Rencontre tunisienne
J’ai fait la connaissance d’ Ahlem en 2009, je crois, lors d’une université d’été. Nous avions amorcé une série de discussions intéressantes sur les débats qui traversaient les mouvements féministes dans nos pays respectifs, parmi lesquels celui sur la laïcité. Elle nous avait invitées, nous les rédactrices de la revue les Cahiers du féminisme, à participer au congrès de l’Association tunisienne des femmes démocrates qui devait se tenir prochainement. Nous avons accepté cette invitation.
J’étais la seule, je pense, à être disponible à la date du congrès, le printemps suivant. L’accueil fut plus que chaleureux. Elle nous mit en contact avec des femmes de différents milieux sociaux très différents, des avocates et d’autres universitaires mais aussi des syndicalistes qui militaient avec des femmes de milieux très populaires dans la banlieue de Tunis.
L’une de ses préoccupations d’alors portait notamment sur la nécessité de faire cohabiter dans la même association et de faire militer ensemble des femmes diplômées de milieu urbain, qui avaient pris leur distance avec l’Islam et revendiquaient l’intégralité de leurs droits dans tous les domaines et des femmes de milieux populaires dont les conditions de vie se dégradaient toujours plus et pour qui la croyance en l’Islam allait de soi. Comment pouvaient-elles lutter pour un Etat indépendant des pouvoirs religieux et respectueux des droits des femmes, sans diviser les militantes et l’ensemble de la population sur la question religieuse ?
Les printemps arabes n’avaient pas encore eut lieu. Je n’ai pas eu l’occasion par la suite d’approfondir mes liens avec Ahlem. D’autres rédactrices des Cahiers l’ont rencontrée par la suite. Mais j’ai gardé de ce voyage et de ces discussion le souvenir d’une femme très chaleureuse et très forte. Elle était déjà malade à l’époque mais menait de front, avec une très grande énergie, son activité professionnelle de médecin, ses responsabilités familiales et son engagement militant. C’est une grande perte effectivement.
Josette Trat
12 mars 2023
Ahlem nous a quitté.
J’avais pour Ahlem beaucoup d’affection, de respect et d’admiration.
Elle alliait gentillesse et rigueur, chaleur humaine et détermination, attachement aux principes et immersion dans la réalité de terrain.
Surmenée par son travail, sa vie de famille et le militantisme, je me souviens avoir dû improviser des trajet en voiture avec elle pour parvenir à l’interviewer.
Malgré une maladie qui la rongeait depuis des années, Ahlem débordait d’énergie.
Elle gardait son merveilleux sourire, et savait parfois mentir avec perfection lorsque j’osais lui poser des questions sur son état de santé.
Adieu Ahlem.
Toutes mes condoléances à sa famille, à ses nombreux/euses camarades de Tunisie et du reste du monde.
Alain Baron
12 mars 2023
Le bonheur d’une liberté qui restera toujours à conquérir
J’ai connu Ahlem à l’époque où je travaillais en Tunisie (1991-1997) par l’intermédiaire de Gilbert Naccache, aujourd’hui décédé, grande figure de la gauche tunisienne et qui a été un des fondateurs du groupe Perspective. Le gouvernement Bourguiba l’avait condamné pour atteinte à la sûreté de l’État et il a connu prison et sévices pendant plus de 10 ans ! (lire son ouvrage, "Chrystal). Mais c’est par sa compagne Azza Ghami, que j’ai eu l’occasion de participer à des rencontres avec l’association tunisienne des femmes démocrates et d’y connaître Ahlem.
Compte tenu de mon statut à Tunis , je travaillais pour le Ministère des affaires sociales et j’étais Président de l’association des Français de l’étranger, j’avais une certaine obligation de discrétion qui n’a jamais entravé une complicité cachée .... Aide pour des salles de réunions par exemple .....Mais dans cette discrétion, il y a toujours eu des clins d’œil ....
Puis après 2010, c’est au Forum Social de 2013 à Tunis que nous nous sommes revu et avons pu manifester ensemble dans les rues de Tunis. Tout cela peut relever du détail .....mais de ces détails qui ont fait une vie et cette disparition est une perte pour pouvoir partager avec elle lorsque je retourne à Tunis, le bonheur d’une liberté qui restera toujours à conquérir. Et celui des luttes à venir dans une Tunisie où le retour de l’autoritarisme ne présage rien de bon pour le maintien de ce qui peut rester des acquis démocratiques de la Révolution. Pour lui rester fidèle ; continuons nos combats !
Henri Saint Jean
Une force de caractère singulière
Le décès d’Ahlem Belhadj survenu à Tunis le 11 mars affecte à la fois le mouvement féministe, le mouvement syndical et la gauche révolutionnaire en Tunisie et au-delà.
Pédopsychiatre de formation, Ahlem s’est engagée dans le combat révolutionnaire alors qu’elle était étudiante, en militant dans les rangs du syndicalisme étudiant puis en rejoignant le groupe trotskyste tunisien affilié à la Quatrième Internationale. C’était l’époque où son pays était encore dirigé de manière autoritaire par le fondateur de la Tunisie moderne, Habib Bourguiba. En 1987, celui-ci fut renversé par un coup d’état mené par Zine el-Abidine Ben Ali, qui gouvernera la Tunisie d’une main de fer jusqu’à son renversement en janvier 2011 par un soulèvement populaire. On sait que c’est le soulèvement tunisien qui déclencha l’onde de choc révolutionnaire connue sous le nom de « printemps arabe », en inspirant d’autres populations de l’espace arabophone.
Devenue professeure en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, puis chef de service de pédopsychiatrie à l’hôpital Mongi Slim de La Marsa et présidente de l’Association tunisienne de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Ahlem poursuivit son engagement syndical et devint secrétaire générale du Syndicat général des médecins hospitalo-universitaires, affilié à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Le groupe révolutionnaire auquel elle avait adhéré étant entré en crise, elle prit ses distances par rapport au militantisme politique organisé tout en maintenant ses convictions politiques, d’une façon qui se traduisit par le maintien de relations personnelles avec la Quatrième Internationale. Parallèlement, Ahlem s’investit à fond dans l’action féministe jusqu’à devenir présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates, une première fois en 2004, puis une seconde fois en 2011, année de radicalisation des mouvements sociaux tunisiens. C’est à ce titre qu’elle joua un rôle de premier plan dans le bouleversement révolutionnaire que connut la Tunisie et dans le processus constitutionnel qui s’ensuivit, en combattant notamment les démarches visant à réintroduire des clauses discriminatrices envers les femmes dans la nouvelle constitution tunisienne.
Ahlem devint ainsi une personnalité de premier plan dans son pays, comme en témoigne la très ample réaction des milieux politiques, syndicaux et associatifs ainsi que des médias à sa disparition. Sa réputation en tant que figure de proue du féminisme tunisien dépassa les frontières : elle reçut le prix Simone de Beauvoir au nom de l’AFTD en 2012. La même année, la revue étatsunienne Foreign Policy la classait au 18e rang de sa liste annuelle des 100 penseurs et penseuses les plus influent.e.s du monde. Elle a également fait l’objet de plusieurs reportages dans la presse internationale.
Son décès prématuré est survenu après de longues années de combat contre la maladie. Quiconque a connu Ahlem ne pouvait qu’admirer son courage exceptionnel face au mal qui la rongeait, de même que face aux difficultés de sa vie familiale. Mère de deux enfants en bas âge, elle se trouva obligée de s’en occuper seule après le départ en exil de son compagnon Jalel Ben Brik Zoghlami, puis leur séparation amiable.
Il faut évidemment une force de caractère singulière pour cumuler des responsabilités maternelles, professionnelles, syndicales et féministes comme Ahlem le fit des années durant. Elle frappait par son intelligence, son affabilité et sa chaleur amicale, ainsi que par son aptitude à rire en face de l’adversité. Son décès est une perte énorme pour tous les combats qu’elle a menés, et une perte douloureuse pour toutes les personnes qui l’ont bien connue dans le cours de ces divers combats.
le 13 mars 2023
Gilbert Achcar
Faire front
Je n’ai eu que trop rarement l’occasion de côtoyer Ahlem, mais assez quand même pour percevoir ses qualités humaines, professionnelles et politiques (toutes intrinsèquement liées) et - la sachant (discrètement) malade -, son courage. Une belle personne pour un bel engagement.
Toutes et tous ceux qui l’ont connue souligne son caractère chaleureux, comme sa force de caractère. Elle faisait front, même par très gros temps. Un épisode politique m’avait profondément marqué quand, en tant que présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates, elle avait pris la défense d’Amina, la jeune Femen menacée par la justice et une meute hurlante pour avoir posé seins nus sur les réseaux sociaux.
L’initiative d’Amina ne facilitait certes pas le combat engagé pour les droits des femmes par l’ATFD, et Ahlem a clairement signifié que son association n’adoptait pas les mêmes méthodes de lutte que les Femens, mais, ajoutait-elle, « nous comprenons parfaitement les choix qu’elles font. Nous sommes solidaires avec Amina contre toutes les formes de violences qu’elle subit. »
Face à la tempête qui se levait contre Amina, il aurait été plus facile de l’abandonner à son sort (tant d’autres l’on fait), mais Ahlem et l’ATFD s’y sont refusées, quoi qu’il puisse en coûter.
14 mars 2023,
Pierre Rousset
Les photos de la manifestation de femmes qui illustrent cette page ont été fournies par Henri Saint Jean. Elles ont été prise en 2013 durant le Forum social mondiale de Tunis, dont Ahlem avait été une cheville ouvrière !