Le 21 février 2023, l’intersyndicale a réitéré son objectif de suspendre, le 7 mars, par des arrêts de travail et des manifestations, la normalité quotidienne partout en France. Il est notable qu’elle ne recourt pas à l’expression mythique de « grève générale » (ni même à celle de « grève généralisée ») faisant le choix de parler de « mettre la France à l’arrêt » ou de « véritable journée morte » pour verbaliser de façon euphémisée le désir de voir les flux et les procès de travail entravés afin de rendre remarquable le refus d’une majorité de Français de consentir à ce changement des règles en matière de retraites. A l’automne 2010 déjà, lors de la mobilisation pour la défense du droit à la retraite à 60 ans, conquête par excellence des gauches au pouvoir dans la mémoire collective, ce mot d’ordre de « grève générale » ou « généralisée » était jusqu’à la fin demeuré tabou dans l’intersyndicale.
Automne 2010. Parlons-en. Si d’aucuns dressent des parallèles entre la mobilisation actuelle et novembre-décembre 1995, cette journée du 7 mars rappelle d’abord celle mémorable du 12 octobre 2010. En effet, si les confédérations syndicales n’enjoignirent pas alors à mettre « la France à l’arrêt », comme exprimé aujourd’hui, cette journée d’action constitua avec 3,5 millions de personnes dans les rues selon les syndicats (le ministère de l’Intérieur en recensait 1 230 000) un record dans l’histoire sociale….avant la journée du 31 janvier 2023. Ce « mardi noir » d’octobre 2010 fut une journée de grèves intenses dans de nombreux secteurs (Transports urbains, SNCF, Énergie, Fonction publique…), tandis que d’immenses foules saturaient l’espace public dans les villes-centres, les sous-préfectures, mais aussi dans de nombreuses petites communes à l’instar de ce qui a été relevé depuis le 19 janvier 2023. Mais si ce 12 octobre 2010 constitua en termes d’affluence l’acmé de ce mouvement finalement défait, débuté le 23 mars 2010, il constitua une discontinuité temporelle.
En effet, tandis que le journal Le Monde parlait, en amont de cette journée du 12 octobre 2010, « de dramatisation de la scène sociale », des appels à la « grève reconductible » émanèrent de secteurs dits « stratégiques » (SNCF, RATP, Énergie, Raffineries), comme cela se produit aujourd’hui à l’appel de fédérations syndicales dans la perspective du 7 mars 2023 et de son après. Ces secteurs disposent d’une capacité de « nuisance » élevée, puisqu’ils sont susceptibles d’affecter directement et durablement les mobilités du quotidien, soit les flux de personnes, de matières premières et de marchandises. Ainsi, sont-ils susceptibles de mettre en cause dans la durée « l’organisation routinière de la société » pour reprendre les mots du sociologue Michel Dobry.
Nombreux étaient, en octobre 2010, les opposants à la réforme des retraites à juger, après trois journées de manifestations réussies depuis la rentrée de septembre, que les seules journées d’action espacées dans le temps, aussi massives et populaires soient-elles, ne suffiraient pas à inverser le rapport des forces. Et qu’il faudrait en faire bien davantage pour contraindre Nicolas Sarkozy à renoncer à son dessein, lui qui, disposant d’une confortable majorité à l’Assemblée nationale, avait été élu en mai 2007 en se targuant de ne pas ressembler à son prédécesseur, Jacques Chirac qui avait cédé, partiellement ou totalement, à trois reprises aux syndicats étudiants et/ou de salariés (1986, 1995, 2006).
La seule force de la masse se révélant impuissante, nombreux étaient les acteurs qui percevaient cette montée en tension comme leur dernière chance pour rendre la situation politiquement intenable pour l’exécutif, jusqu’à l’obliger à remettre en cause ce qui avait provoqué le courroux des opposants. Suite à cette journée décisive du 12 octobre 2010, la mobilisation contre la réforme des retraites bascula en partie dans une nouvelle temporalité, notamment du fait des grèves reconduites à la SNCF, chez les éboueurs, dans les douze raffineries, ce qui provoqua une pénurie de carburant avec 20-25 % des stations-services bloquées. S’y ajoutèrent une multitude d’actions localisées dites de « blocages économiques » menées à la base par des milliers d’opposants aux profils divers (lycéens, étudiants, salariés, précaires, enseignants). Ainsi, 200 opposants bloquèrent, le 21 octobre, à partir de 3h30 du matin la plate-forme logistique de Carbon-Blanc approvisionnant les supermarchés Auchan du Sud-Ouest.
Aujourd’hui, l’histoire pourrait bégayer. Comme il y a douze ans, une partie au moins des opposants à la réforme espèrent que le 7 mars constituera un tournant dans leur mobilisation. Personne n’a de certitudes sur le dénouement, et on se rappelle que le mouvement de l’automne 2010, malgré ces grèves reconductibles, n’eut raison du Président Sarkozy et de sa majorité absolue, tandis que l’intersyndicale se divisa dès que le projet de réforme fut adopté, le 27 octobre, dans un contexte de reflux des cortèges, de reprise du travail chez les éboueurs et dans les raffineries.
Quoi qu’il en soit, les opposants espèrent que « la grève féministe » du 8 mars et les jours suivants ressemblent au 7, autrement dit que la France se réveille, à compter de cette « journée morte », à l’heure des grèves reconductibles et de leurs effets affectant « le flux normal des routines ». En tout état de cause, le degré de puissance de cette journée et ses suites immédiates seront déterminants pour l’issue du mouvement.
Hugo Melchior, historien, spécialiste des mouvements étudiants et de l’extrême-gauche, auteur de « Blouses blanches et Gwenn ha Du. La grève oubliée des étudiants en médecine de Rennes (1973) », Éditions Séditions, 2020
Stéphane Sirot, historien, spécialiste du syndicalisme et des conflits sociaux auteur du « Syndicalisme, la politique et la grève », Arbre bleu éditions, 2011"