Dans le Pérou des années 1960, les médias l’appelaient « Che Pereyra ». Il était argentin et, comme le Che, s’était rendu dans un autre pays par solidarité avec d’autres camarades pour apporter un soutien armé à la guérilla paysanne dirigée par Hugo Blanco. Il y a été capturé, torturé et emprisonné dans la prison de haute sécurité d’El Frontón, située sur une île. Dans son travail militant en Argentine, il a utilisé le pseudonyme Alonso, tant dans les premières formations politiques auxquelles il a participé que lorsqu’il a fondé le Partido Revolucionario de los Trabajadores-El Combatiente (PRT-EC) et plus tard lorsqu’il a rompu avec eux pour créer le Grupo Obrero Revolucionario (Groupe ouvrier révolutionnaire/GOR).
Daniel est né dix ans après la révolution d’octobre en Argentine [1], qui l’a marqué dès son plus jeune âge. Alors qu’il n’avait que trois ans, l’Argentine a connu l’un des nombreux coups d’État militaires sanglants qu’a connus le pays, celui des généraux Uriburu et Justo, qui a mis fin au gouvernement démocratique du président Irigoyen.
Fils d’une femme qui faisait le ménage chez les autres et d’un père qui s’est retrouvé au chômage après la crise de 1929 et que Daniel a perdu très jeune, il a abandonné l’école secondaire à l’âge de 17 ans pour travailler afin de survivre. Il travaille d’abord comme apprenti dans une imprimerie, puis dans des usines métallurgiques où il est élu délégué syndical par ses collègues. C’est à cette époque qu’il s’engage en politique ; il adhère au GOM (Grupo Obrero Marxista / Groupe ouvrier marxiste) et commence à dévorer des livres sur le marxisme et à lire Marx, Lénine, Trotsky.
De ces années jusqu’au 6 février 2023, il n’a jamais cessé de militer, c’était une partie essentielle de sa vie. Il s’est éteint à l’âge de 95 ans dans une résidence pour personnes âgées de la banlieue de Madrid, en revendiquant fièrement avoir fait partie de la Quatrième Internationale, et en continuant à militer au sein d’Anticapitalistas et à être membre du Conseil consultatif de Viento Sur.
Le marxisme révolutionnaire a adopté de nombreux acronymes au cours des premières décennies de son militantisme dans les années 40 : GOM, Partido Obrero Revolucionario (Parti ouvrier révolutionnaire), Socialisme révolutionnaire trotskiste, Política Obrera (Politique ouvrière). Il a été fortement marqué par la présence de Républicains espagnols qui sont arrivés en Argentine en fuyant la guerre civile espagnole. Daniel a vécu sous les gouvernements de Juan Domingo Perón tout en étant dans les rangs du GOM avec « Nahuel Moreno » (Hugo Bresano), et reconnaîtra des années plus tard la position sectaire qu’il a prise lui-même contre le péronisme, l’attaquant avec la même férocité qu’il a attaqué ceux qui ont fini par renverser le péronisme en 1955 par un coup d’État civil-militaire sanglant soutenu par l’Église catholique et les États-Unis.
Peu après, le POR (Partido Obrero Revolucionario), successeur du GOM, a fait l’autocritique de sa grave erreur et est entré dans le péronisme par le biais d’un front, le Movimiento de Agrupaciones Obreras (Mouvement des groupes de travailleurs/MAO), qu’il a créé pour inclure différentes associations syndicales opposées à la dictature mais aussi à la bureaucratie péroniste.
Durant ces années, Daniel rencontre Juana Perelstein, Juanita, qui deviendra sa compagne pour la vie. Juanita était membre du parti socialiste et fille de communiste, et ils ont commencé à vivre ensemble la même année. Un an plus tard, ils auront un fils unique, Carlos.
Dans ses Mémoires, Daniel reconnaît également la vision sectaire, la nouvelle grave erreur commise en 1959 par la formation moréniste dont il faisait partie, Palabra Obrera, face à la révolution cubaine triomphante. Un an après ce triomphe qui allait provoquer un choc dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes et qui allait changer le scénario géopolitique mondial, Palabra Obrera continuait à qualifier Fidel Castro de « marionnette des États-Unis ». Cependant, Daniel nous rappelle dans ses mémoires que peu de temps après, il y a eu un changement soudain de caractérisation et qu’il a continué à soutenir le nouveau régime cubain ainsi que la lutte armée.
Alors que l’organisation décide de créer une première équipe militaire dirigée par Vasco Bengoechea, qui s’entraîne avec d’autres camarades à Cuba, Daniel Pereyra est chargé de diriger un petit groupe qui se rend au Pérou pour soutenir le parti frère péruvien, le Partido Obrero Revolucionario- Frente de Izquierda Revolucionaria (POR-FIR), en procédant à des expropriations bancaires pour lever des fonds et en menant d’autres opérations militaires.
Après une opération dans une banque de Lima qui se termine par une fusillade, Daniel et d’autres participants sont arrêtés. Ils passeront cinq ans en prison avant de pouvoir rentrer en Argentine en 1967. Hugo Blanco est également arrêté en 1963.
Lorsque Pereyra retourne en Argentine avec ses camarades, les divergences politiques avec Nahuel Moreno se sont accentuées. Moreno en vint à utiliser la presse péruvienne pour attaquer Pereyra. « Pereyra est un fou et un aventurier (...) C’est Pereyra qui a coordonné l’assaut et les plans révolutionnaires », écrit-il dans le journal La Prensa de Lima le 29 mai 1962, se distançant d’un plan qui avait été approuvé par le bureau politique de Palabra Obrera.
En 1964, Vasco Bengoechea s’était déjà séparé de l’organisation pour former les FARN (Fuerzas Armadas de la Revolución Nacional/Forces armées de la révolution nationale) après un débat houleux lors d’une réunion du parti. Quelques mois plus tard, il mourra dans l’explosion d’une bombe qu’il manipulait dans un appartement de Buenos Aires.
La situation politique en Argentine avait changé lorsque Pereyra et ses camarades sont revenus du Pérou. En 1965, Palabra Obrera avait entamé un processus de discussion et de coopération avec le FRIP (Frente Revolucionario Indoamericano Popular / Front révolutionnaire populaire indo-américain) fondé en 1959 par Mario Santucho, principalement dans les provinces septentrionales de Santiago del Estero et Tucumán. En mai de la même année, le premier congrès unifié des deux organisations s’est tenu, donnant ainsi naissance au PRT (Partido Revolucionario de los Trabajadores / Parti révolutionnaire des travailleurs).
Un an plus tard, un second congrès de la nouvelle organisation a lieu, qui approuve l’adhésion à la Quatrième Internationale, bien que dès ce moment, d’importantes différences soient perceptibles entre les deux groupes fusionnés. Alors que Santucho qualifie la situation dans zones sucrières de Tucumán de pré-révolutionnaire, Moreno affirme qu’elle n’est ni insurrectionnelle ni pré-révolutionnaire. La même année, un nouveau coup d’État, dirigé par le général Onganía, renverse le gouvernement de Humberto Illia, de l’UCR (Union civique radicale), principal parti d’opposition au péronisme.
Les Morenistas parviennent à imposer leur marque au troisième congrès de l’EPR, rejetant l’intention des partisans du Santucho de lancer une colonne mobile de guérilla à Tucumán et approuvant exclusivement certaines actions défensives. Dès lors, la coexistence des deux courants internes devient de plus en plus difficile et en 1968, lors du IVe congrès du parti, les divergences sur la caractérisation de l’étape et des tâches prioritaires s’accentuent et la rupture s’opère entre le PRT-La Verdad (La Vérité, journal de ce courant) dirigé par Nahuel Moreno, et le PRT-El Combatiente (Le Combattant, journal de ce groupe), dirigé par Mario Santucho, avec lequel Daniel Pereyra et la majorité du parti s’alignent.
Lors de ce congrès, Léon Trotsky, le Che, les Vietnamiens Nguyen Van Troi et Ángel Vasco Bengoechea sont élus présidents d’honneur et la stratégie du parti prend une tournure substantielle, axée fondamentalement sur « la préparation et le lancement de la lutte armée partielle liée au mouvement ouvrier dans tout le pays ». À cette époque, la « création d’une armée dans les campagnes et la promotion de la guérilla urbaine » sont proposées, et l’idée de créer l’Ejército Revolucionario del Pueblo (ERP/Armée révolutionnaire du peuple) commence à prendre forme.
En 1969, les commandos de l’EPR participent aux grands soulèvements populaires qui ont lieu dans les provinces de Córdoba et de Rosario, en occupant une station de radio pour diffuser des communiqués et en prenant d’assaut un poste de police où ils s’emparent d’armes. La même année, Pereyra se rend dans la ville italienne de Rimini pour assister au 9e congrès de la IVe Internationale en tant que délégué du PRT-El Combatiente, où cette organisation-élaboration est formellement reconnue comme section officielle, grâce au soutien du secteur majoritaire représenté par Ernest Mandel, Pierre Frank, Livio Maitan et d’autres. Les représentants du PRT-La Verdad et du Socialist Workers Party of the United States se sont opposés à cette décision et à la résolution approuvée lors de ce congrès en faveur de la lutte armée en Amérique latine.
Les divisions ne s’arrêtent pas là et, la même année, les divergences internes au sein du PRT-El Combatiente s’aggravent lorsque Mario Santucho, chef de la commission militaire, présente un vaste plan d’activités militaires dans tout le pays, plan qu’un secteur du parti, dont fait partie Pereyra, considère comme disproportionné par rapport au niveau de conscience et de lutte dont font preuve les travailleurs à cette époque. Dans ses mémoires, Daniel critique les manœuvres menées par Santucho pour empêcher l’opposition d’entraver ses plans. Parmi ces manœuvres, on peut citer la convocation du 5e congrès du parti sur une île du fleuve Paraná en juillet 1970, sans que l’opposition, qui avait présenté un document alternatif, en soit informée. Lors de ce congrès, la création de l’ERP a été officiellement décidée et un plan très large d’opérations militaires dans différentes régions d’Argentine a été approuvé pour faire connaître ce fait.
En 1971, les secteurs critiques à l’égard de cette nouvelle étape du parti décident de le quitter : Pereyra, à la tête d’un groupe qui finira par former le GOR ; un autre groupe, dirigé par un membre du Comité central, Eduardo Urretavizcaya, formera la Orientación Socialista-Fuerza Obrera Comunista (Orientation socialiste-Force ouvrière communiste) et un troisième, dirigé par Horacio Lagar, Sergio Domecq, Oscar Prada et d’autres, les Sindicalistas-Milicia Obrera (Syndicalistes-Milice ouvrière.) « La différence », dira Pereyra, « c’est qu’ils constituaient une armée. La nôtre était une accumulation de forces en accord avec la marche de la lutte des classes et des forces partisanes (...) Nous comprenions la lutte armée comme un phénomène de soutien au mouvement ouvrier et à la résistance ».
En 1972, le PRT-ERP a connu une nouvelle scission, le PRT-22 de Agosto, qui s’est rapproché du péronisme de gauche, et en 1973, celle de la Fraction rouge du PRT-ERP, dont j’ai fait partie de la direction, qui a obtenu le soutien de la Quatrième Internationale, avec laquelle la direction du Santucho avait rompu.
En 1975, dans des circonstances de répression totale par le gouvernement d’Isabel Martínez de Perón et sa police parapolicière Triple A, le GOR a déclaré : « Nous assumons et promouvons la lutte armée pour défendre l’organisation et contribuer à la défense et au développement des luttes ouvrières et populaires. Il ne s’agit pas de supplanter l’action des masses ni d’exercer un quelconque paternalisme ».
Le GOR, comme toutes les organisations de gauche, souffrira du nouveau coup d’État du général Videla en 1976. Sous les coups de boutoir d’une répression inconnue jusqu’alors dans le pays, la vie de 30.000 « disparus » prend fin et les courants syndicaux de lutte de classe et les résistances de toutes sortes sont anéantis. Après les arrestations et les assassinats de dirigeants et de militants du GOR en 1978, ce qui reste de la direction décide de prendre le chemin de l’exil.
Daniel est arrivé avec Juanita à Madrid en juillet 1978, laissant tout derrière lui, comme tant de milliers l’avaient fait ces dernières années, et commençant une nouvelle vie dans ces années turbulentes de la transition vers la démocratie en Espagne, trois ans seulement après la mort de Franco.
Tous deux ont commencé à organiser leur nouvelle vie et ont immédiatement rejoint les rangs de l’organisation sœur de l’État espagnol, la LCR (Ligue communiste révolutionnaire).
Malgré les déchirements subis et l’impuissance face aux nouvelles quotidiennes de l’ampleur de la répression en Argentine, tous deux ont trouvé - comme nous en avons trouvé d’autres - leur famille politique, une immense solidarité, la camaraderie et l’amitié avec les compañeros et compañeras, ce qui a permis une intégration rapide.
Juanita est décédée en 2016 et Daniel, bien que malade depuis 2008 et souffrant de problèmes de mobilité croissants, n’a pas cessé de militer, d’abord au sein de la LCR, puis dans les organisations qui lui ont succédé, Espacio Alternativo (Espace alternatif) à partir de 1994, Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste) depuis 2008 et Anticapitalistas (Anticapitalistes) depuis 2015. Il a fait partie du conseil consultatif de Viento Sur, où il a publié de nombreux articles.
Daniel a collaboré avec différents journaux et magazines de l’État espagnol et a également publié plusieurs livres, dont Del Moncada a Chiapas (1994), écrit avec moi-même, El caso Pinochet y la impunidad en América Latina (2000) ; Argentina rebelde (2003) et Mercenarios, guerreros del imperio (2007).
Son autobiographie, Memorias de un militante internacionalista (2014), résume dans son titre même ce qu’était Daniel Pereyra : un militant révolutionnaire internationaliste conscient de sa classe dès son plus jeune âge, constant, cohérent jusqu’à la fin de ses jours.
Repose en paix cher compañero et ami, au revoir Gallego.
9 février 2023
Roberto Montoya