Certains l’appellent la France des sous-préfectures. Des petites et moyennes villes. Elle s’est fortement mobilisée le 19 janvier contre la réforme des retraites. Dans les rues, le nombre de manifestants a été « historique » à Rodez (Aveyron), il a « fait date » de Calais (Pas-de-Calais) à Maubeuge (Nord) et a été « sans précédent » à Flers (Orne). Ils seront de nouveau dans la rue le 31 janvier pour la deuxième journée de grève contre la réforme des retraites.
Même s’il faut se rappeler que ces villes drainent des bassins de population plus larges à leur alentour, les chiffres impressionnent. Par exemple, on a compté environ 2 000 manifestants à Mende en Lozère (pour 11 000 habitants), 7 000 à Alès (pour 40 000 habitants), 3 000 à Saint-Gaudens (Haute-Garonne, 11 000 habitants). Autant de noms que l’on n’a pas l’habitude de voir citer dans les médias nationaux. « Ces mobilisations dans les villes petites et moyennes sont le vrai baromètre de la haine de cette réforme », avance Willy Pelletier, sociologue à l’université de Picardie.
Alors, pourquoi la France des bourgs, des petites agglos et des zones rurales qui les entourent a-t-elle manifesté ? Reporterre esquisse cinq explications.
1. Les retraites, la goutte qui fait déborder le vase
« La mobilisation va au-delà de l’opposition à la réforme des retraites, estime Willy Pelletier. C’est l’occasion d’exprimer toutes les amertumes, les colères. » Inflation, hausse du prix des carburants, de l’énergie… « Des gens doivent par exemple choisir entre se chauffer et nourrir leurs animaux domestiques, car le prix des croquettes a beaucoup augmenté », note le sociologue.
« Le gouvernement ne cesse de demander des efforts », confirme Thibault Lhonneur. Conseiller municipal à Vierzon (Cher), il milite à La France insoumise et analyse le vote des villes moyennes. « Il y a eu le Covid, le confinement, puis le couvre-feu, puis on nous a dit qu’il y avait des risques de coupure d’électricité et qu’il fallait encore faire un effort. Les injonctions restrictives données depuis trente-six mois sont respectées, et là on vous dit qu’il va falloir aussi travailler deux ans de plus. Ça ne passe pas ! »
La mobilisation est importante, elle « dépasse le cadre habituel des sympathisants de gauche », poursuit-il. Le vase déborde pour beaucoup de monde. « À Vierzon, j’ai croisé des personnes étiquetées à droite. » La même constatation a été faite par Achille Warnant, doctorant en géographie à l’Ehess (École des hautes études en sciences sociales) et spécialiste des villes moyennes. « Cette réforme des retraites a aussi une opposition à droite et à l’extrême droite. Je pense que les manifestations brassent très large, ce qui explique leur succès. »
2. Un ancrage local des syndicats
Ces manifestations font partie des plus importantes « de ces vingt-cinq dernières années, observe Achille Warnant. Il ne faut pas oublier que ces villes se sont toujours mobilisées, elles ont une tradition de manifestation, même si elles ont été invisibilisées ».
Montluçon et Alès, par exemple, restent marquées par leur passé industriel et une forte tradition syndicale. « On dit beaucoup que les syndicats et les partis politiques n’ont plus d’ancrage territorial, remarque le géographe. Là, on voit qu’ils sont toujours présents et en capacité de mobiliser, même s’ils sont fragilisés. »
Autre trait sociologique : ce sont des villes où les emplois publics sont proportionnellement plus nombreux. « Dans la fonction publique, les gens sont plus syndiqués que dans le reste de la population », précise Achille Warnant. À cela s’ajoute que cette fois-ci, la CFDT appelle à se mobiliser. « Un syndicat très présent dans le public ».
3. Plus d’habitants touchés par la réforme des retraites
La population des petites villes et villes moyennes qui s’est mobilisée est sans doute, aussi, plus touchée par la réforme. Un rapide tour sur le site de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) permet de constater la très faible proportion de cadres dans une grande partie des villes citées dans cet article, en comparaison avec de grandes villes [
Photo : On avait peut-être une dizaine d’années avant que vienne la maladie. Ce moment de répit est ôté.
« Ici, les gens ont un rapport physique au travail plus douloureux, témoigne Thibault Lhonneur depuis Vierzon. On a des aides-soignantes, des auxiliaires de vie scolaire, des accompagnants d’enfants en situation de handicap, des caissières, des ouvriers d’usine : ce sont des boulots éprouvants. » Comme l’a déjà documenté Reporterre, les horaires peuvent être éparpillés ou en décalé, avec du temps partiel, des charges à porter, du travail répétitif, l’exposition aux polluants...
« La retraite était l’anticipation d’un petit peu de bon temps volé pour soi, complète Willy Pelletier. On avait peut-être une dizaine d’années avant que vienne la maladie. Ce moment de répit est ôté. »
4. Un sentiment de mépris plus fort
Cela vient renforcer — s’il en était encore besoin — le sentiment d’abandon et de mépris ressenti par les habitants de ces « territoires ruraux pauvres », estime M. Pelletier, qui étudie le vote du Rassemblement national (RN) dans les territoires ruraux. « Il n’y a plus de médecin, plus d’emploi stable, plus de bus, plus de train », liste-t-il. Les espaces de sociabilité « qui donnent de l’estime de soi sont aussi en voie de liquidation : les sociétés de chasse, les associations de parents d’élèves ».
Au travail aussi, tout s’effondre, poursuit le sociologue : « Le Covid a eu en effet dramatique. Vous vous croyiez indispensable dans votre entreprise, et à cause du Covid vous avez été licencié ou rétrogradé. » Thibault Lhonneur estime également que cette question du rapport au travail est centrale. Notamment parce que pendant le Covid, nous avons été réduits à l’état de « travailleurs ». Or, le travail s’est dégradé.
Dans ce contexte, la façon dont est menée la réforme est violente, selon Willy Pelletier : « On dit aux gens qu’ils vont souffrir plus longtemps, et que face aux chiffres, ils ne comptent pas. Cela redouble le sentiment de mépris, d’autant plus que le gouvernement veut passer en force, et aller très vite. »
5. Une réforme qui touche à la famille
Enfin, Willy Pelletier estime qu’il y a une dimension intime dans cette mobilisation contre les retraites. Quand il n’y a presque plus de services publics, de lieux de sociabilité et de travail, il reste la famille. « Ce sont les seuls liens qui permettent de tenir quand tout fout le camp, un espace de solidarité et d’estime de soi. La réforme des retraites vient percuter cette bulle d’amour. »
Elle le fait en touchant les enfants. « Les parents reportent leurs espoirs de vie non réalisés sur leurs enfants, explique le sociologue. Or la réforme des retraites dit qu’ils auront encore moins de droits, plus de galères au travail. »
À l’inverse, les enfants voient que leurs parents prendront leur retraite plus tard. « Très concrètement, cela veut dire des souffrances supplémentaires pour leurs parents, des gens qu’on aime ».
La mobilisation contre les retraites pourrait donc être l’occasion de « retrouver de la fierté », estime Willy Pelletier. Mais pas certain que les manifestations suffisent. « Pour compter, on sait maintenant qu’il faut déranger. J’entends beaucoup de gens dire “On ne sera pas gentils”. Certains sont à deux doigts de s’en prendre aux élus. »
Thibault Lhonneur, lui, veut voir dans la mobilisation de ces territoires un signe positif. Alors que l’on y vote plutôt à droite, voire à l’extrême droite, « la gauche arrive à s’y faire entendre sur une thématique sociale », souligne-t-il.
Marie Astier
Notes
[