Ashley Smith (AS) : Les militant·e·s russes ont appelé à des journées d’action internationales du 19 au 24 janvier 2023 pour demander la libération des prisonniers politiques emprisonnés par le régime de Poutine. Qui sont certains de ces prisonniers et pourquoi ont-ils été incarcérés ?
Ivan Ovsyannikov (IO) : Il y a plus de répression politique aujourd’hui que dans le souvenir de mon passé. Selon le portail des droits de l’homme OVD-info, plus de 20’000 personnes ont été détenues lors de manifestations l’année dernière (huit fois plus qu’en 2020). Quatre cents militants anti-guerre font l’objet de poursuites pénales ; 120 d’entre eux sont en prison ou assignés à résidence. Par conséquent, lorsque nous mentionnons certains noms de prisonniers politiques, il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, mais seulement d’exemples choisis, en grande partie au hasard.
Ceux que le Mouvement socialiste russe (RSM) a mentionnés dans son appel à la solidarité représentent une partie de la « collectivité » de gauche, qui (comme la société civile russe dans son ensemble) est systématiquement détruite par les autorités. Arrêté en avril, Kirill Ukraintsev est un vidéoblogueur de gauche bien connu. Il est un dirigeant du syndicat Kurier, qui défend les intérêts de l’un des groupes de travailleurs les plus précaires : les livreurs, les coursiers.
La raison officielle de son arrestation n’est autre que sa participation à des manifestations pacifiques de travailleurs, interdites par les autorités. La raison réelle est la tentative (heureusement infructueuse jusqu’à présent) de briser la résistance des coursiers et d’envoyer un signal au mouvement syndical : les grèves pendant la guerre sont inadmissibles.
Le socialiste démocrate Mikhail Lobanov est probablement le politicien d’opposition le plus connu encore en Russie. En 2021, Lobanov, mathématicien et militant syndical, s’est fait connaître grâce à sa victoire écrasante lors des élections à la Douma de Moscou (qui lui a été volée par un scandaleux tripatouillage des votes). L’année dernière, Lobanov a organisé une plateforme électorale appelée Nomination. Elle a soutenu les militants anti-guerre lors des élections municipales dans la capitale.
Depuis lors, Lobanov a été arrêté à plusieurs reprises étant donné sa position. La dernière fois ce fut peu avant le nouvel an. Pendant son séjour en prison, il a été battu. Il y a quelques jours, Lobanov a été libéré, mais nous craignons pour son sort. Dans le contexte russe, ces arrestations envoient un signal clair : « quittez le pays, ou vous serez incarcérés pour longtemps ».
Alexandra Skochilenko est une artiste et féministe de Saint-Pétersbourg qui a été arrêtée au printemps pour avoir remplacé les étiquettes de prix dans les magasins par des imprimés anti-guerre. Elle risque maintenant une longue peine de prison pour « diffusion de fausses informations sur l’armée ». Alexandra Skochilenko est un symbole de la protestation pacifique, qui, dans l’actuelle Russie, est devenue presque aussi dangereuse que les actions militantes, telles que l’incendie des bureaux d’enregistrement et d’enrôlement militaires.
Les accusés [fin août] dans l’« affaire Tioumen » [capitale de l’oblast du même nom en Sibérie occidentale, ville de quelques 800’000 habitants] sont plusieurs anarchistes [six] accusés par les autorités de préparer des attaques terroristes. Selon les enquêteurs, les jeunes gens allaient faire sauter des bureaux d’enregistrement et d’enrôlement militaires, des postes de police et des voies ferrées qui transportent des armes vers l’Ukraine. Il n’existe aucune preuve réelle de ces intentions, si ce n’est des témoignages obtenus sous la torture. Le cas de Tioumen n’est qu’un exemple parmi d’autres des actes de répression, ces dernières années, du gouvernement contre de jeunes anarchistes dans différentes villes du pays (par exemple, le cas du Réseau [voir à ce sujet l’article d’openDemocracy du 27 avril 2018], le cas des adolescents de Kan [voir l’article du 9 décembre 2020 sur le Yorkshire EveningPost], et bien d’autres).
Nous avons choisi de mettre en avant ces cas en partie parce que l’on est beaucoup moins informé dans le monde sur ces personnes de gauche réprimées et incarcérés que sur des personnalités telles qu’Alexei Navalny (dont nous demandons aussi, bien sûr, la libération). Nous espérons, entre autres, que les informations sur cette répression inciteront les les militant·e·s de gauche à l’étranger à adopter une position plus ferme contre le régime de Poutine et sa guerre en Ukraine.
AS : Vous avez vous-même récemment fui le pays pour éviter les persécutions politiques. Quelles sont les conditions faites à la dissidence politique ? Comment les gens ont-ils réussi à continuer à s’organiser dans ces conditions ?
IO : J’aimerais bien dire que le mouvement de protestation en Russie se développe malgré toute la répression, mais, malheureusement, ce n’est pas le cas. Avant la guerre, manifester était déjà extrêmement risqué, mais les militant·e·s pouvaient se sentir relativement en sécurité tant qu’ils n’enfreignaient pas les règles non écrites (qui étaient constamment renforcées). Aujourd’hui, vous pouvez être arrêté ou licencié pour toute critique, même voilée, de la guerre ou toute autre manifestation de « manque de loyauté ».
Parfois, il n’y a pas de véritable raison à cela. Par exemple, de nombreuses féministes de Saint-Pétersbourg (en particulier, ma femme, Valeria) ont été détenues pendant plusieurs jours car elles étaient soupçonnées de « terrorisme téléphonique ». Cette accusation a été complètement inventée par la police pour isoler les manifestant·e·s potentiels à la veille d’anniversaires importants pour le régime. Par exemple, Valeria a été arrêtée quelques jours avant l’anniversaire de Poutine.
Même dans le cas de manifestations non politiques (par exemple, pour défendre les parcs des villes avec des arbres ou les droits des travailleurs), la plupart prennent aujourd’hui la forme de simples appels aux autorités, car il est devenu impossible de sortir dans la rue, quel que soit le sujet ou le thème. Tout acte de dissidence sera écrasé.
Cependant, la résistance se poursuit, même si nous n’avons pas vu de manifestations de rue ces derniers mois. Les militant·e·s anti-guerre animent des chaînes Telegram, distribuent des tracts, font des graffitis et aident les prisonniers politiques. Certains syndicalistes continuent à s’organiser et même à mener des actions collectives. Par exemple, en décembre, le syndicat Kurier a organisé une impressionnante grève interrégionale. Des personnes téméraires ont mis le feu à des bureaux d’enregistrement et d’enrôlement militaires. Au cours de l’année écoulée, une centaine de cas de ce type ont été recensés.
AS : L’invasion impérialiste de l’Ukraine par Poutine a échoué. Pour sauver la situation, il a opéré des remaniements parmi les généraux ; il a déclenché des attaques relevant du terrorisme d’Etat contre des cibles civiles en Ukraine ; il a tenté de consolider son emprise sur l’est et le sud-est du pays. Certains signes indiquent qu’il va lancer une offensive, peut-être à partir de la Biélorussie, dans une nouvelle tentative de reprendre le contrôle du pays. Quelle est la stratégie de Poutine maintenant ?
IO : Je ne suis pas un expert militaire. De plus, après le 24 février, la rationalité de Poutine et de son entourage, leur capacité à penser stratégiquement, n’est pas très apparente. Néanmoins, je suis sûr que dans les mois à venir, nous assisterons à une nouvelle escalade des hostilités, à une nouvelle série d’attaques contre des populations civiles et à une nouvelle vague de mobilisations en Russie.
Poutine ne peut pas faire marche arrière. Une défaite militaire signifierait presque certainement l’effondrement de son régime. L’Ukraine n’acceptera jamais la confiscation de ses territoires et (si les pays occidentaux lui fournissent suffisamment d’armes) elle a toutes les chances de les reconquérir. Par conséquent, il y a peu d’espoir que Poutine batte en retraite ou fasse des concessions, ce qui serait une condition préalable à tout règlement négocié.
AS : Poutine a récemment mobilisé des centaines de milliers de personnes pour renforcer ses forces d’occupation en Ukraine. Quel impact cette mobilisation a-t-elle eu sur la population et la conscience politique ? Va-t-il mobiliser davantage de personnes, soit pour maintenir l’occupation, soit pour lancer une nouvelle offensive ? Quel impact aurait une autre mobilisation sur l’attitude des gens vis-à-vis de la guerre ?
IO : Comme je l’ai dit, une nouvelle vague de mobilisation viendra presque certainement. Quant aux sentiments de la population, il est difficile d’en dire davantage avec certitude. Les sondages, en particulier ceux qui interrogent directement [par téléphone] les gens sur leur attitude à l’égard de la guerre, sont trompeurs. En règle générale, les Russes ont peur de parler aux enquêteurs de « l’opération militaire spéciale » ou de Poutine. La grande majorité refuse de communiquer avec les enquêteurs, d’autres évitent les sujets politiquement sensibles, et d’autres encore mentent. Après l’annonce de la mobilisation, de nombreux jeunes hommes n’ont tout simplement pas décroché le téléphone ayant numéro inconnu.
Selon les instituts de sondage indépendants de l’Etat, environ 30% des Russes peuvent être classés comme opposants à la guerre, et environ 50% comme partisans. Cependant, la signification de ces chiffres n’est pas tout à fait claire. Beaucoup de ceux et celles qui ont soutenu la guerre aspirent à une paix rapide, quelles que soient les conditions. Beaucoup de ceux et celles qui sont contre la guerre ont renoncé et cessé de faire quoi que ce soit, actuellement.
Je pense qu’après février, la société russe est sous le choc, la confusion, la dépression et la dépolitisation (que le régime de Poutine encourage depuis des décennies). Ces conditions entravent l’auto-organisation encore plus efficacement que la peur des représailles.
La réponse de la société à la récente mobilisation s’est opérée sous toutes sortes de formes de ce que l’on pourrait qualifier de « sabotage individuel ». Des centaines de milliers de personnes ont fui le pays en octobre-novembre 2022, la plupart vers des pays voisins comme la Géorgie, le Kazakhstan et la Turquie, où l’entrée ne nécessite pas de visa. Beaucoup de ceux qui n’ont pas cette possibilité se cachent à la campagne et ont quitté leur domicile pour vivre chez des amis ou des connaissances.
Ceux qui ont été mobilisés se rebellent assez souvent, réclamant un meilleur soutien matériel ou des périodes d’entraînement suffisantes. Bien que ces protestations ne soient pas anti-guerre, elles sont susceptibles de saper la discipline de l’armée et, dans certaines conditions, elles peuvent se transformer en quelque chose de plus important. Il est difficile de se prononcer avec certitude sur le nombre de déserteurs et de « refuseniks », car seule une petite partie de ces cas est médiatisée. Cependant, ces histoires sont nombreuses. Tout cela témoigne-t-il de la croissance de la conscience politique ? Honnêtement, c’est difficile à dire.
AS : Quelles sont les conditions économiques et politiques pour les gens en Russie aujourd’hui ? Ces conditions modifient-elles la conscience des gens à l’égard de la guerre ? Quelle est la solidité de la base populaire de Poutine ?
IO : Les conditions sont mauvaises pour un nombre croissant de personnes. L’inflation, la pénurie de certains produits importés, le départ de nombreuses entreprises occidentales et le ralentissement général de l’économie russe en raison des sanctions ont eu un impact énorme. La situation est particulièrement difficile pour les familles des personnes mobilisées. Elles ont perdu leurs proches et leurs soutiens de famille. Cependant, la mobilisation et l’exode massif des spécialistes ont quelque peu amélioré la situation sur le marché du travail. Les emplois ont augmenté, notamment dans l’industrie militaire.
Je ne pense pas qu’une détérioration de la situation économique conduira à un soulèvement à elle seule. Les Russes s’adaptent bien aux crises. Les « années [19]90 de la faim », où la population a survécu au moyen de ses activités artisanales et des gîtes, l’ont démontré.
Cependant, avec la combinaison de défaites sur le front, d’une augmentation du nombre de morts et de dissensions au sommet du régime et parmi les oligarques, une situation disons propice à une « révolution » pourrait se développer. C’est exactement ce qui s’est passé dans les années 1980, lorsque la guerre impopulaire en Afghanistan, les problèmes économiques et les réformes tardives de Gorbatchev ont conduit à l’effondrement de l’URSS.
AS : Quelles sont les perspectives de la résistance contre Poutine en Russie ainsi qu’en Biélorussie ?
IO : Je pense, comme cela s’est produit plus d’une fois dans l’histoire de la Russie, que la défaite militaire serait un catalyseur du changement. Si cela se produit, le processus peut se développer selon la formule classique de Lénine : la classe dirigeante ne peut pas gouverner à l’ancienne, et les classes populaires ne peuvent pas vivre à l’ancienne. Les scissions et les conflits au sein des élites se combineraient avec la montée du mouvement de protestation et, probablement, avec des actions séparatistes dans les républiques nationales. Je suis sûr que le régime de Loukachenko tombera le jour même où le pouvoir en Russie sera ébranlé.
AS : Quelles positions la gauche internationale devrait-elle adopter sur la guerre impérialiste de la Russie, sur l’OTAN et l’Ukraine ?
IO : L’OTAN, bien sûr, c’est le fléau. Mais il faut se rappeler que dans cette affaire, c’est la Russie de Poutine, et non l’OTAN, qui est l’agresseur. La gauche internationale doit réaliser que la victoire de Poutine serait une victoire pour les forces politiques et les régimes d’extrême droite dans le monde. Contrairement à l’opinion des « pacifistes » qui s’opposent à l’aide militaire à l’Ukraine, céder à l’agresseur conduirait à la normalisation des conquêtes territoriales et à de nouvelles guerres d’agression dans le monde.
En outre, la victoire de Poutine signifierait la perpétuation de l’esclavage pour les peuples d’Ukraine, de Russie, de Biélorussie et d’autres pays post-soviétiques dans l’orbite de l’impérialisme russe. Elle préserverait également le modèle barbare de capitalisme oligarchique fondé sur des inégalités sociales record, la corruption et le commerce des hydrocarbures que nous connaissons en Russie.
En analysant la situation, la gauche doit s’inspirer de la tradition de solidarité antifasciste dans la lutte contre la tyrannie. Cela signifie un soutien sans compromis à l’Ukraine, ainsi qu’aux mouvements de libération biélorusses et russes.
Ivan Ovsyannikov
Ashley Smith
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.