Emmanuel Macron et le gouvernement obtiendront peut-être une majorité pour voter la réforme des retraites, grâce aux voix de députés Les Républicains (LR) et à l’appui du Sénat. Mais jamais l’exécutif n’aura réussi à convaincre du bien-fondé de son projet. Et pour cause : l’argumentaire pensé pour le défendre, déroulé de plateau en plateau, est truffé de contrevérités. La preuve en cinq exemples.
Une réforme « juste », vraiment ?
Dès la présentation de la réforme le 10 janvier, la première ministre Élisabeth Borne a insisté sur le fait qu’elle était porteuse de « justice » et de « progrès social ». Le ministre du travail Olivier Dussopt a aussi répété régulièrement qu’elle ne ferait « pas de perdant ». Les cinq semaines de débats et de polémiques que nous venons de vivre permettent d’en douter fortement.
Car quand le gouvernement ne voit aucun perdant, alors que l’âge auquel les Français·es auront le droit de partir à la retraite va reculer de deux ans, c’est parce qu’il part du principe qu’en l’absence de réforme, les pensions devront forcément baisser… puisqu’il ne prévoit pas d’augmenter les dépenses de retraites. Bien sûr, si on compare la situation après la réforme avec la situation actuelle, cet argument se révèle faux.
La réalité est qu’il y aura bien des perdants. La réforme ne changera pas grand-chose pour les travailleuses et travailleurs ayant fait de longues études : du fait de leur entrée relativement tardive sur le marché du travail, et la durée de cotisation nécessaire pour obtenir le « taux plein », leur départ à la retraite aura de toute manière lieu après 64 ans.
Les personnes ayant eu des carrières partielles, comme les femmes ayant interrompu leur activité pour élever longtemps leurs enfants, ne seront pas non plus beaucoup touchées, car elles doivent souvent attendre 67 ans, pour toucher une pension sans malus (« décote »), et que cette borne d’âge ne changera pas.
La réforme fait en fait porter l’effort sur les mères, qui auraient pu partir à 62 ans grâce aux trimestres validés pour chaque enfant (quatre trimestres dans le privé, deux trimestres dans le public), et devront attendre 64 ans, et sur les catégories populaires et moyennes, qui ont fait des études courtes.
La réforme ne corrige pas non plus les inégalités, nombreuses, qui truffent le système de retraite français : différence de traitement entre le privé et le public, treize règles différentes pour les pensions de réversion selon les régimes, etc.
Et elle ne devrait pas apporter de réponse au fait qu’en France, comme le résume l’Institut des politiques publiques, ce sont celles et ceux qui touchent les meilleures retraites qui partent, dans les faits, le plus tôt. Avec la réforme, les personnes aux pensions les plus élevées verront leur âge de départ augmenter moins fortement que celui des catégories intermédiaires.
Autre inégalité majeure, non corrigée, et pointée par l’économiste Thomas Coutrot : à 60 et 61 ans, 29 % des travailleurs (soit un million de personnes) ne sont « ni en emploi ni à la retraite » : 4 % sont au chômage et 25 % en inactivité, dépendant donc financièrement des minima sociaux ou de leur entourage. Ce fait touche beaucoup plus les non-diplômés (36 % d’entre eux) que les diplômés du supérieur (17 % seulement sont concernés).
Retraites des femmes : contrevérités et contradictions
Dire une chose puis son exact contraire, en l’espace de trois minutes. C’est la prouesse réalisée par Olivier Dussopt, invité le 13 février sur France Info. « Depuis des années, l’âge effectif de départ des femmes est supérieur à celui des hommes », affirme d’abord, et à raison, le ministre du travail, avant de se dédire : « En 2030, l’âge effectif de départ à la retraite des femmes sera toujours inférieur à celui des hommes. »
Fin janvier, les mêmes contradictions brouillaient déjà le message des membres du gouvernement. Élisabeth Borne déclarait à l’Assemblée nationale que les femmes partaient plus tôt, quand Gabriel Attal martelait l’inverse… Cela en dit long sur le bourbier dans lequel s’est enlisé le gouvernement, sur la question de la retraite des femmes.
Vantant dès le départ une réforme plus « protectrice », l’exécutif a été bien en peine d’apporter des arguments. Car l’évidence s’impose : le décalage de l’âge légal de départ de 62 à 64 pénalise davantage les femmes et renforce les inégalités. L’étude d’impact de la réforme le démontre : à cause de la réforme, les femmes de la génération 1980 partiraient par exemple huit mois plus tard, contre quatre mois supplémentaires pour les hommes. Les femmes perdraient une partie de leurs « avantages » liés à la maternité et l’éducation des enfants.
Gêné aux entournures, le gouvernement répond désormais que sa réforme permettra, à terme, un départ effectif des femmes avant les hommes. C’est faux. Oui, les écarts vont se réduire. Mais non, ce n’est pas grâce à la réforme. Celle-ci va même freiner la tendance, rappelle un billet de Patrick Aubert, économiste à l’Institut des politiques publiques. « L’impact de la réforme plus fort sur l’âge de départ des femmes n’empêchera pas que l’écart continue de diminuer au fil des générations, mais il ralentira cette baisse. Pour la génération 1983, les femmes partiraient ainsi à la retraite encore en moyenne 4 mois plus tard que les hommes. »
Contraint d’admettre les inégalités, et assumant que la réforme n’a pas vocation à les régler, le gouvernement renvoie à un débat, plus tard, sur la refonte des « droits familiaux », visant à régler les injustices. Pourquoi pas maintenant, dans le cadre de la réforme ? « Pour que ce ne soit pas bâclé », répond sans ciller le ministre du travail.
L’illusion des petites retraites à 1 200 euros
Enfin. Mercredi 15 février, plus d’un mois après la présentation de la réforme et après avoir subi une déferlante de questions sur ce thème la veille à l’Assemblée, le ministre du travail Olivier Dussopt a donné pour la première fois sur France inter des chiffres sur ce qui est devenu un des sujets centraux du débat : combien de retraité·es auront droit à la pension minimale de 1 200 euros (85 % du Smic) tant vantée par le gouvernement ?
On le savait déjà, un quart des quelque 800 000 personnes touchant pour la première fois une pension de retraite auront droit à une revalorisation. Parmi ces 200 000, a annoncé le ministre, « un tiers aura une revalorisation supérieure à 70 euros », et 40 000 d’entre eux « passeront le cap des 85 % du Smic ».
Et parmi les 1,8 million de retraité·es actuels qui auront droit à une revalorisation (sur plus de 17 millions), « 900 000 auront une revalorisation comprise entre 70 et 100 euros », dont « 125 000 qui vont aller jusqu’au maximum des 100 euros de revalorisation ». « Cela signifie que nous avons 250 000 retraités supplémentaires qui vont franchir le cap des 85 % du Smic », a assuré Olivier Dussopt.
C’est la première fois que le gouvernement apporte une réponse précise aux questions qui se posent sur le sujet depuis la mi-janvier – en communiquant des chiffres plus élevés qu’attendu. Mais avec sa réponse, il reconnaît l’évidence : l’horizon des 1 200 euros, qui ne vaut que pour une carrière complète au niveau du Smic, a été présenté de façon trompeuse par presque tous les membres du gouvernement et de la majorité qui ont martelé dans tous les médias que cette réforme vaudrait pour toutes les petites retraites.
Mediapart l’écrivait dès le 15 janvier, cette annonce avait tout pour « se retourner rapidement contre ses promoteurs, et être interprétée comme une fausse promesse par le grand public ». On y est. Pour que le sujet franchisse le mur du son médiatique, il a fallu que, sur France inter le 7 février, l’économiste Michaël Zemmour martèle l’évidence devant la journaliste Léa Salamé ébahie.
Depuis, les journalistes épinglent avec délice les ministres défilant sur les plateaux pour leur abus de cet élément de langage trompeur – le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a passé un sale moment sur France Inter le 12 février, tout comme le ministre des relations avec le Parlement Franck Riester, le 9 sur BFMTV.
Mais même une fois les chiffres connus, reste à expliquer le mécanisme réel, complexe, de la réforme, comme l’a par exemple fait Libération, qui montre que le ministre lui-même n’a pas compris la mesure. Car les retraité·es qui devraient toucher le maximum des 100 euros de revalorisation (mais non atteindre les 1 200 euros) sont en fait… ceux qui ont travaillé toute leur carrière à temps partiel.
Le faux argument de la « faillite »
Cet argument part d’une même idée : le déficit du système de retraites serait intenable. Il se décline en deux axes : ce déficit menace le système de retraite par répartition et, plus globalement, conduirait la France à la faillite.
Sur le premier point, qui a été longtemps le plus utilisé, le gouvernement n’a pas hésité à utiliser l’outrance et le mensonge. Les ministres ont martelé que le système aurait, sans la réforme, un déficit cumulé de 150 milliards d’euros en 2030. Or ce chiffre est faux : ce montant ne sera dépassé qu’en 2034 et il est en euros courants, ce qui le surestime de près de 20 milliards, car il ne prend pas en compte l’effet équivalent de l’inflation sur les recettes.
Enfin, l’utilisation d’un « déficit cumulé » qui additionne tous les déficits ne rend pas compte de la situation réelle du système. En 2030, le système de retraite sera ainsi en déficit sur l’année de 10,7 milliards d’euros, ce qui n’est qu’un détail au regard du déficit public, prévu à 172 milliards d’euros en 2023, et du montant des pensions de retraite payées chaque année, qui dépasse 350 milliards. Il n’y a là aucun danger mortel ni pour le système ni pour le crédit de la France : on pourrait imaginer que l’État réduise par exemple les 200 milliards d’euros annuels d’aide au secteur privé pour assumer ce déficit des retraites.
Il faut aussi souligner que le déficit du système des retraites est un déficit très largement construit. En 2021, près de 19 milliards d’euros de revenus de la Sécurité sociale étaient consacrés (via la CRDS et une partie de la CSG) à l’amortissement de la dette sociale, donc au remboursement de la dette passée du système. Cet argent pourrait très bien servir à réduire ou à effacer le déficit, tandis que la dette passée serait « roulée » comme le fait l’État pour sa propre dette.
Le gouvernement choisit plutôt de créer un déficit, pour rembourser avec intérêt la dette nécessaire à son financement. Et il demeure d’autres moyens de réduire ce déficit futur sans jouer sur les dépenses : relever légèrement les cotisations sur les salaires, taxer une partie des revenus du capital protégés depuis 2018 par le prélèvement forfaitaire unique (le PFU est fixé à un taux unique de 30 %, sans aucune progressivité pour les revenus les plus élevés), ou encore indexer les salaires sur l’inflation, ce qui permettrait de faire payer davantage de cotisations.
Le problème démographique n’a rien d’une évidence
C’est une phrase répétée comme une évidence, encore par le ministre du travail Olivier Dussopt le 15 février sur France Inter : aujourd’hui, il n’y a qu’1,7 actif par retraité, alors que dans les années 1970, on en comptait trois par retraité. Il serait donc urgent de réformer notre système de retraites par répartition – où les actifs financent les pensions de leurs aînés.
Mais cet argument n’est pas aussi redoutable que veut le croire l’exécutif. D’abord parce que malgré l’effondrement de ce ratio actifs/retraités qu’on a connu dans les cinquante dernières années, le système a tenu, principalement grâce à une hausse des cotisations payées par les salaires, mais aussi par les réformes votées.
Et puis, l’explosion du nombre de retraité·es est derrière nous. Le ratio actifs/retraités devrait passer dans les années à venir de 1,7 à 1,2 puis se stabiliser. Enfin, la dernière réforme déjà votée, la « réforme Touraine » votée en 2014, a justement été pensée pour pallier ce problème : elle prévoit de faire passer la durée de cotisation de 42 à 43 années, progressivement entre 2020 et 2035. C’est le rythme de cette augmentation de cotisations que le gouvernement veut augmenter, pour atteindre les 43 années dès 2027.
Par ailleurs, le nombre d’actifs par rapport aux retraités n’est qu’une partie du problème, qui englobe aussi la valeur du travail des actifs. Le système par répartition est un système qui repose sur cette idée que la progression des salaires permettra d’amortir le vieillissement de la population.
La réforme repose donc sur deux non-dits : le gouvernement renonce à soutenir la hausse des salaires et leur indexation sur l’inflation, mais il abandonne aussi toute idée d’accélération de la productivité, qui a par le passé permis d’absorber une bonne partie de la hausse du nombre de retraités.
Or ces deux points sont problématiques puisqu’une grande partie des aides aux entreprises et des exonérations de cotisations dont elles bénéficient visent justement à assurer une meilleure productivité et, donc, des salaires plus élevés. Si cette politique gouvernementale fonctionne, le poids de la démographie ne sera pas aussi fatal que ne le veut le discours de l’exécutif.
Romaric Godin, Cécile Hautefeuille et Dan Israel