements et de la précarité, la mise en place d’un service public qui répondent aux besoins fondamentaux ( logement, transport, santé , éducation, emploi, culture, retraites, sécurité sociale .. ;), l’arrêt des privatisations, l’égalité des droits. Autrement dit articuler les revendications spécifiques à la défense des besoins fondamentaux des classes populaires.
Ainsi par exemple il est nécessaire d’articuler la lutte actuelle du personnel enseignant autour de la défense de leur statut à une lutte plus générale pour le droit à l’éducation et la hausse du budget. Celui des employés communaux à la question du service public. Cela est vrai sur d’autres terrains. Dans la configuration actuelle, les conflits syndicaux si ils ne débouchent pas sur des revendications plus larges et des coalitions plus larges tendent à l’échec. Notre cap est de construire une nouvelle pratique revendicative qui permet de dépasser, sans les nier, les revendications locales, sectorielles, spécifiques au profit de revendications plus générales remettant frontalement en cause les politiques économiques néolibérales et la légitimité politique du gouvernement en place.
Ce processus est organiquement lié à la construction consciente et patiente de convergences de luttes dans les entreprises et luttes dans les quartiers, entre questions propres au salariat et les questions propres aux conditions sociales d’existence. Les formes concrètes de cette convergence seront nécessairement multiples : coalition locale autour d’une revendication concrète, regroupement permanent des mouvements sociaux et forces organisées, convergence nationale autour d’une thématique précise ( exp. vie chère ) etc. …mais l’important est d’ouvrir un cycle de lutte et d’expériences de convergence sociale sur la base d’une opposition commune aux politiques libérales comme étape d’accumulation de forces et de reconstruction d’un rapport de force. Sans cette perspective qui vise à rendre durable et efficace les résistances défensives, il sera difficile de faire face aux effets lourds de l’accumulation des défaites partielles et de la désorganisation des capacités de défense collective des masses populaires.
Allons plus loin : ce processus de convergence n’est pas un processus politique extérieure à la construction d’instruments de défense organique des masses populaires, ni sa résultante, il en est même une des conditions. Bien sur il ne s’agit pas de faire converger des coquilles vides, des structures autoproclamées ou des mouvements éphémères mais l’idée est que c’est autour de l’unité d’action populaire revendicative la plus large que peut s’enraciner progressivement une résistance durable, même si les conditions de départ sont précaires.
Autre élément : si l’unité, le contenu revendicatif sont essentiel pour la lutte, les formes de mobilisation développées ne sont pas que des questions formelles, elles sont déterminantes pour la dynamique d’ensemble. Il ne s’agit pas d’adopter une forme de mobilisation indépendamment des éléments concrets de la lutte (réalité de masse de l’action, rapport de force, traditions et expérience, niveau de combativité, état de la solidarité…) mais il ne s’agit pas à l’inverse de rester fétichiste sur les modalités classiques.
Se posent plusieurs questions :
Comment sortir de la spirale des défaites ? Comment engranger des formes de mobilisation qui construisent une nouvelle pratique de lutte ?
A notre avis , nous ne pouvons nous contenter de constater que la fragmentation sociale conduit à une fragmentation des luttes, ni de penser que l’addition arithmétique de fronts de lutte, « nouveaux » ou « anciens » permettra ou suffira de construire un rapport de force sur la durée. Il ne s’agit pas non plus de se contenter d’alliances unitaires qui reproduisent des formes de mobilisation et d’organisation voués à l’échec (en terme d’accumulation de forces et d’expérience de lutte). L’enjeu est de voir quelle forme de lutte est capable de cimenter une base sociale large et sur quels terrains en particulier.
A notre avis le lieu principal de la contestation ou de l’expression de la contradiction fondamentale peut se déplacer sur le terrain des quartiers populaires. Et c’est le seul lieu où se cristallisent toutes les contradictions sociales du moment. C’est là où sous des formes radicalement différentes des organisations traditionnelles que peut se développer des formes d’organisations actives qui regroupent les différentes couches populaires. Loin d’être contradictoire avec l’émergence d’un mouvement ouvrier, ce processus est utile et décisif pour la refondation de ce dernier. Plus la participation populaire à des luttes pour la défense des besoins fondamentaux se développe, plus les luttes syndicales et ouvrières peuvent trouver des points d’appui larges. Il s’agit de maillons spécifiques mais d’une même chaîne de lutte qui peuvent se renforcer mutuellement et se compléter.
Encore faut il des formes de lutte qui débouchent sur un vrai processus d’auto organisation et sur ce que rosa Luxemburg appelait des mobilisations de masse extra parlementaire. Encore faut il que la question sociale prise dans son ensemble soit le levier à la construction d’une hégémonie radicale, alternative à l’idéologie dominante.
L’auto organisation chez la gauche marxiste marocaine correspond à une vision réductrice. Elle est plus ou moins synonyme de la construction, sous des formes multiples d’organisations indépendantes des masses populaires pour leurs luttes. Cette tâche est évidemment nécessaire. Mais l’auto_organisation désigne, à nos yeux, autre chose : il s’agit du processus par lequel les secteurs populaires dans leur lutte prennent en charge la réalité de leur propre mobilisation sur le plan des initiatives, des formes d’organisation, des revendications et objectifs de lutte et cela principalement quand commence à se développer une mobilisation. Il s’agit d’autre chose que la construction durable d’organisations populaires. Les deux d’ailleurs ne sont pas contradictoires. Mais l’intérêt de l’auto-organisation telle que nous la définissons est qu’elle implique non pas la participation quantitative des masses populaires à un projet qui lui est extérieur mais comme une participation active qui construit d’une manière consciente et collective sa propre expérience de lutte. La gauche marxiste reste à un schéma de mobilisation qui ne fait aucune place à l’auto activité des masses, qui loin d’être un processus spontané, nécessité une intervention consciente et une bataille politique et une accumulation d’expériences. Or nous ne dépasserons pas la fragmentation sociale et la crise de crédibilité des organisations si nous ne visons pas à assurer la participation directe des masses aux questions décisives de leur lutte, à réduire la délégation du pouvoir et mettre sous contrôle collectif les représentants des organisations où/et les délégués issus d’une lutte. Il n’y a pas d’autre voie pratique pour sortir de l’élitisme qui caractérise objectivement les pratiques de la gauche, il n’y pas d’autre voie pour redonner confiance en l’action collective et donner un caractère de masse aux mobilisations et permettre ainsi l’émergence de nouvelles avant-gardes de luttes liées organiquement aux masses populaires. Nous n’avancerons pas non plus si nous mettons une hiérarchie dans les luttes, dans les revendications et aspirations des masses mais au contraire si nous savons combiner et respecter les différentes contestations tout en visant à leur donner un cadre général commun, des cibles et des références communes de sorte qu’elles poussent dans la même direction.
La construction d’instruments de défense organique réellement indépendants, unitaires, radicales, démocratiques et tournés vers l’action est à ce prix. La construction d’une part de « coalition sociales » locales, sectorielles, nationales avec une volonté d’enracinement dans les lieux de vie et de travail, la mise en avant de la démocratie dans les luttes, la recherche d’alliances internationales aiderait fortement à l’émergence de nouvelle pratique de lutte, de nouvelles formes de résistances et d’organisation plus efficaces que par le passé.
La réalité des rapports de force, les expériences historiques passées , la violence de la mondialisation, la répression d’Etat font et feront que pour toute une période, il n’y aura pas nécessairement une coïncidence mécanique entre combativité, niveau de conscience, organisation. Pas plus que la question sociale ne débouchera mécaniquement sur une confrontation avec un caractère de classe explicite. Les résistances elles même connaissent et connaîtront un développement inégal, déboucheront sur des expériences d’organisations instables, précaires et parfois éphémères. De même nous allons certainement assister à l’éclosion de mouvements revendicatifs très locaux. Mais notre boussole est de construire des expériences de lutte et d’organisation qui permettent de dépasser partiellement dans un premier temps la fragmentation sociale, l’isolement des luttes, la dépolitisation des perspectives. . Dire cela implique une compréhension de la tache qui est posée aujourd’hui à la gauche radicale : il ne s’agit pas (seulement) de prendre la tête (la direction politique) d’un mouvement syndical, associatif, culturel pour changer les rapports de force sociaux et politiques mais de reconstruire et de refonder un mouvement ouvrier et populaire indépendant. Il ne s’agit pas non plus de mettre de côté « les organisations traditionnelles » mais d’œuvre à un large processus de réorganisation globale qui permette de lever les obstacles organisationnels, politiques et sociaux qui freinent le développement de la lutte des classes.
Les luttes de ces dernières années illustrent bien les dynamiques et les potentialités en cours. On voit se combiner des luttes ouvrières classiques ( pour le respect des libertés syndicales, les salaires, les licenciements) très combatives malgré une accumulation de défaites partielles, la résistance maintenue de salariés de la fonction publique ( enseignants, employés municipaux ), l’extension de luttes populaires aux thématiques variés ( accès aux services de base, maintien de services publics, chômage, coût de la vie ..) avec toujours ce même obstacle récurrent : la faiblesse des instruments de lutte, l’isolement, l’absence de perspective politiques. Et en même temps, chaque conflit partiel traduit une polarisation de classe et une dynamique d’affrontement très forte.
Question sociale et perspective politique
La question sociale est d’abord une question politique. La gauche est en situation de faiblesse pour trois raisons majeures :
Elle n’a pas de projet alternatif global concret et crédible. Il n’y a pas de fil conducteur entre les résistances quotidiennes et un projet de transformation sociale radicale. Nous savons que la satisfaction des droits et besoins sociaux même les plus élémentaires nécessite une rupture avec le capitalisme et un renversement des rapports sociaux et de classes dominants. Mais quelles revendications permettent de montrer que la lutte réelle pour la satisfaction des droits et des besoins nécessite de s’attaquer concrètement à la propriété privée et au pouvoir ? Non pas d’une manière abstraite et déconnecté mais au cœur de la dynamique de la lutte. Quelles revendications permettraient, en partant des luttes concrètes, de rendre vivante la conscience que si les masses veulent améliorer leurs conditions, elles doivent s’attaquer aux racines de l’exploitation et de la domination ? Quelles revendications pourrait dessiner les contours d’une politique sociale, économique, démocratique alternative à l’ordre dominant ? Et quelles formes de mobilisation et d’action favorisent non seulement l’expression de la combativité mais aussi rendent possible le développement du niveau conscience ? Sur ces questions la gauche est très faible et le risque dans cette situation est de voir une déconnection entre les luttes défensives et la nécessité de préparer une contre offensive et un changement des rapports de force.
La deuxième difficulté tient à l’absence d’un projet de prise de pouvoir. Les schémas anciens sont décalés ou dépassés. Pas seulement l’hypothèse de la « guerre populaire » et ses différentes variantes qui renvoient à des expériences spécifiques de combinaisons de guerre de libération nationale et sociale dans un autre contexte historique mais aussi les schémas classique de « grève générale insurrectionnelle », cette fois ci en raison des particularités du mouvement ouvrier local qui a très peu de tradition de grève de masse politique. La reprise d’une discussion sur ces questions est vitale d’autant plus que pour nous aucune solution institutionnelle et électorale n’est possible pour amorcer le changement.
Pour autant, la gauche a potentiellement un espace. Les ravages du capitalisme réellement existant, la crise de légitimité politique du pouvoir, la décomposition du mouvement national bourgeois et des bureaucraties ouvrent la possibilité de recommencer à construire un espace politique indépendant. A condition qu’elle s’unit dans un front de lutte, marque clairement son indépendance par rapport au pouvoir et aux tendances sociales libérales, y compris celles qui se trouvent dans l’opposition où les appareils syndicaux et s’emparent de la question sociale non seulement comme terrain principal de la lutte des classes mais aussi levier de la lutte démocratique radicale.