Samedi 18 février, peu après un entretien avec son homologue chinois Wang Yi à Munich en marge de la Conférence sur la sécurité, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a fait une déclaration qui a fortement résonné ces derniers jours. Les États-Unis, a-t-il affirmé sur la chaîne de télévision américaine CBS, ont des informations selon lesquelles la Chine envisage « très sérieusement » de fournir des armes létales et des munitions à la Russie : « À ce jour, nous avions vu des entreprises [chinoises] fournir un soutien non létal à la Russie utilisé en Ukraine. Notre inquiétude maintenant, basée sur des informations que nous avons, est qu’ils envisagent de fournir une aide létale. »
Interrogé sur ce que cela impliquerait concrètement, le chef de la diplomatie américaine a répondu : « Principalement des armes ». Au cours de ses échanges avec Wang Yi, Antony Blinken l’a mis en garde contre les « implications et les conséquences » pour la Chine s’il s’avérait qu’elle apporte un « soutien matériel » à la Russie dans sa guerre en Ukraine ou si elle l’aidait à échapper aux sanctions occidentales, a indiqué le porte-parole du département d’État, Ned Price, en rendant compte de l’entretien.
La vice-présidente américaine Kamala Harris, présente elle aussi à Munich, avait également mis en question la neutralité affichée par la Chine. Les États-Unis sont « troublés par le fait que Pékin a approfondi ses relations avec Moscou depuis le début de la guerre. Toute démarche de la Chine visant à fournir un soutien létal à la Russie ne ferait que récompenser l’agression, poursuivre les tueries et saper davantage un ordre fondé sur des règles. »
Dimanche 19 février sur CNN, l’ambassadrice des Etats-Unis aux Nations Unies Linda Thomas-Greenfield a renchéri : fournir des armes à la Russie serait pour la Chine franchir « la ligne rouge » et serait « inacceptable » aux yeux de l’administration Biden. Car s’il était avéré que la Chine faisait front commun avec la Russie et comptait lui livrer des armes, cela ne manquerait pas d’entraîner une escalade dangereuse entre Washington et Pékin. Une telle évolution rebattrait totalement les cartes géopolitiques sur le théâtre ukrainien mais aussi en Asie de l’Est, avec pour épicentre Taïwan qui représente depuis des années la grande zone de fractures entre la Chine et les États-Unis.
Lundi 20 février, le gouvernement chinois a nié les propos d’Antony Blinken. « Nous n’acceptons pas que les États-Unis pointent du doigt les relations entre la Chine et la Russie, et encore moins qu’ils exercent des pressions et des contraintes », a rétorqué Wang Wenbin, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, accusant les États-Unis de « propager de fausses informations ».
Cependant, les démentis de Pékin n’ont pas réussi à calmer les inquiétudes. Mardi 21 février, le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg a exprimé les siennes : « Nous sommes de plus en plus inquiets que la Chine puisse envisager de fournir un soutien létal à la guerre de la Russie » en Ukraine. Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la sécurité, a quant à lui indiqué que Wang Yi lui avait assuré que la Chine ne fournissait pas d’armes à la Russie et ne prévoyait pas de le faire. « Nous devons rester vigilants mais autant que je sache, il n’y a pas de preuve que la Chine ait fait ce qu’elle affirme ne pas faire. »
Mais ce vendredi 24 février, les soupçons ont pris un tour plus concret, même s’il faut attendre des confirmations. Selon l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, une entreprise chinoise envisage de produire des drones kamikazes ou « rôdeurs » pour l’armée russe en vue d’une possible utilisation pour frapper des cibles en Ukraine. Des négociations en ce sens ont été entamées entre les responsables militaires de Moscou et le fabricant chinois de drones Xi’an Bingo Intelligent Aviation Technology, indique le journal, sans citer de source. Bingo se serait dit prêt à produire dans un premier temps 100 drones du type ZT-180, de les tester et de les livrer d’ici le mois d’avril prochain au ministère russe de la Défense. Ce modèle de drone est similaire aux drones Shahed-136 fabriqués en Iran, selon des experts militaires interrogés par le journal, et peut transporter une charge explosive de 35 à 50 kilogrammes. La Russie a utilisé des Shahed-136 armés pour frapper des cibles en Ukraine.
Dans un deuxième temps, toujours d’après Der Spiegel, le fabricant chinois envisage de transférer à la Russie des composants et son savoir-faire afin qu’une production de drones puisse commencer localement. Cela pourrait alors permettre à Moscou de produire 100 drones de ce type par mois. Ces engins sont techniquement connus sous le nom de « munition rôdeuse » car ils peuvent tourner en rond avant d’être dirigés vers leurs cibles. Le gouvernement chinois sollicité par l’hebdomadaire allemand a nié l’existence de tels projets.
XI JINPING ATTENDU À MOSCOU POUR LE « JOUR DE LA VICTOIRE » LE 9 MAI
Désormais, la question n’est plus de s’interroger sur la position de la Chine au sujet de la guerre menée par la Russie en Ukraine depuis le 24 février 2022. Non seulement le régime chinois ne l’a jamais condamnée, mais aujourd’hui tout indique qu’il a fait le choix de se rapprocher de Vladimir Poutine et de son régime. Le discours de neutralité affiché par Pékin ne tient plus guère : il n’a pas caché des sympathies évidentes des autorités chinoises envers le gouvernement russe, les médias chinois reproduisant à longueur de journées la propagande du Kremlin sur le dossier ukrainien. Plus encore, lundi 30 janvier, Mao Ning avait franchi un pas en accusant les États-Unis « d’avoir déclenché la crise en Ukraine ». Cette autre porte-parole de la diplomatie chinoise avait alors sommé Washington d’arrêter d’envoyer des armes lourdes à Kiev.
Ce message, le nouveau ministre chinois des Affaires étrangères, Qin Gang, l’a encore amplifié. Dans un discours présentant mardi 22 février, la vision de la Chine sur la « sécurité globale », le ministre en a profité pour dénoncer devant plusieurs dizaines d’ambassadeurs et diplomates étrangers, les livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine. « Nous demandons aux pays concernés de cesser au plus vite de jeter de l’huile sur le feu et de cesser de rejeter la faute sur la Chine ».
Mais un pas supplémentaire pourrait être franchi prochainement. Le 31 janvier, le ministère russe des Affaires étrangères a annoncé que le président chinois Xi Jinping devrait se rendre en Russie ces prochaines semaines. Un « événement majeur », a souligné le ministère dans un communiqué. Selon le Wall Street Journal qui cite des sources proches du dossier, Xi Jinping se prépare activement à cette visite qui aurait lieu après Pâques. Selon le quotidien américain, cette visite pourrait intervenir le 9 mai à l’occasion des célébrations à Moscou de la victoire de l’URSS contre les nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui serait un beau pied-de-nez à l’Occident.
À ce jour, le régime chinois n’a ni confirmé ni démenti. Mais si cette visite devait avoir lieu en pleine guerre en Ukraine, elle contribuerait certainement à tendre encore davantage les relations sino-américaines. Car il serait alors démontré que Pékin prend ouvertement le parti de Moscou.
Mercredi 22 février, recevant au Kremlin le chef de la diplomatie chinoise Wang Yi, Vladimir Poutine a jugé que la relation russo-chinoise « stabilisait la situation internationale ». « Les relations internationales sont compliquées aujourd’hui. […] Dans ce contexte, la coopération entre la Chine et la Russie a une grande importance pour la stabilisation de la situation internationale. Nous atteignons de nouveaux horizons », s’est félicité président russe. À l’issue de leur entretien, Vladimir Poutine a confirmé que Xi Jinping se rendrait en Russie : « Nous attendons une visite du président de la République populaire de Chine en Russie, nous en avons convenu. Tout est en train de progresser, de se développer. Nous atteignons de nouvelles frontières. »
Pour sa part, Wang Yi a indiqué que les relations entre leurs deux pays avaient résisté dans un contexte international instable et que les crises offraient des opportunités. Les relations entre la Chine et la Russie, a déclaré Wang Yi, ne sont pas dirigées contre une tierce partie, mais elles « ne succomberont pas non plus à la pression de tierces parties », une référence assez explicite aux États-Unis. Le plus haut diplomate chinois a en outre présenté au président russe ce qui a été mal appelé « plan de paix chinois pour l’Ukraine », mais dont le titre exact est « plan de règlement politique ».
« RÈGLEMENT POLITIQUE »
Finalement, Pékin aura voulu attendre agir dans le symbole : les détails de ce plan ont été rendu public sur le site Internet du ministère chinois des Affaires étrangères ce vendredi 24 février, date du premier anniversaire du déclenchement de l’invasion russe en Ukraine. Soit un document en 12 points intitulé « Position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne ». La Chine y a appelle la Russie et l’Ukraine à tenir des pourparlers de paix et rejette tout recours à l’arme nucléaire. « Toutes les parties doivent soutenir la Russie et l’Ukraine pour travailler dans la même direction et reprendre le dialogue direct aussi vite que possible » en vue d’une « solution pacifique », estime le ministère. « L’arme nucléaire ne doit pas être utilisée et il ne faut pas se livrer à une guerre nucléaire », stipule encore le document.
La Chine exhorte également les deux pays à « se conformer strictement au droit humanitaire international, éviter d’attaquer des civils ou des bâtiments civils ». Sur la chaîne CNN, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan, a réagi au document chinois en estimant qu’il « aurait pu s’arrêter au premier point, le respect de la souveraineté de toutes les nations ». « La guerre pourrait se terminer demain si la Russie arrêtait d’attaquer l’Ukraine et retirait ses forces », a-t-il ajouté.
De son côté, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a déclaré que le document présenté par la Chine sur la guerre en Ukraine n’était « pas un plan de paix », ne voulant toutefois pas le « rejeter ». Pour être un plan de paix, a-t-il précisé, il devrait être « opérationnalisé » et que pour le rendre « crédible », les Chinois devraient aussi se rendre à Kiev. Quant au secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg s’est voulu plus lapidaire : « La Chine n’a pas beaucoup de crédibilité parce qu’elle n’a pas été en mesure de condamner l’invasion illégale de l’Ukraine. Et elle a aussi signé quelques jours avant l’invasion un accord […] sur un partenariat illimité avec la Russie », a-t-il déclaré devant des journalistes à Tallin, la capitale estonienne.
« RÉALISME ENDURCI » OU DÉCISIONS IRRATIONNELLES ?
Quel serait l’intérêt de la Chine à emprunter cette voie périlleuse de livrer des armes à la Russie ? Elle s’exposerait immédiatement à des sanctions commerciales et financières américaines et des alliés des États-Unis. De telles sanctions tomberaient au plus mal pour l’économie chinoise en très nette perte de vitesse – un taux de croissance du PIB de 3 % en 2022, un plancher record en plus de 40 ans, un chômage en forte augmentation et un mécontentement social qui, lui aussi, est en hausse. Autre conséquence : des échanges commerciaux avec les Etats-Unis largement compromis, de même qu’une hostilité accrue des pays alliés de l’Amérique en Asie et une position certainement plus rétive de l’Union européenne à l’égard de la Chine.
Globalement, la Chine se verrait ainsi plus isolée encore de l’Occident, alors que son économie reste largement dépendante des marchés occidentaux. Mais Pékin en a-t-il cure ? La vraie raison est peut-être à chercher dans la survie même du Parti communiste chinois, tout comme il s’agit aussi de la survie de Vladimir Poutine et de son régime.
L’un des facteurs déterminants à ce revirement chinois pourrait bien être en effet le sentiment à Zhongnanhai, le siège du pouvoir à Pékin, que la Chine s’enfonce peu à peu dans un isolement croissant sur la scène internationale, une perspective inacceptable pour Xi Jinping dont le rêve de puissance trouverait là des limites. Or cette évolution est largement le résultat de la politique agressive voulue par Xi Jinping lui-même à l’égard de ses voisins en Asie, et dont l’une des conséquences est le renforcement lui aussi toujours plus solide d’une coalition menée par les États-Unis pour faire face à ce qui est perçu comme une menace militaire et idéologique pour l’Occident.
Pour autant, si Pékin passait outre les mises en garde américaines et se moquait des répercussions pour ses relations avec l’Occident, une alliance militaire avec la Russie modifierait considérablement l’équilibre militaire de l’Occident face à une nouvelle « Bande des Quatre » qui rassemblerait la Chine, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran. Pour les États-Unis, déjà fortement engagés en Ukraine, s’ouvrirait un nouveau front en Asie encore plus menaçant, sachant que l’armée chinoise est la deuxième au monde et que l’armée russe représente encore une force importante dans les mers et les airs sur le théâtre asiatique.
Ce bras-de-fer entre les États-Unis et la Chine qui prend une tournure toujours plus aigüe n’est pas sans danger si les pressions américaines deviennent trop fortes, surtout dans le contexte de la guerre en Ukraine, estiment certains experts, car il risque de pousser Xi Jinping à prendre des décisions irrationnelles et donc potentiellement dangereuses. Pour Takashi Suzuki, professeur de l’université japonaise Aichi et expert de la politique chinoise, cité par le Nikkei Asia, Xi Jinping est parfaitement conscient du fait que la Chine tombe progressivement dans une position désavantageuse avec le temps qui passe du fait notamment de son économie qui fléchit et de la possibilité de voir l’Inde la dépasser. « Si Xi est poussé le dos au mur, il pourrait faire des jugements erronés sur des questions comme Taïwan. Comme l’a décrit feu le Premier ministre Shinzo Abe dans ses mémoires récentes, Xi est un « réaliste endurci » mais il pourrait en venir à adopter des politiques extrêmes et irréalistes. Il est risqué de pousser la Chine trop loin, à la fois politiquement et économiquement. »
Pierre-Antoine Donnet