Il y a 75 ans, les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki ont provoqué au moins 200 000 morts, selon les estimations les plus récentes. Une majorité (certes déclinante) de l’opinion américaine les approuvait encore en 2015.
Barack Obama fut le premier président des États-Unis en exercice à se rendre à Hiroshima, en mai 2016. Il n’a pas présenté d’excuses, ce qui aurait embarrassé le Japon, lequel a du mal à faire face à son passé militariste et impérialiste, et aux atrocités commises. À cette occasion, les médias officiels chinois ont dénoncé la posture victimaire du Japon, lequel serait responsable de ce qu’il a subi en 1945. Le débat, on le voit, est encore vif, trois quarts de siècle après les faits.
L’évolution du regard occidental sur Hiroshima et Nagasaki
Les débats sur l’utilisation des bombes atomiques sont révélateurs des dimensions politico-idéologiques de l’historiographie américaine. Dans un premier temps, une interprétation « orthodoxe » s’est imposée. Les bombes avaient été nécessaires pour économiser les vies de soldats américains et alliés, face à des Japonais fanatiques, fourbes (l’attaque de Pearl Harbour), et cruels (un cinquième des prisonniers blancs sont morts entre leurs mains, même si les pertes élevées furent davantage dues à des réalités très locales qu’à une politique délibérée).
Dans les années 1960-1970, le contexte de guerre du Vietnam et d’émeutes raciales conduit à réévaluer le passé proche des États-Unis, ce qui est possible grâce à l’accès aux archives. Comme nombre d’historiens et d’étudiants marqués à gauche critiquent alors le complexe militaro-industriel, le racisme, l’impérialisme et la haine anticommuniste des États-Unis en temps réel, ils en montrent les manifestations en 1945 : les élites du pays voulaient rentabiliser les dépenses du programme Manhattan, expérimenter à la fois la bombe à l’uranium et la bombe au plutonium. Elles le firent sur des populations « jaunes » considérées comme inférieures et barbares, et dont il fallait se venger. Un des objectifs majeurs était antisoviétique : il s’agissait de disposer d’une carte de choix dans les négociations avec Moscou, notamment en Europe, et se réserver l’occupation du Japon. Les Japonais étaient en août 1945 prêts à capituler. L’occupation du Japon n’aurait abouti, derrière une façade progressiste rapidement abandonnée, qu’au retour des élites conservatrices anticommunistes traditionnelles et à la mise sous tutelle du Japon pour les desseins militaristes et impérialistes des États-Unis en Asie.
À partir des années 1980, une voie moyenne semble possible, acceptant des arguments des deux « camps » et en critiquant les plus excessifs. Après la guerre froide, et avec le triomphalisme des États-Unis au tournant des années 1990-2000, les « révisionnistes » ont été critiqués et les « orthodoxes » ont relevé la tête. L’occupation du Japon a été étudiée pour préparer – et justifier – celle de l’Irak après 2003.
L’atmosphère actuelle dans les États-Unis de Trump, et l’échec des guerres en Irak et en Afghanistan refont pencher le balancier du côté « révisionniste » critique. Récemment, Campbell Craig, qui avait déjà affirmé que le bombardement sur Nagasaki était bien une réponse à l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon, estime que la carte diplomatico-stratégique de l’arme atomique aurait été pensée par Roosevelt, qui devinait les résistances de Moscou à l’ordre américain qu’il voulait instaurer. Dans le même ouvrage, Sean Malloy replace les bombardements dans l’histoire globale de la violence raciale structurelle de l’Occident blanc.
En France, le retour des thèses orthodoxes n’a guère intéressé, et le curseur reste sur les thèses révisionnistes. Elles s’appuient désormais sur la traduction du livre de l’historien nippo-américain Tsuyoshi Hasegawa, qui montre la course au Japon entre Washington et Moscou, dans une atmosphère de guerre froide. Paru dans une maison d’édition confidentielle dix ans après l’original en anglais, il a comme souvent été considéré comme la référence par tous ceux qui n’ont pas lu les débats et critiques qu’il a suscités. La plupart des documentaires reprennent les arguments révisionnistes. Le dernier en date, de Patrick Boucheron, témoigne d’une historiographie française ne s’intéressant plus que rarement à la guerre par en haut (les grandes décisions stratégiques), mais fascinée par la « guerre par en bas » et ses victimes, par les « représentations » et les « mémoires ».
Les travaux sur ce sujet étant très nombreux, fournis et fins, quelles sont les réponses les plus probables à ces deux questions : comment et pourquoi les États-Unis ont-ils décidé de lancer deux bombes atomiques ? Et ces bombes atomiques ont-elles provoqué la capitulation du Japon ?
Comment et pourquoi la décision a-t-elle été prise ?
Premièrement, il ne faut pas imaginer Truman pesant dans son bureau le pour et le contre du bombardement atomique.
L’arme atomique avait été testée dans le désert du Nouveau-Mexique le 16 juillet. Les bombes disponibles (trois au mois d’août) devaient être utilisées, et d’autres seraient construites au fur et à mesure. Truman et ses ministres n’étaient pas au courant des effets des radiations. Ce sont les militaires, dans les îles conquises du Pacifique, qui opérationnalisent les bombardements conventionnels et atomiques, en fonction notamment de la météo.
Truman n’intervient pas dans des plans préétablis, si bien qu’il fut par la suite comparé par le général Groves à « un petit garçon sur un toboggan ». Il n’a pesé que pour enlever Kyoto de la liste des cibles. En revanche, après Nagasaki, Truman veut prendre les commandes pour tout autre bombardement atomique, et établir la prééminence du pouvoir civil. Ce sera une constante pour tous les présidents.
Plusieurs des militaires américains les plus prestigieux ont douté de l’efficacité de la bombe pour gagner la guerre, et n’imaginent pas l’utiliser politiquement ou militairement face à l’Union soviétique en 1945-1946. Nita Crawford a montré que le changement éthique et normatif à l’égard des bombardements aériens n’intervient qu’avec la guerre du Vietnam. Rappelons que si la mémoire européenne est fixée sur Guernica, l’opinion américaine avait été abreuvée d’images des terribles bombardements japonais sur les villes chinoises à partir de 1932.
Deuxièmement, la bombe atomique n’était pas pensée comme une alternative aux autres moyens de gagner la guerre, et les dirigeants américains n’ont pas pensé en termes d’alternatives pour éviter d’utiliser la bombe (Truman ne cherchait pas un moyen de gagner la guerre sans utiliser la bombe). Pour gagner, il fallait bombarder, et durcir le blocus, et envahir le territoire japonais, et obtenir l’entrée en guerre des Soviétiques. L’opinion américaine est lasse, les soldats souhaitent rentrer, la mobilisation économique et militaire aux États-Unis s’enraye et les défis logistiques sont considérables. La terrible bataille d’Okinawa, la plus coûteuse en vies américaines de l’histoire des États-Unis, a montré la sensibilité de l’opinion aux pertes. La guerre en Asie, durant le premier semestre 1945, tuait sans doute 400 000 non-Japonais par mois. Truman fut donc soulagé par la capitulation du Japon.
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Troisièmement, les dirigeants japonais n’étaient pas prêts à capituler. Début août 1945, ils misent encore sur une guerre d’usure, quel qu’en soit le coût, pour contraindre leurs ennemis à négocier. Ce sont donc eux (notamment les « huit », à savoir l’Empereur, son conseiller, et les six du Cabinet) qui portent la plus grande responsabilité pour les pertes énormes des dernières semaines de la guerre.
La capitulation inconditionnelle risque en effet de mettre à bas le système impérial millénaire, et de priver le Japon des territoires acquis depuis la fin du XIXe siècle. Hors du Japon, plus de trois millions de soldats japonais tiennent encore un immense Empire. Il n’est pas question d’accepter occupation et réformes. Des plans existent pour protéger la lignée impériale. Les défenses de l’archipel nippon sont renforcées, ce que le renseignement américain constate, de même qu’il doute des « ouvertures de paix » évoquées par quelques Japonais en Europe.
Les dirigeants japonais pensent que leur peuple est capable d’endurer longtemps bombardements et blocus. Depuis plus d’un an, l’Empereur pousse à une mobilisation totale des Japonais pour cette défense, et notamment au développement des attaques suicide. Le Japon n’avait jamais capitulé dans son histoire et aucune unité militaire ne s’était rendue durant la guerre. Le Japon essaye d’approcher les Soviétiques pour une vague médiation, pensant que ceux-ci n’attaqueront pas avant novembre. Certains à Tokyo croient, comme Hitler auparavant, que la Grande Alliance peut se briser, et imaginent jouer les deux superpuissances l’une contre l’autre.
Quatrièmement, les États-Unis tiennent à la capitulation inconditionnelle du Japon, comme à celle de l’Allemagne, annoncée par Roosevelt à l’orée de l’année 1943. Si Truman y est moins favorable que son prédécesseur, il lui est difficile de renier son héritage. Surtout, la capitulation seule permettra la mise en œuvre au Japon de vraies réformes et de transformations socio-politiques qui rendront impossible le retour au militarisme. Bref, l’occupation n’est pas une fin, mais un moyen.
Ce sont les conservateurs opposés au New Deal (c’est-à-dire qu’ils sont hostiles aux grandes réformes menées par l’État), qui veulent faire des concessions au système japonais traditionnel, notamment sur le maintien de l’Empereur dans le Japon de l’après-guerre, et imaginent déjà jouer le Japon contre une Union soviétique qui reste la seule puissance en Asie du Nord-Est
De surcroît, la population américaine ne semble pas prête au moindre compromis. Même si les Alliés avaient atténué leurs demandes, il est probable que le Japon n’aurait pas accepté de se rendre. Pourquoi, désormais doté de la bombe, Truman aurait-il diminué ses exigences, d’autant qu’il était difficile de faire confiance aux Japonais ? Même après les deux bombes atomiques, les dirigeants militaires japonais veulent imposer leurs conditions (pas d’occupation militaire, désarmement et jugements effectués par l’armée japonaise elle-même). L’Empereur intervient deux fois pour assouplir les « durs » et prononce en définitive un discours radiodiffusé le 15 août qui lui donne le beau rôle (et évite de parler de capitulation), après l’échec d’un coup de force militaire.
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Cinquièmement, les déterminants de la décision soulevés par les « révisionnistes » sont certes recevables, mais le vrai problème est de hiérarchiser les motivations. Les dimensions racistes de la guerre du Pacifique, des deux côtés, sont très étudiées, depuis longtemps. Toutefois, les plans pour le Japon d’après-guerre montrent qu’il n’y a pas de volonté punitive.
Le facteur soviétique a compté, pour plusieurs proches de Truman et pour Churchill. Toutefois, un certain consensus historiographique s’est créé pour considérer qu’il ne fut pas prioritaire. La bombe est devenue plus utile que l’URSS pour gagner la guerre, comme à partir de 1944 la perspective de l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon et la conquête d’îles permettant de bombarder le territoire japonais (Saipan) avaient marginalisé le rôle de la Chine dans la stratégie américaine. Il y avait des inquiétudes quant aux ambitions soviétiques, et un bras de fer eut lieu sur les Kouriles et sur Hokkaido. Mais Truman voulait cette entrée en guerre et n’a pas cherché à l’empêcher après le premier essai atomique.
Le Milepost projet continue d’approvisionner l’Extrême-Orient russe en matériel américain au printemps et à l’été 1945, facilitant l’attaque soviétique. En revanche, Staline est surpris par l’utilisation de la bombe à Hiroshima. Il fait encore avancer la date de l’offensive contre le Japon. Il sera intransigeant dans les négociations en Europe pour ne pas faire penser qu’il a été impressionné par la bombe et demande que désormais tous les efforts soient mis en œuvre pour que l’URSS en obtienne une.
Si l’on peut a posteriori réfléchir à des alternatives à l’utilisation de la bombe en testant leur crédibilité, il faut aussi évaluer leur coût en vies japonaises (blocus et bombardements classiques, invasion soviétique qui a provoqué sans doute la mort de 240 000 Japonais, civils et militaires), sans compter tous les autres Asiatiques victimes des opérations japonaises et soviétiques. Le mois de guerre soviétique a tué davantage que les bombardements atomiques. Président des États-Unis, Truman pouvait-il préférer des solutions qui tuent des enfants, frères ou parents d’Américains pour des solutions alternatives qui favoriseraient les Soviétiques ou les militaires japonais ? Alors qu’avec l’emploi de la bombe, il y a zéro mort américain, la guerre est finie, les troupes japonaises acceptent le désarmement partout dans l’Empire, il n’y a pas de résistance armée à l’occupation américaine, et le Japon finit par devenir un pacifique allié des États-Unis.
Le discours antinucléaire au Japon insiste sur le sacrifice des Japonais, grâce auquel s’est instauré une sorte de tabou nucléaire, les chefs d’État ne pouvant ignorer les conséquences d’un tel bombardement. Ce tabou s’est construit par l’Asie, et notamment parce que, au cours des conflits suivants sur le continent (en Corée ou en Indochine), les Occidentaux ont pensé que lancer une nouvelle fois une bombe atomique sur des Asiatiques apparaîtrait raciste et leur ferait perdre l’« opinion asiatique ».
Les bombes atomiques expliquent-elles la capitulation japonaise ?
Suite aux bombardements atomiques des 6 et 9 août, le Japon a annoncé sa capitulation le 14 août. La chronologie semble indiquer un lien de cause à effet ; en conséquence, sont légitimés le programme Manhattan, les bombardements atomiques, et le quasi-monopole américain dans l’occupation du Japon. Les autorités japonaises trouvent avantage à cette narration. En effet, elle préserve l’honneur de l’armée, qui n’est pas vaincue mais doit s’incliner face à une arme extraordinaire. Au Japon, la mémoire d’Hiroshima ne s’est d’ailleurs pas construite contre les Américains qui ont lancé les bombes atomiques.
Pourtant, pour ce sujet également, il n’est pas simple d’opérer une hiérarchisation des motivations afin d’expliquer pourquoi les dirigeants japonais ont finalement accepté la capitulation, d’autant qu’ils ont fait détruire les archives. Ils ne connaissent pas tout de suite l’ampleur des dégâts à Hiroshima, et ne s’affolent pas. Mais le nœud coulant du blocus et les bombardements classiques ne leur laissent guère d’espoir. La crainte d’une révolution à l’intérieur du pays a sans doute pesé.
Surtout, n’est-ce pas l’entrée en guerre de l’Union soviétique, mettant fin à tout espoir de jouer celle-ci contre les États-Unis, qui a pesé davantage que les bombardements atomiques ? L’URSS attaque à l’aube du 9 août avec un million et demi d’hommes, avant l’explosion atomique de Nagasaki. C’est une opération militaire brillante et rapide. Staline, plus que la bombe, aurait donc fait capituler le Japon.
Cette prééminence du facteur soviétique est fondamentale aux yeux de Hasegawa, comme elle l’est pour les historiens soviétiques depuis 1945. L’Armée rouge continue les combats après la capitulation japonaise pour s’emparer des Kouriles. Staline essaye même d’aller jusqu’à Hokkaido mais recule face à la détermination américaine. Parce qu’il n’est pas récompensé dans l’occupation du Japon et parce que le Japon est un ennemi historique dans la région, les relations sont très difficiles durant la guerre froide.
J’ai rappelé ailleurs pourquoi il n’y a toujours pas de traité de paix entre le Japon et la Russie. En août, l’Union soviétique a donc ouvert la trappe sous le gibet, violant le pacte de neutralité signé entre Moscou et Tokyo en avril 1941, alors que le Japon résistait désespérément au Sud et à l’Est. Staline fait déporter 600 000 prisonniers japonais en Sibérie, dont les derniers survivants ne rentrent qu’en 1955, et expulse à partir de 1946 les Japonais de Sakhaline et des Kouriles, évacués par les navires des États-Unis. Roosevelt avait promis ces « compensations » à Yalta. Le 24 avril 2020, Poutine a décidé de commémorer la victoire sur le Japon le 3 septembre, et non plus le 2 comme le font les États-Unis. Le 3 est la date choisie également par la Chine, qui commémore désormais sa victoire dans la « guerre de quatorze ans ».
On peut conclure que les bombes atomiques et l’intervention soviétique ont joué sans doute autant les unes que l’autre. Cela ne peut qu’inviter à cesser de parler de guerre du Pacifique, comme si la guerre en Asie n’avait été qu’un face à face entre États-Unis et Japon de décembre 1941 à septembre 1945. Cependant, les brouillons du rescrit impérial du 15 août acceptant la capitulation montrent que le problème essentiel pour l’Empereur et ses conseillers conservateurs était alors la préservation du kokutai (la « politique nationale » japonaise). Les États-Unis ont certes été ambigus, mais n’ont pas promis de préserver l’Empereur après la capitulation. C’est MacArthur qui en voit l’utilité pour faciliter l’occupation.
En définitive, les révisionnistes ont reproduit l’américanocentrisme des orthodoxes, en l’inversant. L’enjeu est bien sûr de fouiller toujours davantage les archives des États-Unis. Mais aussi de désaméricaniser l’histoire du Japon, qu’il s’agisse de son « ouverture » au XIXe siècle ou de ses priorités stratégiques (notamment l’obsession russe puis soviétique). Et enfin de penser le Japon comme un Empire qui tenait bon en 1945, mais qui a connu la décolonisation la plus rapide de l’histoire, bouleversant toute l’histoire de l’Asie.
Pierre Grosser, Professeur de relations internationales, Sciences Po
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