Un « Appel aux combattants contre le fascisme en Espagne » du Comité central de l’Union de la jeunesse communiste d’Ukraine occidentale (août 1936) appelle à une lutte commune des Ukrainiens et des Espagnols contre la menace du fascisme et du nazisme Dans les villes et les villages de Galicie, des comités d’aide à la République espagnole et la Société des amis de l’Espagne démocratique sont formés Cependant, les gouvernements polonais et roumains qui déclarent ont déclaré leur neutralité dans la « question espagnole » voient d’un mauvais œil ces mobilisations communistes. En janvier 1937, l’administration de la voïvodie de Galicie reçoit l’ordre de « faire tous les efforts possibles pour empêcher l’agitation dans la région, ainsi que le départ des Polonais et des Ukrainiens vers l’Espagne ». Depuis le début de la guerre civile en Espagne, la Pologne a mis à jour sa loi de 1920, qui interdit aux citoyens polonais (et donc pour partie Ukrainiens) de participer à des organisations militaires étrangères sans l’autorisation du gouvernement sous peine de perdre leur citoyenneté.
Selon Anatoly Morozov [1], à partir du 18 septembre 1936, des navires transportant de l’aide humanitaire quittent régulièrement Odessa pour l’Espagne. En octobre 1937, le premier groupe de 106 enfants réfugiés espagnols arrive à Kyiv.
Les 37 premiers volontaires ukrainiens qui arrivent en Espagne viennent de France et de Belgique. Il s’agit pour la plupart de mineurs et de métallurgistes, ou d’anciens soldats de l’armée de la République populaire ukrainienne. Un volontaire du Canada, M. O. Yevchuk, écrit dans une lettre au Ukrainian Workers’ News : « ...il y a beaucoup d’Ukrainiens parmi nous... de Paris, Saint-Étienne, Lyon, Ostricourt, Lille, Dunkerque. Ce sont de bons soldats, beaucoup d’entre eux ont des postes importants dans l’armée républicaine ». Plus tard, des volontaires de Galicie et de Bucovine, soutenus par le parti communiste d’Ukraine, franchissent illégalement la frontière, d’où, avec l’aide de communistes tchécoslovaques, ils traversent l’Allemagne et la Suisse pour se rendre en France, puis en Espagne. Il est difficile d’établir le nombre exact d’Ukrainiens qui se sont rendus en Espagne. Par exemple, en juillet 1937, 21 militants communistes sont partis de Lviv, 40 de Bucovine, et plus de 100 de Transcarpathie. L’immigration ukrainienne se mobilise également. Des Ukrainiens du Canada, des États-Unis, d’Argentine, et de Cuba et d’autres pays se rendent en Espagne pour défendre la République. Par exemple, P. Kravchuk pense que plus de 400 Ukrainiens ont quitté le Canada pour l’Espagne ; le journal Ukrainian Workers’ News du 30 juillet 1937 rapporte qu’au moins 500 Ukrainiens combattent dans les brigades ; la Commission de contrôle du comité central du Parti communiste espagnol a recueilli des données, probablement pour établir des fiches biographiques, sur 366 volontaires ukrainiens.
Après leur arrivée en Espagne, les volontaires sont principalement envoyés au quartier général des Brigades internationales d’Albacete, (Castille). Durant l’été 1936, les Ukrainiens livrent leurs premières batailles contre les franquistes près d’Irun et de Tolède. À l’automne 1936, des volontaires d’Ukraine occidentale ont défendu Madrid.
Le plus souvent, les Ukrainiens se sont retrouvés dans des unités internationales, formées par les Polonais. Mais après l’intégration du Bataillon Dombrowski en 11e Brigade internationale en juin 1937, la première unité militaire proprement ukrainienne est apparue : la compagnie Taras Chevtchenko du nom du poète ukrainien. La plupart de ses membres étaient membres du Parti communiste d’Ukraine occidentale. Cependant, la compagnie était commandée par le communiste biélorusse S. Tomashevych. En outre, de nombreux volontaires ukrainiens ont servi dans d’autres unités : la compagnie N. Botvin, la compagnie A. Mickiewicz, la compagnie de mitrailleurs L. Varynsky, le bataillon canadien Mackenzie-Papineau, le bataillon T. Masaryk (58 Ukrainiens de Transcarpathie), le bataillon H. Dimitrov (8 Ukrainiens), la batterie B. Hlovatsky (13 Galiciens), la batterie V. Vrublevsky (32 Galiciens), et « plusieurs dizaines d’Ukrainiens de l’armée anarchiste de Nestor Makhno ont également combattu dans le quatrième bataillon de la brigade J. Dombrowski » [2]. Quelques années plus tôt, en 1927, Buenaventura Durruti, figure de l’anarchisme espagnol avait rencontré à Paris Nestor Makhno.
La compagnie Taras Chevtchenko est officiellement née en juillet 1937 lors des combats près de Brunete, subissant des pertes importantes. La deuxième page importante de l’histoire de cette unité est la bataille de Saratoga à la fin du mois d’août 1937. Le courage et la bravoure des Ukrainiens sur le front aragonais sont soulignés par le commissaire italien des Brigades internationales Luigi Longo. À la fin de 1937, la compagnie publie son journal en langue ukrainienne Borotba qui est très populaire parmi les soldats. Le journal publie notamment des articles sur le poète ukrainien. Une de plus célèbres plumes du journal est Yuri Velykanovych. Il est né dans une famille d’enseignants dans le village d’Ilnyk (Autriche-Hongrie, aujourd’hui Stryi Raion, près de Lviv, Ukraine) où il a terminé ses études. Étudiant, il adhère au parti communiste d’Ukraine occidentale. À l’été 1936, il rejoint l’Espagne et devient membre de compagnie Taras Chevtchenko. Dans la presse brigadiste, Velykanovych publie des articles en polonais, en espagnol et en ukrainien sur la vie de Taras Chevtchenko et sur la vie de la compagnie (« Taras Chevtchenko », « Les Ukrainiens dans les Brigades internationales », « Taras Chevtchenko sur le Front d’Aragon »). Dans les colonnes du journal, il justifie ainsi le choix du nom de la compagnie : « "Les Ukrainiens, liant le présent à la lutte héroïque du passé, ont créé une compagnie portant le nom de Taras Chevtchenko. Un prisonnier des casemates tsaristes, un exilé des steppes sauvages, un poète persécuté et haï par les autorités, qui s’élève dans les grands champs d’Espagne. » Des sourcilleux commissaires politiques russes auraient pu y voir une déviation « nationaliste ukrainienne » dans cet hymne à la gloire du poète ukrainien. Le 4 septembre 1938, Velykanovych est mortellement blessé lors de la bataille de l’Ebre. Il devient une figure mythique de l’engagement des Ukrainiens dans la guerre d’Espagne. Au centre d’Albacete, un bulletin est également publié en langue ukrainienne, les Nouvelles de l’Ukraine occidentale.
En période de calme, la compagnie Chevtchenko organisait des conférences sur l’histoire, faisait connaître aux Espagnols les œuvres de Taras Chevtchenko et la culture ukrainienne.
Des Ukrainiens venus du Canada
L’historien Myron Momryk a publié une passionnante recherche sur « Volontaires ukrainiens du Canada dans les Brigades internationales, Espagne, 1936-39 » [3]. La communauté ukrainienne est particulièrement importante au Canada et une partie d’entre elle est active dans le mouvement ouvrier Une fraction des migrants ukrainiens est membre du Parti communiste canadien. Pendant la guerre civile espagnole, on estime que 1 600 volontaires venus du Canada, dont un nombre important de Canadiens d’origine ukrainienne, ont combattu dans les rangs du bataillon Mackenzie- Papineau et dans plusieurs autres unités. Dans les quelques registres de combattants qui subsistent, 309 noms de famille à consonance ukrainienne ont été identifiés. Sur place, les Ukrainiens forment leur propre section, appelée Kryvonis, du nom d’un chef cosaque légendaire des années 1640. Au Canada, les membres de l’association communiste ukrainienne, l’Association ukrainienne des travailleurs et des agriculteurs (ULFTA), écrivent des lettres aux responsables politiques canadiens pour demander un engagement plus ferme du Canada en faveur de l’Espagne républicaine et fait campagne pour soutenir le bataillon Mackenzie-Papineau. Avant de partir pour l’Espagne, les recrues potentielles étaient envoyées à Toronto où elles étaient interrogées par le Comité d’aide à la démocratie espagnole, qui tentait notamment de démasquer et d’exclure du voyage les militants trotskistes. Les volontaires ukrainiens étaient répertoriés dans les registres du Comité d’aide à la démocratie espagnole en tant que Polonais, Roumains ou Tchécoslovaques. Pour la traversée de l’Atlantique vers l’Espagne, ils étaient d’abord envoyés à New York accueillis par l’Ukrainian Workers Club dans l’attente d’autres instructions. Puis, ils faisaient la traversée de l’Atlantique en bateau et arrivés au Havre, des autobus les emmenaient à Paris et ensuite vers le sud, où ils traversaient illégalement les Pyrénées. Outre sa participation aux combats, le bataillon a aidé les paysans espagnols à faire les récoltes, réparé les écoles locales et recueillit des fonds pour acheter des manuels et du matériel scolaire. Le bataillon Mackenzie-Papineau a même créé une chorale militaire ukrainienne.
La plupart des volontaires canadiens sont rentrés au Canada en passant par l’Angleterre. Arrivés au Canada, ils sont accueillis par un grand rassemblement le 5 février 1939 à la gare de Toronto. Quelques anciens combattants canadiens ont affirmé avoir tenté de s’enrôler dans les forces armées canadiennes pendant la Seconde Guerre mondiale, mais avoir été rejetés en raison de leur engagement en Espagne. Une association regroupant tous les anciens combattants canadiens de la guerre civile espagnole est créée en septembre 1938. Le Canadien d’origine ukrainienne William Kardash en a été le premier président. Au fil des ans, le groupe a organisé régulièrement des réunions et des rencontres. Dans les années 1950 et au début des années 1960, six anciens combattants sont retournés en Ukraine. Après la mort de Franco, un groupe d’anciens combattants canadiens a organisé un voyage en Espagne en août-septembre 1979 pour revoir leurs anciens champs de bataille. Au cours de ce voyage, un ancien combattant canadien d’origine ukrainienne est tombé malade et est décédé. Il a été enterré en Espagne.
Au camp de Gurs
En 1938, les communistes ukrainiens engagés sur le front vivent un drame : le comité exécutif de l’Internationale communiste dissout le parti communiste d’Ukraine occidentale parce que sa direction serait infestée… d’agents fascistes. En septembre 1938, la compagnie ukrainienne livre ses dernières batailles sur le front d’Aragon, brisant l’encerclement à plusieurs reprises. Le 28 octobre, les soldats de la compagnie défilent à Barcelone pour la dernière fois. Espagnols et Catalans leur jettent des fleurs. La plupart des soldats de la compagnie sont retournés en Pologne, où pour la plupart, ils ont été arrêtés et emprisonnés au camp de Bereza Kartuzka en raison de leur participation à la guerre civile en Espagne. D’autres brigadistes ukrainiens se retrouvent au camp du Gurs et exigent leur rapatriement en Pologne ou en URSS. Léon Moussinac, interné à Gurs du 24 juin au 26 octobre 1940, se souvient dans ses mémoires des « pipes taillées dans divers bois par les Ukrainiens » [4].
Au côté des franquistes
Quelques Ukrainiens se sont engagés, par conviction idéologique, du côté franquiste. Leur nombre est difficile à établir. L’un d’entre eux a expliqué plus tard au sujet de ces combattants : « Il convient de noter que certains d’entre eux étaient des Ukrainiens, mais les Espagnols enregistraient habituellement les personnes originaires de nos terres, quelle que soit leur nationalité, comme « Ruso » ». Parmi eux, par exemple, le lieutenant M. Shynkarenko, le sergent Dvoichenko, les soldats Kutsenko et A. Yaremchuk, tous anciens soldats de l’Armée blanche. L’un des premiers à offrir ses services aux franquistes en octobre 1936 est V. Belinsky, un lieutenant de réserve de l’armée nationale ukrainienne. V. Marchenko de la région de Podolie, ancien pilote d’hydravion, est devenu lieutenant dans l’aviation nationaliste et a servi avec Ramón Franco, le frère du futur dictateur espagnol. Selon diverses sources, une douzaine d’officiers de l’armée de l’UPR ont combattu aux côtés de Franco et ont insisté pour être enregistrés comme Ukrainiens. Certains resteront en Espagne après la victoire de Franco. L’adjudant Konstantin Goncharenko a poursuivi son combat anti-communiste sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale dans les rangs de la division Azur espagnole, la 250e division d’infanterie de la Wehrmacht, composée de volontaires espagnols. [5] Il y est tué le 21 mars 1942. Plus chanceux, Mykola Shynkarenko, qui a été blessé six fois dans les rangs des troupes franquistes, percevra après la défaite de la République une pension en tant qu’officier de l’armée espagnole. Il s’installe à San Sebastián, où il vit jusqu’à sa mort en 1968.
En 1982, une statue à la mémoire de Yuri Velykanovych, le rédacteur de Borotba, a été érigée à Lviv, réalisée par le sculpteur Teodosia Bryzh, mais dont la tête a été décapitée en 2015. Le monument a été ensuite restauré. Cependant dans la nuit du 2 décembre 2017, des membres du groupe néo-nazi C14 ont jeté la sculpture au sol et graphité le slogan « A bas les communistes ! ». L’histoire de compagnie Taras Chevtchenko a fait l’objet d’un téléfilm réalisé par V. Kolodnyi en 1989.
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